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Résume de la partie I de l’Ethique – extrait de Steven Nadler

« De Dieu » commence par quelques définitions faussement simples de termes qui étaient familiers à tout philosophe du XVIIe siècle. « J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi » ; « J’entends par attribut ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence » ; « J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. » Les définitions de la première partie sont techniquement les points de départ absolus de Spinoza, même si certains de ses critiques se sont plaints que ces points présupposaient déjà beaucoup trop. À une question de Simon De Vries, cependant, il répondit qu’une définition n’a nullement besoin d’être vraie ni démontrable, mais seulement « de faire connaître une chose telle qu’elle est conçue par nous ou peut l’être ». En fait, les définitions sont simplement des concepts clairs qui fondent le reste du système. Elles sont suivies d’axiomes que, Spinoza le suppose, le lecteur philosophiquement préparé considérera comme évidents et non problématiques (« Tout ce qui est, est ou bien en soi, ou bien en autre chose » ; « D’une cause déterminée que l’on suppose donnée, suit nécessairement un effet »). De cela découle nécessairement la première proposition et toutes les propositions qui suivent peuvent être démontrées en n’utilisant que ce qui les précède.

Dans les Propositions I à XV, Spinoza présente les éléments fondamentaux de sa représentation de Dieu. Dieu est la substance infinie, unique, qui existe nécessairement (c’est-à-dire, sans cause) de l’univers. Il n’y a qu’une substance dans l’univers, c’est Dieu, et tout le reste est en Dieu. (…)

Cette preuve que Dieu – substance indivisible, infinie, nécessaire et sans cause – est la seule substance de l’univers est éblouissante par son économie et son efficacité, et elle présente la beauté simple propre à une déduction logique bien construite. Tout d’abord, établir que deux substances ne peuvent partager le même attribut ou la même essence (Prop. V). Ensuite, prouver qu’il existe une substance aux attributs infinis (c’est-à-dire, Dieu ; Prop. XI). En conclusion, il découle de cela que l’existence de cette substance infinie exclut l’existence de toute autre substance. Car s’il devait y avoir une deuxième substance, elle aurait quelque attribut ou essence. Mais comme Dieu a tous les attributs possibles, l’attribut que posséderait cette deuxième substance serait l’un des attributs déjà possédés par Dieu. Mais il a déjà été établi que deux substances ne peuvent avoir le même attribut. Donc il ne peut y avoir, en plus de Dieu, d’autre substance.

Si Dieu est la seule substance, et (selon l’axiome 1) que tout ce qui est est soit une substance soit en une substance, alors tout le reste doit être en Dieu. « Tout ce qui est est en Dieu et rien ne peut sans Dieu être ni être conçu » (Prop. XIV).

Dès que cette conclusion préliminaire est établie. Spinoza révèle l’objet de son attaque. Sa définition de Dieu – condamnée depuis son excommunication de la communauté juive comme un « Dieu n’existant qu’au sens philosophique » – vise à interdire toute anthropomorphisation de l’être divin. Dans le scolie à la Proposition XV, il écrit contre ceux « qui forgent un Dieu composé comme un homme d’un corps et d’une âme et soumis aux passions ; combien ceux-là sont éloignés de la vraie connaissance de Dieu, les démonstrations précédentes suffisent à l’établir », Une telle conception anthropomorphique de Dieu n’est pas seulement fausse ; en fait elle ne peut avoir que des effets délétères sur l’activité et la liberté de l’homme.

