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Lecture des propositions XXXII à XXXVI du De Mente

Les propositions précédentes (24-31) ont établi que l’âme humaine produisait essentiellement, et par nature, des idées inadéquates et confuses : des corps extérieurs, du corps dont elle l’idée, d’elle-même, de la durée des choses existantes.

Les propositions 32 à 47 vont cependant montrer qu’elle n’est pas condamnée à produire de telles idées (relevant de l’imagination / 1e genre de connaissance), mais capable aussi de développer en elle des idées adéquates et vraies (relevant de la raison / 2e genre et 3e genre de connaissance).

L’enjeu des propositions  32 à 36 est avant tout de redéfinir la relation entre « vérité » et « erreur » – « De la nature du vrai et du faux » (Guéroult, 301-323) -, de telle manière à montrer le caractère relatif de celle-ci (relatif à l’âme humaine seulement) et non absolu (au point de vue de Dieu) : ainsi, il n’y a pas entre connaissance inadéquate et connaissance adéquate une coupure infranchissable qui rendrait inconcevable le passage de l’une à l’autre, et avec lui toute perspective éthique de béatitude pour l’âme humaine.

L’erreur ne peut être pensée que par rapport à la vérité, qui constitue paradoxalement sa « norme » (Eth II, 43).

Il s’agit donc d’expliquer d’abord ici « comment l’erreur est possible et comment un mouvement immanent aux idées elles-mêmes peut nous en affranchir » (Fraisse, 157)

Ces cinq propositions servent en quelque sorte de préambule à la déduction de la connaissance rationnelle (2e et 3e genre), qui commencera à proprement parler avec la prop. 37.

 

***

Prop. 32 : Toutes les idées, en tant qu’elles se rapportent à Dieu, sont vraies.

demonstratio par 2, prop 7, cor   |  1, ax 6

« Toutes les idées », c’est-à-dire toutes les idées sans exception, qu’elles soient par ailleurs dites vraies ou fausses. Elles sont toutes vraies (= conviennent avec leur objet) en soi, en Dieu, en tant qu’elles sont des productions, des modes de la Pensée.

Comme le confirmeront les prop. suivantes, le faux n’est finalement qu’une « modalité du vrai, modalité aberrante sans doute mais non moins réelle et naturelle pour autant. » (Macherey, 252).

Une idée ne peut être dite fausse que d’un autre point de vue, fini et non infini, relatif et non absolu : en tant qu’elle est rapportée à l’âme d’un homme, à un mode.

Mais considérée du point de vue de Dieu, « toutes les idées sont vraies, même les fausses » (257), car les idées fausses sont en elles-mêmes de « vraies idées » (ibid..)

Ces idées fausses, mais vraies en soi, sont fausses en ce sens qu’elles sont reçues par l’âme dans des conditions telles que quelque chose leur fait défaut : elles sont mutilées.

Ainsi une idée inadéquate n’est rien d’autre que une idée adéquate en Dieu mais incomplète et donc inadéquate en nous : une continuité possible entre l’inadéquat et l’adéquate est ainsi assurée en principe.

Le lien entre le cognitif et l’affectif, déjà affirmé par l’axiome 3 du De Mente et développé dans le De affectibus confère une portée éthique à cette proposition. Cette proposition sera directement impliquée dans la démonstration de la prop. 17 du De Libertate qui établit que « Dieu est sans passions ». Au contraire l’âme humaine est « passive » et habitée par de nombreuses passions, corrélativement au fait qu’elle est sujette d’abord aux idées fausses.

Démonstration

Appuyée sur la proposition du « parallélisme » : correspondance/convenance entre l’ordre des choses et l’ordre des idées (en Dieu).

Cette correspondance/convenance nécessaire entre une idée et son idéat/objet est le propre de l’idée vraie (I, ax. 6).

Ainsi, « la représentation visuelle de la distance du Soleil par rapport à la terre peut être fausse en nous tout en étant vraie en Dieu, tout simplement parce que, dans ces deux hypothèses, elle ne se rapporte pas au même contenu ; en effet, en Dieu, l’idée de cette distance concerne [à pour idéat] la relation entre l’être humain qui l’apprécie dans des conditions déterminées par sa position propre sur la terre, et en tant que telle est vraie ; alors qu’en nous elle indique la position du soleil par rapport à la terre comme si celle-ci était déterminée ainsi dans l’absolu indépendamment de la position de celui qui l’évalaue à son point de vue particulier, ce qui est faux. » (255-256).

Cette perception est fausse en nous mais vraie en Dieu, car elle n’a pas le même idéat selon ces deux points de vue : Il est faux que la distance du soleil soit celle que je vois mais il est vrai que je la vois comme je la vois.

Prop. 33 : Il n’y a rien dans les idées de positif à cause de quoi on les dit fausses.

demonstratio par 2, prop 11, cor   |  2, prop 32

« rien de positif » : le « faux » n’est pas la propriété d’une idée, mais seulement la négation/privation de la propriété du « vrai » en elle (cf. prop. 35). Il n’y a pas de « forme [= réalité ] de l’erreur » (démo) : « on les dit fausses » mais la « fausseté » n’est rien (de positif ou de réel).

