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Lecture des propositions VIII à XVIII du De Servitute

Les premières propositions du De Servitute – 1 à 18 – développent la condition naturelle de servitude des hommes, en tant que ceux-ci sont généralement dominés par leurs passions, c’est-à-dire soumis aux rencontres et aux causes extérieures, en tant qu’ils sont des « parties » de la nature. La force particulière de ces passions permet de comprendre pourquoi la raison se trouve généralement en état d’impuissance à leur égard. L’ensemble de ces propositions serviront à distinguer l’homme « libre » vivant sous la conduite de la raison de l’homme « serf » vivant sous la conduite des affects, dans le scolie de la prop. 66 de cette même partie.

Pour un commentaire général de ces 18 premières propositions, voir aussi l’extrait d’Alexandre Matheron ici.

8 : formes spontanées de la connaissance du bien et du mal

9-13 : comparaison des affects en fonction de leur force respective

14-18 : impuissance, le plus souvent, de la raison (sous la forme de la vraie connaissance du bien et du mal), en tant qu’elle s’appuie sur des affects de plus faible intensité.

***

Prop. 8 : La connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre que l’affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients.

demonstratio par 4, def 1  |  4, def 2  |  3, prop 7  |  3, prop 11, sc   |  2, prop 22  |  2, prop 21  |  2, prop 21, sc

La connaissance spontanée du bien ou du mal, d’un bien ou d’un mal (au sens défini plus haut, IV, déf. 1 et 2) n’est rien d’autre que la conscience d’un affect de joie ou de tristesse : ces évaluations spontanées de la conscience ne cessent d’accompagner notre vie affective, dont elles ne font d’abord que répercuter les variations d’intensité.

Tantôt cela nous fait du « bien », tantôt du « mal » (idée du corps) : la conscience que nous avons de nos propres affects (idée de l’idée) nous amène à connaître ou reconnaître ceci ou cela comme (un) « bien » ou (un) « mal ».

Les problèmes posés par la connaissance du bien et du mal seront développés dans les prop. 14 à 17, puis 63 et 64 du De Servitute.

Mais il est déjà clair ici que cette « connaissance du bien et du mal ne saurait être assimilée à une connaissance de ce qu’il y a à faire ou à ne pas faire, qu’elle n’anticipe pas sur des actions mais suit d’affections, qu’elle ne nous donne aucun empire sur notre destinée. » (Fraisse, 215).

« Ainsi le fait de former une certaine connaissance du bien et du mal n’implique aucune distance par rapport au jeu normal de la vie affective, mais fait au contraire naturellement partie de son déroulement dont cette connaissance est indissociable. » (Macherey, 85).

Prop. 9 : Un affect dont nous imaginons que la cause nous est en ce moment présente, est plus fort que si nous imaginons qu’elle n’est pas présente.

demonstratio par 2, prop 17, sc   |  2, prop 16, cor 2  |  2, prop 17

Une chose imaginée comme présente (perçue) nous affecte davantage qu’une chose imaginée comme non-présente (passée ou future).

Correspond à de nombreux faits d’expérience : force des affects immédiats ; le plaisir de dépenser tout de suite est généralement plus fort que le plaisir d’économiser ; ou encore, il est souvent difficile voire impossible de supporter un mal présent pour éviter un mal à venir.

Précision : en toute rigueur, imaginer consiste toujours à se représenter une chose comme si elle était présente (Ethique II, 17, sc).

Mais imaginer une chose comme présente, c’est plus précisément l’imaginer associées à des choses qui posent son existence au lieu de l’exclure. Réciproquement, se représenter une chose comme absente, c’est se représenter sa présence comme étant niée ou exclue par celle d’une autre chose (Ethique II, 17, et démo).

Il y a spontanément une préférence et un attachement plus grands à l’égard des choses représentées comme actuellement présentes, qu’à l’égard des choses considérées comme inactuelles (passées ou futures) : « focalisation de nos intérêts affectifs sur le temps présent, qui s’opère au détriment de tout le reste, [et qui] rend difficile la réalisation d’un projet rationnel d’amélioration de notre condition, et nous enfonce encore plus profondément dans notre servitude. » (Macherey, 91).

