Après que les propositions 37 à 40 ont établi que les connaissances du 2e et 3 genre sont adéquates, les propositions 41 à 44 vont en démontrer d’autres propriétés « de plus en plus hautes » (Guéroult, 391) : vérité (41), critère de vérité (42), certitude (43), conn. de la nécessité (44), conn. sous un certain aspect d’éternité (44, cor. 2).
Prop. 41 : La connaissance du premier genre est l’unique cause de fausseté, et celle du deuxième et du troisième genre est nécessairement vraie.
demonstratio par 2, prop 35 | 2, prop 34
Les propositions 41 et 42 tirent profit du scolie de la proposition 40 – distinction des genres de connaissance – en l’appliquant au clivage entre vrai et faux : les idées des 2e et 3e genres de connaissance sont nécessairement vraies, et c’est à partir d’elles qu’est aussi connu le critère de distinction entre le vrai et le faux (et avec lui la certitude).
Les prop. 41 à 43 développent l’idée que la vérité est son propre « index » (cf. plus bas).
Spinoza n’écrit pas : la connaissance du 1e genre est nécessairement fausse.
Cela laisse penser en effet qu’une connaissance du 1e genre peut se trouver de fait en accord avec son objet (vérité extrinsèque), sans être pour autant adéquate dans l’âme (vérité intrinsèque).
Macherey : « le véritable clivage passe ici, moins entre le vrai et le faux considérés en eux-mêmes, qu’entre le nécessaire et l’accidentel, c’est-à-dire aussi entre le clair, qui permet de démêler le vrai du faux, et le confus, qui ne le permet pas. » (324).
Démonstration
Toutes les idées inadéquates et confuses (et par là même fausses) relèvent sans exception du 1e genre de connaissance : elle est donc la seule cause de fausseté.
Les 2e et 3e genres ne produisant que des idées adéquates, elles sont nécessairement vraies.
Prop. 42 : C’est la connaissance du deuxième et du troisième genre, et non du premier, qui nous enseigne à distinguer le vrai du faux.
demonstratio par 2, prop 40, sc 2
On ne peut découvrir ailleurs que dans la connaissance du 2e ou 3e genres le critère ou la norme du vrai et du faux.
La distinction même du vrai et du faux – la clarté, la certitude : la reconnaissance de la vérité par l’âme – est une connaissance relevant des 2e et 3e genres : la connaissance du 1e genre n’échappant pas à la confusion entre le vrai et le faux elle-même.
En effet, même si la connaissance du 1e genre peut conduire de fait à certaines idées vraies (en accord avec leur objet), elle ne saisit pas la raison de cette idée vraie (son adéquation), et l’âme ne peut en être certaine à la manière dont elle l’est au contraire lorsque s’imposent à elles les idées adéquates.
Au doute et à la confusion du 1e genre s’opposent la certitude et la clarté des 2e et 3e genres, qui s’accompagnent de l’idée vraie de l’idée vraie (prop. 43).
Autre aspect, il n’est pas besoin d’avoir un critère préalable du vrai et du faux pour avoir des idées adéquates : les idées adéquates donnent d’elles-mêmes ce critère et sont par elles-mêmes certaines ; c’est l’entrée dans ce mode de connaissance qui est en elle-même un apprentissage de la vérité comme certitude.
En revanche, le faux ne peut être distingué du vrai et compris que depuis le vrai ou adéquat : ainsi, les idées adéquates sont conditions nécessaires de la connaissance adéquate et du vrai et du faux.
Cette proposition servira en Eth, IV, 27, demo : l’âme « n’a de certitude au sujet des choses qu’en tant qu’elle a des idées adéquates ».
Démonstration
Savoir distinguer le vrai du faux = avoir une idée adéquate du vrai et du faux
Or toutes les idées adéquates relèvent des 2e et 3e genres de connaissance.
Prop. 43 : Qui a une idée vraie, en même temps sait qu’il a une idée vraie, et ne peut pas douter de la vérité de la chose.
demonstratio par 2, prop 11, cor | 2, prop 20 | 2, prop 34
Conception déjà esquissée à la fin du scolie de la prop. 21, ici déduite : reconnaissance effective par l’âme de la vérité des idées adéquates qu’elle a.
