Les prop. 31 à 34 vont développer ce que Macherey propose d’appeler les effets « rétroactifs » du mimétisme affectif et leur ambivalence.
Ces propositions déduisent les effets en retour du mimétisme affectif, tel qu’il s’exerce plus particulièrement entre « semblables » : la manière dont la prise en considération des affects d’autrui « alimente » ou perturbe en retour nos propres affects. Après avoir considéré le mécanisme d’imitation affective dans sa dimension d’abord projective, les prop. 31 à 34 – et en particulier 33 et 34 – en explorent la dimension rétroactive.
Or ces effets sont très ambivalents, dans la mesure où l’imitation affective, qui pousse les hommes à rechercher une certaine communauté de goûts et à en jouir, les pousse aussi à vouloir qu’autrui vive selon le même tempérament, ce qui génère nécessairement entre eux tensions et conflits, qui feront l’objet plus particulièrement des prop. 35 à 47.
Ainsi, comme l’établira le scolie de la prop. 31, la pitié et l’envie sont tous deux les effets de l’imitation affective, qui constitue en quelque sorte pour Spinoza le fondement affectif de ce que Kant appellera plus tard l’ « insociable sociabilité » humaine, condition fondamentale de la politique spinoziste.
Les prop. 35 à 47 développeront les conflits affectifs issus du mimétisme affectif, les « jeux contrastés de l’amour et de la haine » (Macherey, 259).
Instabilité et conflictualité affectives, sur deux plans : conflits entre semblables (et à propos de choses et de semblables) et conflits à l’intérieur des individus eux-mêmes, sans cesse balancés entre joie et tristesse, amour et haine, sous le régime de la fluctuatio animi.
Prépare le De Servitute, consacré à la condition humaine naturellement exposée à l’asservissement, en raison précisément de ce mécanisme spontané des affects voué d’abord à la conflictualité.
Les prop. 35 à 38 montrent plus particulièrement d’abord « comment l’amour se transforme en haine » (Macherey, 264).
***
Prop. 31 : Si nous imaginons que quelqu’un aime, ou désire, ou a en haine, quelque chose que nous-même aimons, désirons, ou avons en haine, par là même nous aimerons, etc., la chose avec plus de constance. Et, si nous imaginons qu’il a en aversion ce que nous aimons, ou inversement, alors nous pâtirons d’un flottement de l’âme.
demonstratio par 3, prop 27 | 3, prop 17, sc
Montre comment les affects dérivés par imitation s’ajoutent ou au contraire contrecarrent les affects premiers que nous pouvons avoir à l’égard des choses.
1e cas : renforcement de l’affect par l’imitation des affects.
Double amour.
S’ils convergent, les causes s’additionnent et renforcent, consolident l’affect : « plus de constance ».
2e cas : nouveau type de fluctuatio animi
S’ils divergent, les causes se gênent et perturbent, rendent l’affect inconstant et instable : flottement de l’âme.
Proposition en quelque sorte symétrique à la prop. 22, qui prolonge l’analyse des situations triangulaires : celle-ci expliquait que nous étions portés à aimer, par transfert, ce qu’une chose aimée de nous aime elle-même. La prop. 31 déduit les effets en retour de cet amour en commun : l’amour porté par autrui à une chose que nous aimons aussi renforce l’amour que nous portons nous-même à cette chose.
La circulation affective fait retour sur nos propres affects.
Démonstration
La leçon de la prop. 27 produit une deuxième cause – dérivée – d’amour, qui vient s’ajouter à la première cause – amour direct : renforce la « constance » de l’amour à l’égard de cet objet.
Au contraire, si nos affects sont contraires, la seconde cause (haine indirecte) vient contrecarrer, sans annuler, les effets de la première cause (amour direct), générant une situation de fluctuatio animi.
Corollaire
Traduit la prop. en termes d’effort, selon le principe du dynamisme des affects.
L’imitation affective – qui nous pousse à prendre part aux affects d’autrui – se transforme en son symétrique : en volonté que les autres imitent nos affects. Tendance à vouloir qu’autrui ait les mêmes goûts (amour/haine) que soi-même.