Cette force affective des choses représentées comme présentes pourra être cependant mise à profit dans le cadre du projet de libération éthique, en particulier dans la prop. 7 de la partie V et sa démonstration : la connaissance des notions communes par la raison est en effet connaissance de choses qui sont « toujours présentes », ce qui confère leur force aux affects tirant leur origine de la raison.

Sur l’ensemble des propositions 9-13, qui énoncent une « loi d’affaiblissement » des affects en fonction de certaines considérations temporelles et modales, cf. aussi cet extrait d’Alexandre Matheron.

Démonstration

Redéfinition de l’affect en termes d’imagination : une imagination qui indique plutôt l’état du corps affecté que la cause l’affectant.

Or, la force d’une imagination dépend de la considération de l’existence de la chose imaginée : plus celle-ci est imaginée présente (= moins l’on imagine de causes excluant son existence), plus l’imagination correspondante est intense et se maintient.

Donc, plus l’affect correspondant sera intense lui aussi, en proportion.

Scolie

Revient sur une imprécision précédente : la prop. 18 de la partie III ne tenait pas compte des différences d’affects selon la temporalité (présent, passé, futur), car il s’agissait alors de la nature de l’image (point de vue qualitatif) non de sa force ou intensité (point de vue quantitatif ou dynamique/énergétique/économique).

Corollaire

Enonce la réciproque de la prop. : un affect dont nous imaginons la cause comme non-présente, c’est-à-dire passée (présence révolue) ou future (présence différée), au sens justement de la prop. 18 de Ethique III, est d’intensité moindre, toutes choses égales par ailleurs, qu’un affect dont nous imaginons la cause comme présente.

Prop. 10 : A l’égard d’une chose future dont nous imaginons qu’elle va bientôt avoir lieu, nous sommes plus intensément affectés que si nous imaginions que son temps d’exister est plus loin du présent ; et le souvenir d’une chose que nous imaginons avoir eu lieu il y a peu nous affecte également plus intensément que si nous imaginions qu’elle a eu lieu il y a longtemps.

demonstratio par 4, prop 9

Prolonge et complète la prop. précédente : les affects liés à des choses inactuelles (passées ou futures) varient en intensité à proportion de l’éloignement temporel à l’égard du présent.

Plus la chose est projetée loin dans le passé ou dans le futur, plus les affects correspondants sont faibles, et réciproquement.

Remarque de Macherey : ceci « confirme l’idée que, à la représentation d’une opposition absolue entre une présence et une absence considérées en soi, il faut substituer celle de degrés de présence (…) : l’absence comme telle est, dans l’absolu, irreprésentable et impensable. » (91)

Démonstration

Directement déduite de la prop. 9 : traduit les degrés d’inactualité en termes d’imagination de choses qui excluent plus ou moins l’existence de ces choses, selon la leçon de Ethique II, 17.

Le tout-juste-passé, c’est ce que l’on se représente comme presque encore « possible », comme non entièrement révolu. Le tout-juste-à-venir, c’est ce que l’on se représente comme déjà presque là, posé, ce que plus rien ou presque n’empêche d’arriver.

Scolie

Ultime précision : au delà d’un certain degré d’éloignement temporel, les affects associés sont équivalents du point de vue de leur force.

Tiré des remarques de la définition 6 de la partie IV : imagination indistincte au delà d’un certain seuil.

Et ceci, même lorsque nous « comprenons » (intelligamus) en vérité ces degrés d’éloignement et que nous les mesurons objectivement : même dans ce cas, la vie affective se règle néanmoins sur les mécanismes de l’imagination, non sur les vérités de la raison (en tant que vérités).

Prop. 11 : Un affect à l’égard d’une chose que nous imaginons comme nécessaire est, toutes choses égales d’ailleurs, plus intense qu’à l’égard d’une chose possible ou contingente, autrement dit non nécessaire.

demonstratio par 1, prop 33, sc 1  |  4, prop 9

La force d’un affect à l’égard d’une chose imaginée comme nécessaire est plus grande qu’à l’égard d’une chose considérée comme non nécessaire (soit possible, soit contingente).