L’idée vraie/adéquate se donne subjectivement comme indubitable : « qui connaît vraiment une chose (…) doit en même temps (simul) être certain (certus) » (démo).
L’idée vraie enveloppe nécessairement le savoir conscient de sa propre vérité, c’est-à-dire la certitude de sa vérité.
Savoir, c’est immédiatement (simul) savoir qu’on sait : car l’idée vraie (adéquate) s’accompagne nécessairement et automatiquement de l’idée vraie de l’idée vraie, en Dieu comme en nous.
Cette certitude subjective ne s’ajoute pas du dehors à l’idée adéquate mais lui est nécessairement attachée : il n’y a là aucun effort de réflexion du sujet conscient, et l’idée certaine n’est pas une idée exempte de doute ou qui y a résisté, mais une idée qui s’affirme d’elle-même comme certaine à/en l’âme.
Il n’y a « aucun espace de jeu entre l’idée vraie et l’idée de sa vérité » (Macherey, 330).
Il y a identité de la connaissance vraie (en l’âme) et de la certitude (pour l’âme).
La Lettre 76 à Burgh utilisera la formule célèbre : verum index sui et falsi
Au contraire, l’idée inadéquate (en nous) s’accompagne d’une idée d’idée elle-même inadéquate, c’est-à-dire mutilée et confuse : la conscience de l’idée inadéquate est elle-même confuse et incertaine. Le doute relève du 1e genre exclusivement.
Guéroult : « étant nescience de ce qui la mutile et de ce qui lui manque, bref non-savoir de son non-savoir, elle sera privée de certitude » (397)
Partant, elle se croira généralement vraie.
Démonstration
L’idée vraie en nous (adéquate) s’accompagne de l’idée vraie en nous (adéquate) de l’idée vraie, cette idée d’idée étant produite exactement dans les mêmes conditions que l’idée qu’elle a pour objet.
Le parallélisme entre idée et idée de l’idée a pour conséquence la connaissance adéquate de nos propres idées adéquates.
Une seule idée vraie suffit donc pour savoir distinguer le vrai du faux et être par là certain (« l’idée A »).
Scolie
L’idée n’est pas quelque chose de muet comme une « peinture sur un tableau », comme une image qu’il faudrait interpréter pour en saisir la vérité : l’idée n’est pas un signe, mais « quelque chose qui, si l’on peut dire, pense et parle de soi-même, en ce sens que c’est une pensée à laquelle il est impossible de faire dire autre chose que ce qu’elle dit déjà de soi selon sa nécessité propre. » (Macherey, 332).
Certitude : ressenti de l’acte de penser en train de se produire.
Marque sa différence d’avec Descartes, visé par l’image de la peinture (l’idée comme représentation).
Formule célèbre : « la vérité est norme d’elle-même et du faux », de même que la lumière est norme d’elle-même et des ténèbres.
Reprise du thème selon lequel l’erreur n’est rien de positif, déjà développé dans les propositions 32 à 36 : la fausseté consiste seulement dans une privation de connaissance, et est donc définie relativement à la vérité. Le faux ne peut se révéler tel qu’en le rapportant à la norme de la vérité (le faux n’est pas sa propre norme).
Trois objections sont ensuite rejetées.
Le faux est à l’égard du vrai (compris comme adéquat) comme l’être à l’égard du non-être : L’idée vraie « pèse plus » que l’idée fausse (Macherey, 337).
Les causes de la fausseté ont déjà été démontrées.
La reconnaissance de l’idée vraie par l’âme accompagne automatiquement la présence en elle d’une idée vraie : en dernier instance, cela s’explique par le fait que l’âme est une partie de l’intellect infini de Dieu.
Prop. 44 : Il n’est pas de la nature de la raison de contempler les choses comme contingentes, mais comme nécessaires.
demonstratio par 2, prop 41 | 1, ax 6 | 1, prop 29
Alors que l’imagination contemple les choses comme contingentes (tout en leur prêtant une apparence de nécessité, par le biais de la mémoire), ainsi que l’établira formellement le corollaire 1, la Raison (conn. des 2e et 3e genre) les contemple comme nécessaires.