La prop. 27 établissait les bases de l’imitation affective automatique, dans le cas général d’une indifférence affective à l’égard d’autrui : la prop. 31 prolonge celle-ci par une tendance à la recherche de la communauté des goûts.
Nous sommes portés à chercher le renforcement de notre propre joie : or, comme celle-ci se trouve renforcée par la représentation d’un goût commun avec autrui, nous aspirons à ce qu’autrui partage nos propres goûts. L’imitation affective pousse par là à sa propre alimentation.
Macherey : « De toutes nos forces, nous sommes ainsi poussés à imaginer les affects d’autrui sur le modèle de ceux que nous ressentons pour notre propre compte, en projetant nos sentiments à l’extérieur de nous-mêmes de manière à en faire tendanciellement des normes universelles, auxquelles, à notre idée, tous devraient se conformer. » (249).
Ceci constitue en quelque sorte l’envers des premiers effets de l’imitation affective. Celle-ci, telle que présentée dans la prop. 27, nous pousse en premier lieu à adopter les affects d’autrui. Mais, réciproquement, rétro-activement, elle nous pousse également à imaginer qu’autrui éprouve des affects similaires et même à désirer qu’autrui adopte nos affects.
Macherey : « Ainsi le cycle de l’imitation paraît se refermer en revenant à son point de départ : naturellement portés à imiter les affects d’autrui, nous nous comportons mentalement comme si autrui devait réciproquement imiter les nôtres, de manière à ce que, tous en même temps, nous éprouvions des sentiments identiques ; faute de quoi, l’interférence des sentiments éprouvés par les uns et les autres, qui de toute façon doit s’opérer, produirait des effets perturbants, générateurs de fluctuatio animi. » (250).
Le poète cité est Ovide (référence récurrente et dominante chez Spinoza) : Amores, II, 19, v. 4 et 5
Ferreus est si quis quod sinit alter amat
Speremus pariter, partier metuamus amantes
Scolie
Associe cette tendance à l’Ambition (ambitio) déjà définie par le scolie de la prop. 29.
« En réalité de l’ambition » : cf. scolie de la prop. 29
1e version : imitation des affects d’autrui + effort pour faire ce qui plaît à autrui et être loué de lui
2e version : effort symétrique inverse pour qu’autrui fasse ce qui nous plaît à nous (rendant plus facile pour nous l’imitation d’autrui).
Cette unité de nom se justifie parce que ces 2 affects se trouvent sur la même ligne de production affective (celle de l’imitation des affects).
La communauté d’affects marchent dans les deux sens : le partage d’affects facilite l’imitation en retour.
Formule essentielle et revenant fréquemment sous la plume de Spinoza : ex suo ingenio ou ex ipsius ingenio, selon son propre tempérament ou sa propre complexion.
Le scolie souligne surtout les effets conflictuels de cette tendance à vouloir qu’autrui vive selon notre propre « tempérament » ou « complexion » (ingenium) : « tous y aspirant de pair, ils se font obstacle de pair ». Ainsi, la tendance à chercher une communauté de goûts, dans la mesure où elle consiste au fond à vouloir imposer les siens propres, favorise paradoxalement une inimitié entre les hommes, une forme de « guerre de chacun contre chacun », qui peut faire penser à Hobbes (Macherey souligne la « dimension tyrannique » de ce « conformisme viscéral »). C’est cette logique de discorde qui est prolongée par la prop. suivante.
Macherey : « L’ambivalence des phénomènes imitatifs, qui accompagnent le développement de toute la vie affective, fait que ceux-ci lient étroitement les hommes entre eux en même temps qu’ils créent tendanciellement les conditions de leur opposition. » (251). Et en note : « Dans l’affectivité sont données à la fois, et indistinctement, les conditions d’un accord et d’un désaccord entre les hommes, l’un n’allant jamais tout à fait sans l’autre. » (251, n. 1).