Rôle à venir dans les propositions 5 et 6 du De Libertate : la connaissance rationnelle de la nécessité des choses donnera une plus grande emprise sur les passions.

Démonstration

S’appuie essentiellement sur la prop. 9, et traduit la nécessité en termes de présence accrue de la chose : imaginer une chose comme nécessaire, c’est affirmer d’autant plus son existence ou présence, et inversement.

Prop. 12 : Un affect à l’égard d’une chose dont nous savons qu’elle n’existe pas à présent, et que nous imaginons comme possible, est, toutes choses égales d’ailleurs, plus intense qu’à l’égard d’une chose contingente.

demonstratio par 4, def 3  |  4, def 4  |  3, prop 18

Plus grande force affective du possible par rapport au contingent : imaginer une chose future comme possible nous la fait craindre ou espérer davantage que si nous l’imaginions comme contingente.

Reprends la distinction possible/contingent posée par les déf. 3 et 4 de cette partie.

Les choses futures imaginées comme contingentes sont celles dont le degré de présence est le plus faible : les affects correspondants sont donc les moins intenses.

Démonstration

Imaginer une chose comme possible, c’est imaginer certaines causes qui pourraient la faire exister : le degré de probabilité est perçu comme plus grand, ce qui alimente davantage espoir et crainte.

Corollaire

Un affect à l’égard d’une chose imaginée comme contingente est plus faible encore si on le compare à un affect à l’égard d’une chose imaginée comme présente.

La démonstration du corollaire parcourt les différents degrés de présence et leur force affective respective :

Présente Future
Future nécessaire Future non nécessaire
Future possible (plus ou moins éloignée) Future contingente (comme hors du temps, u-chronique)

Or, la proposition 17 de cette partie se servira de ce corollaire pour montrer que : « Un Désir qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais, en tant qu’elle a trait à des choses contingentes, peut encore bien plus facilement être réduit par le Désir des choses qui sont présentes. ».

Prop. 13 : Un affect à l’égard d’une chose contingente dont nous savons qu’elle n’existe pas à présent est, toutes choses égales d’ailleurs, plus relâché qu’un affect à l’égard d’une chose passée.

demonstratio par 4, def 3  |  2, prop 18  |  2, prop 18, sc   |  2, prop 17, cor   |  4, prop 9

Le passé a plus de force affective que le futur contingent.

Démonstration

Se représenter une chose comme passée consiste à la ramener à sa mémoire, et donc à la considérer comme si elle était présente. Son effet de présence est donc supérieur à celui qui accompagne la représentation d’une chose contingente.

Ainsi se termine l’étude comparée de la force des affects menée depuis la prop. 9 : « cette étude a permis de mettre en place une série graduée qui se déploie entre deux extrêmes : d’une part les affects attachés à des choses présentes, qui sont les plus forts de tous, d’autre part, les affects attachés à des choses contingentes, qui sont les plus faibles de tous ; toutes les autres sortes d’affects, ceux consacrés à des choses futures devant se produire dans un avenir plus ou moins éloigné, et ceux consacrés aux choses passées, se situent entre ces deux extrêmes. » (Macherey, 96).

Prop. 14 : La vraie connaissance du bien et du mal, en tant que vraie, ne peut contrarier aucun affect, mais seulement en tant qu’on la considère comme un affect.

demonstratio par 4, prop 1  |  4, prop 8  |  4, prop 7

Les prop. 14, 15, 16 et 17 vont toutes souligner l’impuissance générale de la connaissance vraie du bien et du mal – dimension fondamentale de la raison – face à la force des affects dominants passifs : ainsi est expliqué pourquoi souvent nous voyons le meilleur et faisons pourtant le pire, selon la citation empruntée à Ovide et qui sera reprise dans le scolie de la prop. 17.

On savait déjà, depuis la prop. 1 de cette partie, que la présence du vrai en tant que vrai ne peut s’opposer à aucun affect ; et, depuis la prop. 7, que seul un affect peut contrarier un autre affect, par sa force.