D. Collin : de même, il n’y a pas vraiment de trous dans le gruyère (les trous n’ont rien de positif / réel : c’est une absence de gruyère) ; de même le faux n’est que « l’absence du vrai » (Suhamy, Spinoza pas à pas, 110).

La prop. 35 tirera la conséquence de cette proposition : la fausseté consiste en une privation partielle de connaissance, donc rien de positif.

Démonstration

Par l’absurde, et en tirant une conséquence de la prop. précédente.

Supposons qu’il y ait une manière de penser positivement fausse : d’où tirerait-elle son être, puisqu’en Dieu toutes les idées sont vraies (prop. préc.) et qu’hors de Dieu il n’y a rien ; une telle manière de penser ne peut ni être ni se concevoir.

Il y a une positivité de l’idée vraie mais pas de positivité de l’idée fausse.

Prop. 34 : Toute idée qui est en nous absolue, autrement dit adéquate et parfaite, est vraie.

demonstratio par 2, prop 11, cor   |  2, prop 32

Evoque pour la 1e fois l’hypothèse de la présence d’une idée adéquate dans une âme humaine.

Assure l’identité de l’idée adéquate telle qu’elle est en nous et telle qu’elle est en Dieu, et par là sa vérité (correspondance avec l’idéat).

Penser les choses de manière adéquate ou parfaite/complète/absolue, c’est penser les choses selon leur origine et leur cause, telles qu’elles sont pensées en Dieu, cet ordre, étant en réalité celui des choses mêmes (ordre des choses, ordre des causes et ordre des idées étant « simultanés »). Cette pensée ne peut donc que convenir avec son objet.

Démonstration

Quand nous avons une idée adéquate et parfaite, cela signifie que Dieu a une idée adéquate et parfaite en tant qu’il constitue l’essence de notre esprit, en tant qu’il est (considéré comme) notre âme.

Elles se produisent de la même façon dans l’âme humaine et en Dieu.

Opposé à la définition de l’idée inadéquate donnée en II, 11 corollaire : l’idée est inadéquate en l’âme humaine en tant que Dieu a cette idée non seulement en tant qu’il constitue la nature de cette âme, mais de bien d’autres choses, etc.

Dans la connaissance adéquate, « il y a quelque chose de directement divin, qui affirme la présence réelle de Dieu, c’est-à-dire de la « chose pensante », dans l’âme, et c’est ce qui la sépare de la connaissance inadéquate, qui, elle, n’est divine qu’indirectement, et traduit la même présence sous une forme seulement partielle et biaisée. » (262).

Prop. 35 : La fausseté consiste dans une privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadéquates, autrement dit mutilées et confuses.

demonstratio par 2, prop 33

Prolonge les propositions précédentes, en particulier la prop. 33 : rien de positif, donc seulement privation/négation : le faux « est » seulement la privation relative de vérité qui affecte une idée.

Réciproquement, le vrai n’est pas privation de fausseté (négation de négation) : le vrai est pure positivité (non dialectique) ; la fausseté n’est pas une propriété réelle dont une idée pourrait être privée ou qui pourrait être niée en elle.

La relation entre erreur et vérité est donc foncièrement dissymétrique : le vrai se pose absolument et antérieurement au faux qui n’a de forme qu’à être sa négation ou privation relative.

Cette théorie de l’erreur aboutira plus loin dans le scolie de la prop. 43 à la thèse célèbre : « la vérité est norme d’elle-même et du faux ».

Démonstration

La prop. 33 avait déjà établi que la fausseté était une négation/privation.

Ici est précisée que cette privation est partielle ou relative (non absolue) de connaissance (et non pas de toute chose) :

  • elle n’est pas privation absolue : il n’y a pas de fausseté des corps (c’est une forme purement mentale) ; « les corps dévient, les âmes se trompent » (Macherey, 265)
  • elle n’est pas ignorance absolue : erreur ≠ ignorance ; « se tromper, c’est toujours connaître » (Macherey, 266) ;

Scolie

Ce scolie prolonge le scolie de la prop. 17, et prend comme exemple d’erreur, l’erreur du libre arbitre et l’erreur concernant la distance du Soleil.

Prop. 36 : Les idées inadéquates et confuses suivent les unes des autres avec la même nécessité que les idées adéquates, autrement dit claires et distinctes.

demonstratio par 1, prop 15  |  2, prop 32  |  2, prop 7, cor   |  2, prop 24  |  2, prop 28  |  2, prop 6, cor

L’enchainement des idées inadéquates dans une âme est nécessaire, bien qu’il puisse apparaître à première vue arbitraire et hasardeux : les mécanismes de l’imagination, auxquels est soumise toute âme humaine en tant qu’elle est une partie de la nature (un mode fini), conduisent nécessairement et rigoureusement celle-ci à se tromper.

Macherey (271) : « il y a une logique de l’erreur comme il y a une logique de la vérité »

Démonstration

Toutes les idées sont vraies et adéquates : « il n’y a pas d’idées inadéquates ou confuses ».

Une idée ne peut être dite inadéquate qu’en tant qu’on la rapporte à un esprit singulier : donc, l’idée inadéquate (en moi) est la même que l’idée adéquate (en dieu), mais mutilée.

Il n’y a donc qu’un seul ordre et enchaînement des idées (adéquates ou inadéquates).

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