Moreau :
Source majeure des conflits de religion : vouloir imposer son dogme et son culte aux autres (qui font de même).
Mais le philosophe aura aussi besoin et souhaitera que le maximum d’homme vivent sous la conduite de la raison, comme lui.
La partie IV de l’Ethique – et plus tard le Traité politique – s’appuieront sur ces effets (ambivalents) de l’imitation affective pour en tirer des conséquences proprement politiques : notamment, la prop. 37 du De Servitute, et ses deux scolies portant sur le droit civil, fera référence à la prop. actuelle pour fonder l’aspiration au bien commun. La paix civile, la concorde, l’entente politique ne pourra provenir que de la rationalisation de cette imitation affective spontanée, qui, cependant, telle qu’elle est ici envisagée, sous la conduite dominante de l’imagination, tend plutôt à générer discordes et conflits, comme va le souligner dès à présent la proposition 32.
Dans le Traité politique, cf. notamment le §5 du chapitre I, reproduit ici.
Moreau :
On a là les fondements affectif et anthropologique de la vie politique et religieuse.
Même appétit pour la similitude / Complexions différentes
La psychologie de la similitude débouche à la fois sur la sociabilité naturelle (appétit du semblable) et sur la guerre de tous (diff. de complexions).
Prise de distance à l’égard des fondements anthropologiques des grandes théories de son temps :
– aristote / thomas / utopies : sociabilité naturelle.
– hobbes et théories du contrat : sociabilité construite (pacte)
Chez Spinoza, ce qui est donné c’est le jeu des passions et le principe de similitude, dont les effets sont ambivalents : « insociable sociabilité » (Kant).
Ainsi, chez Spinoza, le pacte ne suffira pas : il faudra d’autres institutions.
Prop. 32 : Si nous imaginons que quelqu’un jouit d’une chose qu’un seul peut posséder, nous nous efforcerons de faire qu’il ne la possède plus.
demonstratio par 3, prop 27 | 3, prop 27, cor 1 | 3, prop 28
Une « chose » : et non seulement une choses semblable à nous.
Prolonge la prop. précédente, dans le sens indiqué déjà par son scolie, et prolongé par le scolie de la prop. 32 elle-même : la tendance à vouloir partager des affects avec autrui nous amène paradoxalement mais nécessairement au conflit, en particulier dans le cas, ici visé, où l’objet de notre amour commun n’est de fait pas partageable ; s’ensuit alors le développement de l’envie, dont la jalousie ou la convoitise sont des figures, et dont la mise en pratique consistera à séparer autrui de la chose que nous aimons nous-mêmes, à l’en priver, à l’en déposséder d’une manière ou d’une autre, éventuellement de manière violente.
Le mimétisme, dans sa version imaginaire, amène donc à la guerre, du moins pour ce qui concerne les biens conçus comme non ou peu partageables : terre, argent, biens matériels, pouvoir, amour imaginaire de Dieu anthropomorphe (guerre de religions).
Cf. sur ce point l’article d’Alexandre Matheron sur le problème de la propriété.
Il en ira autrement des biens qui sont partageables (connaissance, béatitude, véritable amour de Dieu).
Démonstration
Combine la prop. 27 – qui nous fait aimer ce qu’aime autrui – avec la prop. 28 qui nous fait nous efforcer à combattre les causes de tristesse.
Dans ce cas, « notre générosité spontanée se retourne en volonté d’appropriation exclusive (…) Et ainsi c’est précisément parce que nous imaginons que les autres devraient désirer les mêmes choses que nous que nous sommes subjectivement poussés à leur refuser la possession effective de ces choses : du fait même que nous voulons leur faire partager nos joies, et prendre notre part des leurs, nous sommes conduits à préférer les voir plongés dans la tristesse. » (Macherey, 255).
La référence à la prop. 28 signifie que ce souhait est inséparable d’un passage à l’acte, souligner aussi par la prop. 32 elle-même, par lequel nous allons tendre à nous accaparer l’objet aimé et à en déposséder autrui.