La prop. 14 applique cela à la connaissance vraie du bien et du mal.

Savoir ce qui nous est utile, en tant que tel, ne suffit pas à dominer les affects passifs : c’est la force de l’affect correspondant à cette connaissance, si elle se trouve être comparativement plus grande, qui pourra contrarier d’autres affects.

Macherey : « C’est donc en s’intégrant au déroulement de la vie affective, et, pourrait-on dire, en en jouant complètement le jeu, que la connaissance vraie du bien et du mal a quelque espoir de l’emporter dans des conflits dont l’issue est décidée en fonction du principe de la mesure des puissances, auquel sont soumises toutes les choses singulières, au nombre desquelles la connaissance vraie du bien et du mal.

Démonstration

Récapitule et combine les prop. 1, 7 et 8 de cette partie.

Prop. 15 : Un désir qui nait de la connaissance du bien et du mal peut être éteint ou contrarié par beaucoup d’autres désirs qui naissent des affects auxquels nous sommes en proie.

demonstratio par 4, prop 8  |  3, prop 37  |  3, prop 3  |  3, def 2  |  3, prop 7  |  4, prop 5  |  4, prop 3  |  4, prop 7

Savoir ce qui nous est utile, en tant que tel, ne suffit pas du même coup à nous déterminer à agir en vue de cet utile (désir) : les affects passifs ont toutes les chances de continuer à déterminer nos actes.

Faiblesse de principe des désirs, des impulsions comportementales naissant de la connaissance vraie de l’utile, comparativement à la force des autres désirs.

Démonstration

Mesure la force du désir qui nait de la connaissance vraie du bien et du mal, comparée aux désirs naissant des affects passifs.

Connaître en vérité, c’est  agir, au sens défini par la prop. 3 de la partie III : avoir une idée adéquate, dont nous sommes la cause, et qui s’accompagne d’un affect actif.

Donc, la force du désir qui en nait dépend de la seule puissance de l’homme considéré.

La force des désirs naissant des affects passifs en revanche se définit par la force des causes extérieures comparée à la nôtre.

Or, cette force est généralement plus grande.

Prop. 16 : Un désir qui nait de la connaissance du bien et du mal, en tant que cette connaissance regarde le futur, est plus facile à contrarier ou à éteindre qu’un désir pour les choses qui sont présentement agréables.

demonstratio par 4, prop 9, cor   |  4, prop 15

Lorsque la vraie connaissance du bien et du mal se porte sur des choses futures, elle produit un désir plus faible que tout désir portant sur des choses présentes reconnues comme agréables.

Pouvoir de séduction des choses présentes, déjà souligné dans les propositions précédentes, notamment le corollaire de la prop. 9 : différence de degré qui passe à l’intérieur même de la connaissance vraie du bien et du mal, selon que celle-ci porte sur le présent ou sur l’avenir.

La faiblesse des désirs naissant de la connaissance vraie du bien et du mal est encore plus grande lorsque celle-ci porte sur le futur et le possible.

Prop. 17 : Un désir qui nait de la vraie connaissance du bien et du mal, en tant qu’elle a trait à des choses contingentes, est encore beaucoup plus facile à contrarier ou à éteindre qu’un désir pour les choses qui sont présentes.

demonstratio par 4, prop 16  |  4, prop 12, cor   |  4, prop 9, cor   |  4, prop 15

Prolonge et aggrave les propositions précédentes : ce désir est encore plus faible et impuissant si cette connaissance porte sur des choses contingentes.

Scolie

Bilan provisoire du raisonnement commencé avec la prop. 14.

Les deux formules – antique (Ovide) et judéo-chrétienne (Ecclésiaste) – disent au fond la même chose : « à savoir que la connaissance vraie du bien et du mal, pour autant qu’elle demeure de l’ordre d’une connaissance théorique, produit dans les faits des effets exactement inverses de ceux qu’elle préconise ; loin d’améliorer la condition de l’homme, elle ne contribue qu’à l’enfoncer un peu plus dans sa constitutionnelle servitude, parce qu’elle reste désarmée devant les forces des affects en tant que celles-ci s’appuient sur la présence des choses extérieures, devant laquelle la connaissance vraie du bien et du mal doit inévitablement se trouver en défaut. » (Macherey, 103).