Pour une large part le langage technique de la première partie sort tout droit, selon toutes apparences, de Descartes. Mais le cartésien le plus zélé lui-même aurait eu quelque mal à comprendre l’importance réelle des Propositions I à XV. Que signifie de dire que Dieu est une substance et que tout est « en » Dieu ? Spinoza affirme-t-il que les pierres, les tables, les oiseaux, les montagnes. les rivières et les êtres humains sont tous des propriétés de Dieu et que l’on peut donc les prédiquer à propos de Dieu (tout comme l’on dit que la table « est rouge » ? Il paraît très étrange de penser que des objets et des individus – ce que nous considérons généralement comme des « choses » indépendantes – sont, en fait, simplement les propriétés d’une chose. Spinoza était sensible au caractère surprenant de ce genre de propos, sans parler des problèmes philosophiques qui en découlent. Lorsqu’une personne ressent une douleur, s’ensuit-il que cette douleur n’est en fin de compte qu’une propriété de Dieu, et donc que Dieu ressent de la douleur? Des énigmes de ce type expliquent peut-être pourquoi, à partir de la Proposition XVI, la langue de Spinoza présente un changement subtil mais important. Dieu est dorénavant décrit non plus tant comme la substance sous-jacente de toute chose, mais comme la cause universelle, immanente et préservatrice de tout ce qui existe : « De la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. »

Selon la conception judéo-chrétienne traditionnelle de la divinité, Dieu est un créateur transcendant, un être qui donne l’existence à un monde distinct de lui en le créant à partir de rien. Dieu crée ce monde par un acte spontané de sa libre volonté et aurait tout aussi bien pu ne rien créer d’extérieur à lui. Le Dieu de Spinoza, lui, est la cause de toutes les choses parce que toutes les choses découlent causalement et nécessairement de la nature divine. Ou, ainsi qu’il le dit, de l’infinie nature ou puissance de Dieu « une infinité de choses [ … ] a nécessairement découlé ou en découle, toujours avec la même nécessité ; de même que de toute éternité et pour l’éternité il suit de la nature du triangle que ses trois angles égalent deux droits » (Eth I, 17, sc1). L’existence du monde est donc mathématiquement nécessaire. Il est impossible que Dieu existe et le monde non. Cela ne signifie pas que Dieu ne donne pas l’existence au monde librement car rien d’extérieur à Dieu ne l’oblige à faire cela. Mais Spinoza nie que Dieu ait créé le monde par quelque acte arbitraire et indéterminé de sa volonté. Il ne pouvait faire autrement. Il n’est pas d’autre option possible au monde réel et il n’existe absolument aucune contingence ou spontanéité dans le monde. Tout est absolument et nécessairement déterminé (Eth I, 29 et Eth I, 33).

Cependant il est des différences dans la manière dont les choses dépendent de Dieu. Certaines caractéristiques de l’univers découlent nécessairement de Dieu seul – ou, plus précisément, de la nature absolue de l’un de ses attributs. Il s’agit des aspects universels, infinis et éternels du monde et ces aspects ne viennent pas à l’existence pas plus qu’ils ne peuvent cesser d’exister. Ils comprennent les lois les plus générales de l’univers qui gouvernent ensemble toutes les choses de toutes les manières. De l’attribut de l’étendue découlent les lois qui gouvernent tous les corps étendus (vérités de la géométrie) et les lois gouvernant le mouvement et le repos des corps (lois de la physique) ; de l’attribut de la pensée découlent les lois de la pensée (la logique) et ce que Spinoza nomme « l’entendement de Dieu ». Les choses particulières et individuelles sont causalement plus éloignées de Dieu. Ce ne sont que « des affections des attributs de Dieu, autrement dit des modes, par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés d’une manière certaine et déterminée » (Eth I, 25, cor).

Il y a deux dimensions ou deux ordres causaux qui gouvernent la production et les actions des choses particulières. D’une part, elles sont déterminées par les lois générales de l’univers qui découlent immédiatement de la nature de Dieu. D’autre part, chaque chose particulière est déterminée à agir par d’autres choses particulières et à subir leur action. Ainsi, le comportement réel d’un corps en mouvement est fonction non seulement des lois universelles du mouvement mais aussi des autres corps en mouvement et au repos qui l’entourent et avec lesquels il entre en contact.