Scolie
Revient sur « l’envie » (invidia), déjà évoquée dans le scolie de la prop. 23 et la définition 23 des affects.
L’imitation affective explique tout à la fois la tendance à la compassion (misericordia, Déf. 24), voisine elle-même de la pitié (commiseratio, Déf. 18), que la tendance à l’envie (invidia, Déf. 23) et à l’ambition (ambitio, Déf. 44), auxquelles on pourrait associer la rivalité (aemulatio, Déf. 33).
Le 1er scolie de la prop. 55 montrera que « cette disposition à envier autrui, qui est encore renforcée par l’éducation, a pour conséquence que “les hommes pour cette cause se nuisent les uns aux autres“ : à l’horizon de l’envie, alors même qu’elle est inspirée au départ par l’amour, il y a la haine. » (Macherey, 257).
Moreau : Le bien – le souverain bien – qu’aime le philosophe étant par nature partageable/commun, il n’entraînera pas de tels conflits.
Ces effets contraires de la même propriété de la nature des hommes se montrent particulièrement bien, empiriquement, dans le comportement des enfants (et plus précisément du fait de l’état d’équilibre instable de leur corps, extrêmement sensible aux influences extérieures et facilement impressionnable).
Le corps “en équilibre” de l’enfant, tient au fait que celui-ci n’a pas encore une forme de conatus ni d’ingenium bien définie, dictée par sa biographie, par son expérience, son acquis. Les rencontres avec d’autres coprs/individus sont comme filtrées peu à peu par le temps et le vécu. L’enfant est vierge de traces : de ce fait il est beaucoup plus disponible pour imiter autrui; chez lui, l’imitation affective n’est encore contrariée par rien.
Macherey (219, n. 2) : de manière générale, « l’enfant, tel que Spinoza le conçoit, joue à l’égard de l’homme adulte le rôle d’un révélateur ; il expose à nu le mécanisme secret de ses comportements spontanés », ici les conséquences ambivalentes de l’imitation affective.
Prop. 33 : Quand nous aimons une chose semblable à nous, nous nous efforçons, autant que nous pouvons, de faire qu’elle nous aime en retour.
demonstratio par 3, prop 12 | 3, prop 29 | 3, prop 13, sc
Les prop. 33 et 34 doivent être lues ensemble : elles mettent en place les mécanismes élémentaires de l’amour inter-personnel, sous une forme apparemment duelle.
Aimer un semblable, c’est immédiatement et nécessairement attendre de celui-ci qu’il nous aime en retour, et faire effort pour qu’il le fasse, pour qu’il nous « rende » en quelque sorte son amour, à proportion du nôtre comme le précisera la prop. suivante.
Ainsi parmi les « choses » avec lesquelles nous entrons en rapport, il faut distinguer :
– les choses que nous aimons sans les imaginer semblables à nous : nourriture, paysage, vêtement, etc. Nous sommes intéressés par ce qui leur arrive, mais nous n’attendons pas d’elles qu’elles nous aiment en retour : le rapport normal avec ces choses est la consommation ou l’usage.
– les choses que nous aimons et que nous imaginons semblables à nous : amitié et amour (au sens étroit). Dans ce cas, le rapport attendu est celui de la réciprocité ou reconnaissance.
Démonstration
La logique qui nous pousse à renforcer la présence (imaginative) de la chose aimée, nous pousse à l’affecter nous-mêmes de joie, c’est-à-dire à être aimé d’elle, à être ou du moins à passer, à nos propres yeux, pour la cause extérieure de sa joie.
Or, la joie associée à l’idée d’une cause extérieure, c’est l’amour.
Donc, nous désirons être aimé en retour.
Macherey : « au désir que nous avons d’être bien vus de tous vient s’ajouter celui d’être distingué ou glorifiés par certaines personnes, que nous aimons et dont nous attendons qu’elles nous aiment en retour ; » (260).