Prop. 18 : Un désir qui naît de la joie est, toutes choses égales d’ailleurs, plus fort qu’un désir qui nait de la tristesse.

demonstratio par 3, prop 7  |  3, prop 11, sc

La prop. 18 clôt l’ensemble des propositions portant sur les forces des affects et leur comparaison.

Elle énonce la règle la plus générale de l’ensemble : les désirs naissant des affects joyeux sont par principe plus forts que les désirs naissant des affects de tristesse.

Qu’est-ce qu’un « désir qui naît de la joie » (ou de la tristesse) ?

C’est un « schème d’activité » (Macherey), un comportement, une disposition comportementale, une tendance à agir qui s’opère sur fond d’affect joyeux (ou triste).

Cf. scolie suivant le corollaire de la prop. 56 du De Servitute (seule occurrence ultérieure de cette proposition) : l’ « abattement » (Macherey) ou « mésestime de soi » (abjectio) est dit plus facile à combattre que la « prétention » (Macherey) ou « orgueil » (superbia), dans la mesure où celui-ci est un affect de joie, non de tristesse.

« toutes choses égales d’ailleurs » : c’est-à-dire, ici, abstraction faite cette fois des objets auxquels sont associés les affects et désirs (à la différence des prop. 9 à 13) ; en ne tenant compte, cette fois, que des affects primaires (joie/tristesse) dont sont issus ces désirs.

La signification de cette proposition est donc que les affects de joie nous entrainent davantage, nous poussent davantage à agir que les affects de tristesse : on est davantage enclin à faire des choses par plaisir que par tristesse, les comportements nés de la joie étant pour ainsi dire facilités par elle, alors qu’une certaine réticence accompagne nécessairement les comportements associés à des affects tristes.

Il y a ainsi comme une « dynamique du plaisir qui tire l’ensemble de la vie affective dans le sens de l’accomplissement d’actions faites avec joie, en la détournant d’actions faites au contraire sans joie, voire avec déplaisir. » (Macherey, 106).

Cette disproportion de force correspond à la dissymétrie plus générale entre joie et tristesse, et qui renvoie en dernier lieu à l’orientation privilégiée des conatus en direction de leur épanouissement.

Par là se confirme à nouveau l’impuissance relative de la raison, le défaut (relatif)  d’efficacité de ses conseils et injonctions, la plupart du temps : dans la mesure où ceux-ci s’énoncent bien souvent comme des devoirs, et même comme des interdits, voire des menaces (punitions, etc.), donc sur fond de tristesse plutôt que de joie (« ne fais pas ceci », « il ne faut pas fumer », etc.).

Démonstration

Remonte jusqu’au principe de tout désir : le conatus (III, 7), et aux définitions des affects primaires de joie et de tristesse (III, 11, scolie).

Les désirs nés des affects de joie sont plus forts dans la mesure où ils rejoignent l’impulsion fondamentale de tout conatus en direction de son exaltation.

Un désir – un effort – né de la joie se trouve augmenté par l’affect même de joie, alors qu’un désir né de la tristesse se trouve contrarié par l’affect de tristesse dont il provient.

C’est-à-dire que la force d’un désir né de la joie doit être définie par l’addition de la puissance ou force de deux causes : celle de l’homme désirant + celle de la chose imaginée comme cause de la joie.

Au contraire, la force d’un désir triste doit être définie par la seule puissance de l’homme désirant : il n’y a pas d’apport de force de la cause extérieure.

Ainsi, une action animée par un désir issu d’un affect de joie est en quelque sorte doublement motivée : d’une part par l’intérêt personnel qu’on accorde à l’action (la puissance humaine), d’autre part par l’attrait exercé par la cause extérieure de notre joie. Au contraire, l’action animée par un désir issu d’un affect de tristesse ne trouve sa motivation que dans l’intérêt personnel porté à l’action, sans que s’y ajoute l’attrait pour la cause extérieure.