La conception spinozienne de Dieu est clairement résumée dans une expression qui figure dans l’édition latine (mais non néerlandaise) de l’Éthique: « Dieu, ou la Nature », Deus, sive Natura : « cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu, ou la Nature, agit avec la même nécessité qu’il existe » (Eth IV, Préface). Cette expression est ambiguë, car l’on pourrait croire que Spinoza cherche soit à diviniser la nature soit à naturaliser Dieu. Mais pour le lecteur attentif, il est impossible de se tromper sur les intentions de Spinoza. Ses amis qui, après sa mort, publièrent ses écrits ont dû omettre l’expression « ou la Nature» de la version en néerlandais bien plus accessible de crainte de la réaction que cette identification provoquerait sans aucun doute dans le grand public.

La Nature, rappelle Spinoza, a deux aspects. Premièrement, il y a l’aspect actif, productif de l’univers – Dieu et ses attributs d’où tout le reste découle. C’est ce que Spinoza, reprenant les mêmes termes qu’il a employés dans le Court traité, nomme Natura naturans, « la Nature naturante », À strictement parler, elle est identique à Dieu. L’autre aspect de l’univers est celui qui est produit et préservé par l’aspect actif, Natura naturata, « la Nature naturée » (Eth I, 29, sc).

L’intuition fondamentale de Spinoza dans la première partie est que la Nature est un tout indivisible, substantiel et sans cause externe – en fait, c’est le seul tout substantiel. En dehors de la Nature, il n’y a rien, et tout ce qui existe est une partie de la Nature et est amené à l’existence par la Nature selon une nécessité déterministe. Cet être unifié, unique, productif et nécessaire est tout simplement ce que l’on entend par « Dieu ». À cause de la nécessité inhérente à la Nature, il n’y a pas de téléologie dans l’univers. La nature n’agit pas pour une quelconque fin et les choses n’existent pas en vue de quelque raison donnée. Il n’y a pas de « causes finales» (pour reprendre l’expression aristotélicienne classique). Dieu ne « fait » pas les choses dans quelque autre but. L’ordre des choses découle simplement de l’essence de Dieu par un déterminisme implacable. Tous les discours sur les objectifs, les intentions, les buts, les préférences ou les visées de Dieu ne sont qu’une fiction anthropomorphisante.

« [Tous les préjugés] que j’entreprends de signaler ici dépendent d’ailleurs d’un seul, consistant en ce que les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin, et vont jusqu’ à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout vers une certaine fm ; ils disent, en effet, que Dieu a tout fait en vue de l’homme et qu’il a fait l’homme pour que l’homme lui rendît un culte » (Eth I, Appendice).

Dieu n’est pas quelque planificateur qui se serait fixé un but et qui jugerait des choses selon la manière dont elles se conforment à ses intentions. Les choses ne sont qu’à cause de la Nature et de ses lois. « La Nature n’a aucune fin prescrite … Tout dans la nature se produit avec une nécessité éternelle..» Croire en autre chose est succomber aux mêmes superstitions qui résident au cœur des religions organisées. (…)

Un Dieu juge qui a des plans et agit selon des fins est un Dieu à qui il faut obéir et plaire. Les prédicateurs opportunistes peuvent alors jouer de nos espérances et de nos craintes face à un tel Dieu. Ils prescrivent des modes de comportement qui sont calculés pour éviter ses châtiments et obtenir ses récompenses. Mais, répète Spinoza, voir Dieu ou la Nature comme quelque chose qui agit pour une fin – trouver un but dans la Nature – c’est trahir la Nature et la « renverser totalement » en mettant l’effet (le résultat de la fin) avant la cause réelle.

Dieu ne fait pas davantage de miracles car rien n’échappe au cours nécessaire de la nature. La croyance aux miracles est due à l’ignorance des causes véritables des phénomènes. (…)

Steven Nadler, Spinoza, Bayard, 2003, p. 270-276.

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