Prop. 34 : Plus nous imaginons qu’est grand l’affect dont la chose aimée est affectée à notre égard, plus nous nous glorifierons.
demonstratio par 3, prop 33 | 3, prop 13, sc | 3, prop 11 | 3, prop 11, sc | 3, prop 30 | 3, prop 30, sc
2 intérêts :
– réintroduit la notion de « gloire », déjà développée dans la prop. 30
– idée de proportion
Introduit la considération du degré d’affect dans la logique de la prop. 33.
Les affects sont intéressants surtout en tant que degrés ou proportion : le langage de la fin d’Ethique V sera un langage de proportionnalité.
Les lois des affects permettent de « calculer » ces degrés : l’important sera de savoir si tel ou tel affect est important ou non en nous, par rapport à d’autres.
Démonstration
En 2 temps :
Notre effort pour être aimé en retour comporte des degrés, et est d’autant plus facilité, et la joie qui l’accompagne accrue, que nous imaginons grand l’amour qu’autrui nous porte en retour.
Or cette joie – la joie issue du sentiment d’être la cause de la joie d’autrui – cause à son tour que nous nous contemplons nous-mêmes avec joie, c’est-à-dire nous nous « glorifions » ou sommes « fiers » (gloria, déf. 30 et scolie de la prop. 30 : « nous appellerons Gloire une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure »).
Prop. 35 : Si quelqu’un imagine que la chose aimée joint à elle-même un autre, du même lien d’Amitié ou bien d’un plus étroit que celui qui faisait qu’il était seul à la posséder, il sera affecté de Haine à l’égard de la chose aimée, et il enviera cet autre.
demonstratio par 3, prop 34 | 3, prop 30, sc | 3, prop 28 | 3, prop 31 | 3, prop 11, sc | 3, prop 13, sc | 3, prop 15, cor | 3, prop 23
Déduction de ce qu’il est convenu d’appeler « jalousie » (Zelotypia), comme haine envers la chose aimée jointe à l’envie à l’égard de l’autre (cf. scolie).
Il s’agit bien d’imagination, donc d’abord de représentation inadéquate et fantasmatique.
Cela concerne toute « chose » aimée (et non seulement une chose aimée semblable) et seulement les choses aimées dont la possession exclusive importe (on ne jalousera pas l’amour véritable de Dieu).
C’est une question de proportion : il faut que le degré du lien d’amitié avec l’autre soit égal ou supérieur à celui du lien initial (de l’amour que nous porte la chose aimée).
L’affect résultant – la jalousie – est une combinaison de deux affects de haine : haine envers la chose aimée + envie à l’égard de l’autre.
Cette situation ne peut qu’arriver souvent : elle est une conséquence inévitable de l’imitation affective qui me pousse à désirer qu’autrui partage mes goûts.
Cette menace de la discorde atteint un degré supplémentaire si l’objet aimé est imaginé comme semblable : si j’ai l’impression que le sentiment en retour que le rival obtient est plus fort que le sentiment en retour que j’obtiens, j’en suis triste et devient jaloux (haine + envie).
La jalousie est donc une complication de l’envie, qui est elle-même une conséquence simple de l’imitation affective.
Démonstration
Commence par montrer que le désir de gloire/fierté – et la joie qui l’accompagne – pousse à chercher le renforcement de l’étroitesse du lien qui nous unit à la chose aimée : tendance à l’exclusivité, elle-même renforcée si l’on imagine que des semblables apprécient cette chose que l’on aime soi-même.
Paradoxe de la jalousie : nous jouissons qu’un semblable aime la même chose que nous, mais nous souffrons que la chose aimée l’aime comme nous l’aimons ou davantage.
La jalousie est ainsi inscrite dans la logique de l’imitation affective : désirant que les autres hommes aiment les mêmes choses que nous, nous nous exposons nécessairement aux risques de la concurrence avec autrui à l’égard de ces choses ; nous voulons un lien exclusif avec la chose aimée et en même temps notre amour pour elle se trouve renforcé par l’amour que lui portent nos semblables.
Or, par hypothèse, ce désir d’exclusivité est ici contrarié par la représentation de la chose aimée accompagnée de celle de l’autre aimé (représentation d’un tiers, aimé par notre aimé).