Par ex. le désir de prendre un médicament comparé au désir de manger un bon ragoût : le premier ne bénéficie que de la force interne ; nous ne le faisons que par raison, pour écarter de nous une tristesse (souffrance et crainte de la maladie).

Scolie

Termine la série 1-18 consacrée à l’impuissance relative de la raison (c’est-à-dire à la force dominante des affects passifs).

Moreau – Spinoza et les passions

Position de Spinoza : ni condamnation, ni éloge des passions.

Tradition qui le précède (cf. début Ethique 3) : indignation à l’égard des passions; motif de satire, de mélancolie, de reproche moral et théologique; l’homme est en dessous de sa nature (rationnelle), est vicieux.

La description est acceptée par Spinoza; mais refus de l’indignation, car l’impuissance est une conséquence de la nature humaine, qui est fondamentalement celle d’un être affectif; opp. discours scientifique / discours normatif.

Spinoza est conscient de sa rupture à l’égard de cette tradition.

Mais à ses yeux, ce phénomène reste essentiellement négatif : pas d’éloge des passions non plus.

Tradition qui le suit (à partir du XVIIe s) : éloge des passions et de leur positivité; Helvetius par ex.; les passions peuvent faire des choses que la raison ne peut pas faire; elle sont un moteur positif – créateur – de la vie humaine, et non signe d’impuissance; il s’agira tout au plus de les orienter; ce qui élève l’homme au dessus de lui-même, ce sont les passions, non la raison; une bonne nature, supérieure à la raison; histoire (Hegel), art (esthétique du « génie »).

Spinoza ne va pas jusque là.

Les propositions suivantes (19 à 28, en particulier) vont bientôt déduire les « commandements » ou prescriptions (praecepta, dictamina) de la raison, et la manière de réduire l’écart entre ceux-ci et le régime ordinaire de la vie affective.

Mais ce scolie prend la peine de et s’autorise à les énoncer par avance, de manière brève et synthétique (par opposition à la prolixité de l’ordre géométrique).

1 – « rien d ‘autre que la nature », donc, pour chacun, persévérer dans son être :

La raison n’est pas opposée ni extérieure à la nature des choses : ce qu’elle commande ne saurait être contraire à la nature des choses.

Cela revient aussi à dire qu’il y a comme un mauvais usage de la raison : il ne faut pas énoncer des règles de raison séparément des chemins rationnels – c’est-à-dire naturels –  qui permettent de la produire effectivement ; une telle norme rationnelle illusoire et abstraite est au contraire celle des moralistes.

Or, la nature des choses existantes consiste pour chacun d’elle à être tout ce qu’elle peut être : chaque chose existante est essentiellement conatus, désir d’être. C’est dans cette nature des choses que la raison s’inscrit pleinement (le contraire étant de toute façon impossible).

2 – le fondement de la vertu est donc l’effort même pour conserver son être, et la réalisation de cette vertu consiste dans l’effectuation réussie, l’accomplissement optimal de cet effort fondamental.

3 – la vertu – conçue comme puissance – est une fin en soi.

4 – aucun suicide ne peut être vertueux en ce sens : envers de la formule selon laquelle la vertu consiste à persévérer dans son être; montre l’impossibilité du suicide.

5 – la réalisation de ce projet – la vertu comme déploiement du conatus – ne peut se passer du « commerce avec les choses ».

6 – parmi ces choses nécessaires à notre vertu, se distinguent les autres hommes, qui sont ce qu’il y a de plus utile à l’homme.

Les points 1 à 4 feront l’objet des propositions 19-28 (et plus particulièrement 19-22).

Les 2 derniers points seront développés dans les prop. 29 à 37.

Le scolie termine par énoncer l’enjeu de cette exposition préalable : attirer d’emblée, dans la mesure du possible, l’attention des lecteurs sur le fait que la vertu ainsi définie par la recherche rationnelle de l’utile propre ne s’oppose en rien à la piété (bien comprise). Il s’agissait donc ici de prévenir une interprétation erronée à laquelle pourrait se prêter sa conception de la vertu (assimilation de l’utilitarisme à l’impiété).

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