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Lecture des propositions XXI à XXIII du De Deo

Dans le cadre de l’examen de la puissance ou de l’agir divin, après les propositions 16 à 20 qui ont été d’abord consacrées aux caractères généraux de la causalité divine, les propositions 21 à 29 traitent de la production des modes par Dieu, ce que la tradition considère comme le monde des « créatures », le monde créé.

Après Dieu comme « nature naturante », Dieu comme « nature naturée »  (selon la distinction scolastique citée par Spinoza dans le scolie de la prop. 29) : sur les notions de « nature naturante » et « nature naturée », voir notamment les extraits du Court Traité ici.

Le point commun de tous les modes – cf. I, déf. 5 – est d’être « en autre chose » et de se concevoir « par autre chose » : autrement dit, leur essence n’enveloppe pas l’existence, leur existence est dépendante d’autre chose qu’eux-mêmes, à savoir les attributs de la substance dont ils relèvent.

Mais les propositions 21 à 23 nous font comprendre qu’il existe non seulement des modes finis mais aussi des modes infinis, et commencent par déduire les seconds.

Tous les modes (infinis et finis), cette « nature naturée », constituent pour ainsi dire les conséquences nécessaires (ou aussi bien les effets, les suites) de l’agir divin : d’abord envisagées d’un point de vue global ou « universel », celui des modes infinis (immédiats/médiats : prop. 21 à 23), puis du point de vue détaillé ou « particulier » des modes finis (prop. 24 à 28) ou « choses particulières » (res particulares, 1, 25, corol).

Pourquoi cette théorie des modes infinis ? Pourquoi ne passe-t-on pas directement des attributs aux choses finies ?

Les modes infinis sont là non pas pour expliquer comment a été « créé » le fini (il n’y a pas à proprement parler de création, il y a toujours déjà du fini), mais pour expliquer comment il se fait que les modes finis existent non pas par hasard mais suivant des lois et un ordre rigoureux : le fini n’étant qu’une sorte de « découpage » dans l’infini, de détermination et de particularisation de l’infini. Les modes infinis sont ainsi comme les structures – elles-mêmes nécessaires, éternelles et infinies – par/suivant lesquelles la substance s’affecte elle-même selon une infinité de modes finis mais de manière nécessaire et réglée. Par ex., selon le mouvement et le repos, pour l’étendue et le monde des corps.

Ainsi, les modes finis ne seront pas déduits, comme des effets séparés, des modes infinis : « c’est la même nature naturée, d’abord considérée globalement, et en quelque sorte d’un seul regard, qui va être [ensuite] envisagée à une autre échelle, au point de vue de ses éléments constitutifs, de ses « parties », donc en détail et non plus en bloc » (Macherey, 172). C’est à cette échelle seulement, que des choses finies peuvent apparaître, en tant qu’on les conçoit comme limitées par d’autres choses finies (cf. prop. 28), comme se limitant les unes les autres (comme des « négations partielles », des déterminations de l’infini). Le mode infini est « la forme sous laquelle les choses finies se déterminent les unes les autres » (Macherey ?).

Sur cette doctrine des modes infinis (et la distinction modes infinis / modes finis), voir aussi ces notes complémentaires.

Prop. XXI : Tout ce qui suit de la nature absolue d’un attribut de Dieu a dû exister toujours et être infini, autrement dit est, par cet attribut, éternel et infini.

demonstratio par 1, prop 11 | 1, def 2 | 1, prop 20, cor 2

Qu’est-ce qui suit en premier lieu, directement ou immédiatement, d’un attribut de Dieu ? D’abord et encore, de l’infini.

Comment la substance divine s’affecte-t-elle elle-même d’emblée ?

En produisant immédiatement (sans intermédiaire), pour chaque attribut, un mode éternel et infini : donc, une infinité de « modes infinis immédiats » (correspondant à l’infinité d’attributs).

Dans la Lettre LXIV à Schuller (1675), Spinoza présentera le mouvement et le repos (pour l’étendue) et l’entendement infini (pour la pensée) comme des exemples de modes infinis immédiats.

« suivre de la nature absolue d’un attribut » = « en tant que cet attribut exprime l’infinité et la nécessité de l’existence, ou (ce qui revient au même d’après la Défin. 8) l’éternité » (cf. I, 23, démo).

Considérer un attribut absolument, c’est le considérer en tant qu’il exprime nécessité/éternité et infinité de l’existence, donc indépendamment de ses modes.

omnia = toutes les choses qui suivent de l’attribut non pas en tant qu’il est déjà affecté par un mode (prop. 22) mais en tant qu’il exprime directement infinité et nécessité de l’existence.