De cette contrariété, de cet empêchement opposé au conatus, ne peut naître que de la tristesse, associée à la représentation de la chose aimée et de l’autre aimé comme causes de cette diminution de la puissance d’agir, donc la haine envers les deux, qui se mêle alors à l’amour premier pour la chose aimée, et à l’amour pour le semblable.
La représentation de la joie du rival, par imitation, précisera cette haine en envie : tristesse à l’égard du bonheur d’un homme qu’on hait.
Scolie
Le scolie commence par nommer la « jalousie » et par préciser qu’elle est nécessairement de l’ordre de la fluctuatio animi, dans la mesure où elle mêle amour et haine.
Fluctuation/conflit de l’âme : car la haine nouvelle à l’égard de l’objet aimé ne supprime pas l’amour initial qui lui était porté; si cet amour initial était supprimé – ou lorsqu’il le sera -, pas de jalousie.
Montre ensuite la complexité des facteurs et des modalités de la jalousie. Développe différentes complications de la jalousie : « économie » de la jalousie.
Effet de proportion, qui découle de la prop. 34
Dans mon imagination, association de l’objet aimé et du rival.
« L’amour pour la femme » : lié à la question des « parties honteuses » et des « excrétions ».
Moreau souligne la crudité du propos, et rapporte l’évocation de l’acte sexuel dans sa dimension physique au fait qu’en dernière instance toute rencontre, tout amour est rencontre de corps.
Macherey fait l’hypothèse qu’il y a là quelque chose qui travaille particulièrement l’imagination de Spinoza lui-même.
Pas « le même visage » :
– parce que la chose aimée l’aime moins
– parce que la chose aimée est imaginée comme l’aimant moins
– parce que le jaloux cocagne lui-même de conduite, il se rend odieux à la chose aimée, ce qui modifie aussi la conduite de l’aimé.
Prop. 36 : Qui se rappelle une chose où il a pris plaisir une fois désire la posséder dans les mêmes circonstances que la première fois où il y pris plaisir.
demonstratio par 3, prop 15 | 3, prop 28
Introduction du souvenir et de la temporalité : prop. 36 et prop. 38.
Tendance à vouloir revivre le plaisir (delectatus) associé à une chose, non seulement à travers la répétition de la chose elle-même, mais aussi du cadre général dans lequel la chose a été rencontrée pour la première fois.
« les mêmes circonstances » = le contexte de tout vécu, le conglomérat de choses rencontrées ensemble.
Le souvenir de ces circonstances me fait désirer ces circonstances, et leur répétition.
Macherey : « compulsion obsessionnelle à la répétition » (269).
Importance de la mémoire affective, telle que définie par les prop. 14 et 15.
Importance aussi de la « première fois » : association originaire, qui vient surdéterminer les associations ultérieures.
Démonstration
S’appuie essentiellement sur la prop. 15 du De Affectibus qui établit les effets affectifs de la mémoire associative : « en même temps ».
Une chose n’est jamais rencontrée seule, mais toujours dans un agencement, et les éléments accidentels de cet agencement sont vécus ensemble, donc comme agglomérés par la mémoire. Un événement n’arrive jamais seul, les rencontres empiriques sont toujours des complexes d’affections du corps (plusieurs corps à la fois); les traces des choses rencontrées ensemble se conservent ensemble (côté corps) et la mémoire les associe (côté âme) : De Mente, prop. 18.
La prop. 15 du De Affectibus en aura déduit que certaines choses sont causes de joie/tristesse par accident.
La prop. 28 permet de montrer que ces choses qui sont causes accidentelles de joie, nous chercherons à les posséder à nouveau. Traduction ici de cette complexité associative en termes d’effort (désir).
Corollaire et scolie
Déduit le mécanisme de la « frustration » (Macherey) ou « regret » (desiderium), qui sera repris dans la Définition 32 des affects : « Le Souhait frustré est un Désir ou un Appétit de posséder une chose, qui est alimenté par le souvenir de cette chose et en même temps réduit par le souvenir d’autres choses qui excluent l’existence de celle où se porterait l’appétit ».