Démonstration
La raison contemplant les choses telles qu’elles sont en soi (ou vraiment) – puisque les idées adéquates sont identiques en Dieu et en nous -, celles-ci se donnent dans leur vérité, c’est-à-dire dans leur nécessité (par le biais de la prop. 29 du De Deo).
Corollaire 1
L’impression de contingence ne provient donc que du fonctionnement de l’imagination.
La contingence s’applique à la fois au présent, au passé et au futur.
Scolie
Le temps lui-même est imaginé/imaginaire, sur la base de l’imagination de la vitesse et des rapports de succession (des rencontres de fait) : c’est la mémoire qui produit la représentation de la durée, en rapport avec la vie du corps.
L’exemple de l’enfant (« âme humaine où prévaut l’imagination », Guéroult, 406) illustre la production concrète de l’impression de contingence : l’association se donne comme nécessaire et automatique, mais elle est naturellement fréquemment démentie par les faits, ce qui fait naître l’idée du « tantôt… tantôt », comme effet de la concurrence entre deux associations d’idées, toutes deux légitimes mais incompatibles entre elles (« non les deux à la fois »).
Contingence : pur rapport de force entre les impressions.
Le temps est le résultat de la conjonction d’événements.
Ainsi l’impression et la notion de contingence correspondent à la « fluctuation » de l’imagination.
La contingence reste attachée aux choses rapportées au passé (elles auraient pu être autrement), et l’est aussi aux choses au moment même où elles se produisent (présent), qui semblent survenir de manière contingente (= sans apparente nécessité).
Guéroult résume ainsi les propositions spinozistes sur la contingence dans les parties I et II de l’Ethique :
– en soi, la contingence des choses est impossible (I, 29 et 33)
– en droit, la contingence est une notion imaginative, subjective et fausse (I, 3 », scolie 1)
– la croyance en la contingence est cependant dans l’âme humaine une illusion inéluctable (II, 31 et corol)
– la croyance en l’intelligence est propre à l’imagination seule et sa genèse est décrite (II, 44, cor. 1 et scolie).
Corollaire 2
Perspective inverse du corollaire 1.
« percevoir les choses sous un certain aspect d’éternité » : res sub quadam aeternitatis specie percipere
Les percevoir en dehors de la durée, indépendamment de leur existence « dans le temps » (« sans aucune relation au temps »), telle que les perçoit au contraire l’imagination (comme contingentes dans le temps).
Démonstration
La nécessité des choses à laquelle accèdent les idées adéquates est « la nécessité même de la nature éternelle de Dieu », la nécessité éternelle de leur production, telle que définie dans la prop. 16 du De Deo. Plus précisément, la conn. du 2e genre accède, via les notions communes, à la compréhension des modes infinis immédiats – les lois universelles de la nature -, eux-mêmes nécessaires et éternels, sans cependant saisir chaque chose dans son essence singulière.
La conn. du 2e genre parvient donc percevoir les choses sous un aspect déterminé – et comme encore partiel/incomplet ou mineur – , d’éternité (sub hac aeternitatis specie) : sous l’angle de la nécessité, sous l’angle de la légalité générale/universelle/commune, et en cela constante, des phénomènes (l’éternité modale des mode infinis immédiats)
Fraisse : une sorte « d’éternité accidentelle » (161).
Dans la prop. 22 du De libertate, Spinoza utilisera une formule différente : sub specie aeternitatis (sans le quadam) ; dans un contexte qui est celui de la connaissance du 3e genre, « qui font concevoir les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et non seulement telles qu’elles doivent être en fonction de règles générales abstraites ne concernant aucune d’elles en particulier » (Macherey, 346 n. 1).
Guéroult : « cette démonstration, toute négative, et concluant à l’éternité par l’exclusion du temps, n’aboutit qu’à l’intemporalité, c’est-à-dire à la forme extérieure de l’éternité. C’est là un point de vue statique (…) De ce fait, l’éternité semble se réduire ici à l’immutabilité » (408).
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