L’infini se « transmet » aux modes : il y a des modes infinis, ici immédiats, c’est-à-dire qui suivent nécessairement de la nature d’un attribut pris absolument, et non relativement (comme dans prop. 22) : le mode infini immédiat est la première détermination de l’attribut, celle par laquelle l’attribut s’affecte lui-même et produit quelque chose qui n’est plus l’attribut, mais son « effet » (Fraisse, 97) global et nécessaire ; ainsi le mouvement/repos n’est pas l’étendue (= attribut), mais un mode ou une manière d’être nécessaire (et infinie, et éternelle) de l’étendue : la mobilité est la modalité générale par laquelle l’étendue s’affecte, se modalise, se différencie, se particularise (tout corps fini est défini par un certain rapport de mouvement/repos entre ses parties constitutives ; tous les corps sont en relation de mouvement/repos les uns par rapport aux autres : cf. partie II).

Ainsi, les modes infinis immédiats peuvent être assimilés aux systèmes de lois propres aux différents attributs (les lois de l’étendue, les lois de la pensée, les lois de l’attribut X, etc.).

En effet, de l’infini de l’attribut pris absolument ne peut suivre que de l’infini modal (immédiat) et non d’emblée du fini : par ex., l’étendue est d’abord, se produit et se modalise d’abord selon les lois du mouvement, comme infinie, nécessaire et éternelle mobilité. C’est comme détermination particulière et factuelle (non éternelle) de cette mobilité universelle et éternelle, qu’est produit chaque mode fini, chaque corps singulier (cf. la théorie physique après la prop. 13 de la partie II).

Ce qui suit immédiatement de la nature de l’attribut pensée, pris absolument, c’est l’idée de Dieu, qui comprend par définition tout ce qui peut être pensé, tout le pensable (ou les lois du pensable).

Plus loin, II, 3 et 4 identifieront cette idée de Dieu avec l’entendement infini, et en démontreront l’existence nécessaire (ici, dans la démonstration, l’idée sert seulement d’hypothèse).

demonstratio

La démonstration consiste à montrer par l’absurde que ce qui suit immédiatement et nécessairement d’un attribut pris absolument – par ex. l’idée de Dieu, ici supposée – existe nécessairement et est infini, en tant qu’il ne peut être conçu comme fini ni comme « factuel » ou non-éternel.

1e temps : démonstration de l’infinité

2e temps : démonstration de l’éternité.

1e temps : infinitude

On se place dans l’hypothèse inverse : supposons qu’il existe un mode fini qui suive directement de la nature absolue d’un attribut, c’est-à-dire qui n’ait pas besoin d’autre chose que de la nature absolue de l’attribut pour exister.

Sa finitude supposée s’avère impensable : on ne trouve rien qui puisse expliquer une limitation modale, selon les termes de la déf. 2, dans ce qui suit directement de la nature d’un attribut.

Ainsi, si l’idée de Dieu est (supposée) une chose finie, il faut qu’elle soit limitée soit par elle-même, soit par une autre idée (chose du même genre).

Ce ne peut être par elle-même car on la suppose finie : or, être finie implique d’être limité par autre chose que soi (limitation extrinsèque). Autrement dit : le fini n’existe que par une inter-limitation (entre choses finies).

Elle ne pourrait donc être bornée que par une autre idée (« la pensée en tant qu’elle ne constitue pas l’idée de Dieu »), alors même que cette idée de Dieu est supposée exister nécessairement (comme suite de l’attribut pensée).

L’existence nécessaire de l’idée de Dieu – posée par hypothèse – est contradictoire avec l’idée de la pensée ne constituant pas l’idée de Dieu (idée impliquée par l’hypothèse de l’idée de Dieu comme finie) : l’idée de Dieu ne peut pas être conçue à la fois comme nécessaire (modification nécessaire et directe de l’attribut pensée) et comme finie.

Concevoir l’idée de Dieu à la fois comme suivant nécessairement de l’attribut pensée et comme finie, c’est concevoir la pensée elle-même comme contradictoire : « On la conçoit en effet comme constituant et ne constituant pas l’idée de Dieu. ».

« comme constituant l’idée de Dieu » : par hypothèse.

« comme ne constituant pas l’idée de Dieu » : pour pouvoir concevoir cette idée comme finie.

Toute modification suivant nécessairement de la nature d’un attribut pris absolument est donc infinie.

2e temps : éternité/perpétuité

Si l’on suppose que l’idée de Dieu suit nécessairement et directement/immédiatement de l’attribut pensée, comme celui-ci est éternel, l’idée de Dieu doit être conçue comme éternelle elle aussi.

Sinon, il serait impossible de rendre compte de sa non-existence (passée ou future), et il faudra concevoir l’attribut pensée comme ne constituant pas, à certains moments, l’idée de Dieu.