S’il manque un élément de ce complexe – les « circonstances » -, il y aura tristesse.
Ainsi, l’amour et l’expérience du plaisir tendent à la fixation et à la répétition du même : pas de changement.
Or, il est inévitable que toutes les « circonstances » initiales de l’amour (du plaisir) ne se reproduisent pas à l’identique, et qu’il y manque des éléments : en ce sens, les plaisirs ultérieurs ne sont jamais à la hauteur du plaisir initial, et se teintent nécessairement d’une pointe de regret.
Macherey : « effets dévastateurs de cette disposition affective qui, partant de la considération d’une joie initiale, ressentie une première fois, et dont la réitération à l’identique se révèle impossible, évolue inéluctablement vers la tristesse. » (270).
Prop. 37 : Le Désir qui naît par Tristesse ou bien Joie, et par Haine ou bien Amour, est d’autant plus grand que l’affect est plus grand.
demonstratio par 3, prop 11, sc | 3, prop 7 | 3, prop 5 | 3, prop 9, sc
Les prop. 37 et 38 peuvent être lues ensemble : elles « considèrent à nouveau le cycle qui transforme l’amour en haine d’un point de vue économique et énergétique » (Macherey, 271), du point de vue de l’intensité des affects.
Proposition « outil », qui aurait pu se placer directement après la prop. 11.
Pourquoi ici ? parce qu’on n’en avait pas besoin avant la prop. 38, qu’elle permet de démontrer.
Elle énonce une règle très générale de proportionnalité affective, qui concerne tout désir de second rang : l’intensité de ce désir se mesure à l’intensité du désir de premier rang dont il est né.
Macherey : « Quand on est joyeux, et plus on l’est, on tient d’autant plus à demeurer dans cet état ; et quand on est triste, et plus on l’est, on aspire d’autant plus à en sortir. » (272).
Démonstration
Plus la tristesse est grande, plus l’effort – ou le contre-effort – pour la contrecarrer sera grand.
Plus la joie est grande, plus l’effort pour la conserver sera grand.
Cette proportionnalité est élargie aux affects d’Amour et de Haine, en tant qu’ils sont des dérivés de la joie et de l’amour.
Par là, la leçon de cette proposition s’étend à l’ensemble des propositions qui l’entourent.
Prop. 38 : Si quelqu’un a commencé à avoir en haine une chose aimée, en sorte que l’Amour soit tout à fait aboli, il la poursuivra d’une haine plus grande, à cause égale, que s’il ne l’avait jamais aimée, et d’autant plus grande que l’Amour avait d’abord été plus grand.
demonstratio par 3, prop 13, sc | 3, prop 28 | 3, prop 21 | 3, prop 37 | 3, prop 33 | 3, prop 13, cor | 3, prop 23 | 3, prop 11, sc
Amour initial « aboli » : il n’y a plus de jalousie au sens strict, mais il va rester quelque chose, la haine pure.
Applique la leçon de la prop. 37 au cas de figure de la prop. 35, celui de la jalousie, dans la perspective temporelle ouverte par la prop. 36 : la haine à l’égard d’une chose que l’on a aimée est plus grande que la haine à l’égard d’une chose qui nous était auparavant indifférente, et proportionnellement à l’intensité de l’amour qu’on lui portait.
La biographie d’un homme sera constituée de cette histoire complexe, dynamique et cumulative, des attachements/détachements affectifs successifs et de leurs renversements : les choses que nous avons aimées en premier, en second, puis plus aimées voire haïes, etc.
Cristallisation affective de l’individu dans le temps : l’ingenium d’un individu relève de sa « nature » mais aussi d’une construction dans le temps.
Démonstration
Ceci s’explique par le fait que dans ce cas deux haines se superposent et s’additionnent : la haine de la chose en question + la haine issue de la contrariété de l’amour porté initialement à cette chose.
Publier un commentaire