Or, la pensée ne peut pas être conçue sans l’idée de Dieu, puisque, par hypothèse, l’idée de Dieu a été posée comme suivant nécessairement de la nature de l’attribut pensée.

Dès qu’il y a pensée – donc éternellement -, il y a l’idée de Dieu, puisque c’est l’hypothèse (l’idée de Dieu étant supposée suivre nécessairement de cette pensée, attribut nécessaire de Dieu) : l’idée que, la pensée étant donnée, il n’en suive pas ou plus ce qui est supposé suivre nécessairement de cet attribut – l’idée de Dieu – est contradictoire.

Pour chaque attribut, il y a donc nécessairement au moins un mode infini et éternel (immédiat).

Prop. XXII : Tout ce qui suit d’un attribut de Dieu, en tant qu’il a été modifié d’une telle modification, qui, par cet attribut, existe nécessairement et comme infinie, doit aussi exister nécessairement et comme infini.

demonstratio par 1, def 2 | 1, prop 11 | 1, prop 20, cor 2

Qu’est-ce qui suit en second lieu, à partir de cette première modification d’un attribut de Dieu ?

En produisant à nouveau une modification éternelle et infinie : une infinité de « modes infinis médiats ».

Il y a donc des modes infinis médiats : qui suivent de la nature d’un attribut pris relativement (et non absolument comme dans prop. 21), c’est-à-dire déjà modifié dans les termes de la prop. 21 ; modification seconde ou de second degré.

Eux aussi doivent être conçus comme nécessaires et infinis.

Exemple de mode infini médiat : la facies totius universus, figure de l’univers dans son ensemble (cf. Lettre 64 et scolie du Lemme 7 de la partie II).

Scolie du Lemme 7 de la partie II: « nous concevrons que la Nature entière est un seul Individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’Individu total ».

C’est l’idée de totalité ou d’ordre – ou encore de totalité ordonnée de parties – qui est ainsi portée par les modes infinis médiats : l’infinité des modes infinis immédiats (mouvement/repos, etc.) « se transforme en totalité ordonnée de parties. C’est ainsi que, sous l’attribut étendue, le mouvement et le repos font apparaître une totalité de corps distincts les uns des autres, mais dont les mouvements relatifs n’altèrent pas la physionomie [facies] d’ensemble » (Fraisse, 99). C’est cette « physionomie d’ensemble » (facies totius) qui est visée par les modes infinis médiats.

En tant que totalité, la « facies totius universi » est infinie, nécessaire et éternelle : il lui revient en effet le type de conservation dont sont capables les « individus », à travers d’innombrables modifications internes (Ethique, II, Lemme 7).

Fraisse soutient comme Macherey, qu’au nom du « parallélisme », on peut supposer qu’il existe de même « une totalité des idées dont l’idée de Dieu, identique à son propre entendement, est la somme » (Fraisse, 100), et donc autant d’équivalents pour l’infinité des attributs de la substance divine.

demonstratio

Démonstration donnée comme équivalente à la précédente.

Autrement dit, si leur existence n’était ni éternelle/nécessaire ni infinie, d’où pourrait bien venir cette limitation ?

Prop. XXIII : Toute manière qui existe nécessairement et comme infinie a dû suivre nécessairement, soit de la nature absolue d’un attribut de Dieu, soit d’un attribut modifié d’une modification qui existe nécessairement et comme infinie.

demonstratio par 1, def 5 | 1, prop 15 | 1, def 8 | 1, def 6 | 1, prop 19 | 1, prop 21 | 1, prop 22

Tout mode nécessaire et infini a dû suivre nécessairement d’un attribut pris absolument.

Reprend en les renversant les deux propositions précédentes, dont elle établit la réciproque : tout mode infini n’a pu que suivre nécessairement d’un attribut pris absolument, est un mode suivant nécessairement de la nature d’un attribut, soit immédiatement, soit médiatement. Etant exclu qu’un mode infini puisse suivre d’un mode fini (étant logiquement antérieur).

Il n’y a donc pas d’autres modes infinis et nécessaires que ceux définis dans les prop. 21 et 22.

Autrement dit, il suffit de très peu de choses – et de très peu de propositions – pour constituer – et énoncer – le principe des lois de la nature dans chaque attribut (Moreau) : le cadre de détermination des réalités finies.

demonstratio

S’il existe un mode infini et nécessaire ou éternel, en tant que mode ses propriétés (donc infinité et nécessité ici) doivent s’expliquer par cette autre chose en quoi il est, à savoir par un attribut divin, conçu en lui-même, absolument : ou bien immédiatement (prop. 21), ou bien médiatement (prop. 22).

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