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Lecture des propositions XXXVII à XL du De Mente

L’enjeu essentiel des propositions 37 à 40 est d’établir les conditions de possibilité de la formation (et de l’enchainement) des idées adéquates dans l’âme humaine, ce que Spinoza appellera les « fondements/principes de notre raison/raisonnement » (ratiocinii nostri fundamenta, Eth. II, 40 sc 1), bref, l’origine de la connaissance rationnelle : clé de l’enjeu proprement éthique du livre, à savoir conduire l’âme humaine vers la béatitude.

En effet, jusque là, on ne voyait pas d’issue véritable à la méconnaissance spontanée : comme dans l’appendice du De Deo lorsque Spinoza disait que les hommes ne seraient jamais sortis de l’illusion du finalisme sans le remède des mathématiques.

En un sens, il est vrai, on n’en sortira jamais, au sens strict : même le plus grand astronome verra toujours le Soleil à 500 pas. Le processus rationnel ne permettra pas de supprimer le processus imaginatif (peut-être même au contraire), mais d’en diminuer la puissance et l’importance relative dans l’âme humaine.

Ce sont d’abord les idées appelées « notions communes » (ou « idées de la Raison », Guéroult, 326), en tant que leur production diffère fondamentalement de celle des idées de l’imagination, qui s’offrent comme « passage obligé » (Macherey, 276) vers les premières idées adéquates propres à la connaissance rationnelle. Ainsi, après avoir déduit que l’âme humaine n’a pas la connaissance adéquate des choses singulières existant dans la durée (prop. 24 à 31), Spinoza déduit la nature adéquate (et par là vraie, en nous comme en Dieu) de la connaissance des propriétés communes de ces choses, et donc des idées des affections du corps en tant que celles-ci enveloppent ces propriétés.

Cette doctrine des notions communes est nouvelle et n’apparaît que dans l’Ethique : « en déduisant les notions rationnelles comme les idées adéquates de propriétés communes appartenant aux choses mêmes, l’Ethique donne à la Raison le statut précis qui lui manquait jusqu’alors [dans le Court traité et le TRE] » (Guéroult, 374).

Pour des compléments sur les notions communes, lire aussi l’article correspondant du lexique de G. Deleuze, reproduit ici.

***

Prop. 37 : Ce qui est commun à tout (voir Lemme 2), et est autant dans la partie que dans le tout, ne constitue l’essence d’aucune chose singulière.

demonstratio par 2, def 2

Le raisonnement schématique des prop. 37 à 39 est : à propriétés communes des choses, idées communes à tous les hommes.

La prop. 37 établit que ce qui est commun à tout (les propriétés communes des choses, par ex. le mouvement pour les corps) est détaché de toute réalité particulière. Et par là, détaché de la « contingence » et « corruptibilité » (pour nous) des choses particulières existant dans la durée, énoncées dans la prop. 31 et son scolie.

Le renvoi au Lemme permet de désigner ce qu’il faut entendre ici par « commun à tout », par exemple dans l’ordre de l’étendue : tous les corps conviennent entre eux en tant que tous peuvent « se mouvoir tantôt plus lentement, tantôt plus vite et, absolument parlant, tantôt se mouvoir, tantôt être au repos ».

Ces propriétés communes fondent la possibilité d’une science générale des corps – la mécanique/physique -, science abstraite qui fait abstraction précisément de la particularité des corps singuliers existants.

Dans l’ordre de la pensée, on pourrait penser aux axiomes, présentés comme des « notions communes » par le second scolie de la prop. 8 du De Deo.

« et est autant dans la partie que dans le tout » : une manière de préciser que ces propriétés communes ne sont pas propres à tel ou tel degré déterminé d’individualité ou de composition (par ex. cellule, organe, organisme, etc.), mais communes à tous.

Macherey (279 n. 1) : « la connaissance par notions communes ramène tous ses objets sur un même plan ».

Démonstration

Procède par l’absurde et s’appuie sur la définition de l’essence (Eth. II, def 2), dont la réécriture spinoziste joue ici son rôle à plein : un caractère commun qui constituerait l’essence d’une chose singulière (B) ne pourrait être conçu ni être sans cette essence singulière ; du coup, il ne pourrait être commun à toutes choses, mais serait propre à cette eseence.

Autrement dit, ces propriétés et ces lois communes (par ex. les lois du mouvement) ne dépendent ni de l’essence ni de l’existence d’aucun corps particulier.

Spinoza « oppose essence et propriété » (Guéroult, 342).

Ces « choses communes » sont donc d’étranges « choses sans réalité » (Macherey, 281) : les notions communes n’appréhendent pas des choses à proprement parler, mais des relations passant entre des choses, les conduisant ainsi à la « considérer de manière nécessaire sous le point de vue de l’éternité ou plutôt « sous un certain point de vue d’éternité » (sub quadam specie aeternitatis) » (281).

Prop. 38 : Les choses qui sont communes à tout, et sont autant dans la partie que dans le tout, ne peuvent se concevoir qu’adéquatement.

demonstratio par 2, prop 7, cor   |  2, prop 16  |  2, prop 25  |  2, prop 27  |  2, prop 12  |  2, prop 13  |  2, prop 11, cor

Les idées qui correspondent à ces propriétés communes  – les idées de « notions communes » elles-mêmes – sont nécessairement adéquates : ces relations universelles ne sont pas susceptibles d’une connaissance partielle ou mutilée.

Macherey : « ne présentant en quelque sorte pas d’épaisseur, elles ne peuvent être vues de biais, et en conséquence ou bien elles ne sont pas connues du tout, ou bien elles sont connues intégralement » (282).

Démonstration

L’idée d’une propriété commune à toutes les choses est identique en dieu et en nous : elle est donc nécessairement adéquate.

Car la propriété commune en question concerne aussi bien le corps dont l’âme est l’idée que les autres corps qui l’affectent, ainsi que les affections dont il est  affecté (dont ils sont affectés l’un par l’autre). Ce qui n’est pas le cas par ex. de l’idée imaginative de la distance du Soleil, qui s’effectue spontanément en situation et passe d’abord par le biais du corps affecté.

Puisque les propriétés communes désigne des choses qui sont identiques des 2 côtés (corps affectant/corps affecté), on ne peut pas dire que l’un des côtés perturbent l’autre.

Guéroult : « C’est dans une même affection que le corps extérieur m’affecte et par ce qu’il a de singulier et par ce qu’il a de commun avec mon corps (et les autres corps), si bien que l’idée de la même affection enveloppe et la connaissance inadéquate de la chose singulière et la connaissance adéquate de la propriété commune, donc à la fois la connaissance imaginative et la connaissance rationnelle. » (334)

« C’est donc comme si l’âme, en tant qu’elle est constituée par Dieu, sortait d’elle-même en ce sens qu’elle échappe à la limitation qui lui est imposée par sa situation particulière d’idée d’une certaine chose qui est ce corps existant en acte (…) ce qui signifie qu’en ayant des idées de ce type l’âme est automatiquement placée au point de vue selon lequel Dieu connaît, sinon les choses elles-mêmes, du moins leurs propriétés générales. » (Macherey, 286).

Autrement dit, les propriétés communes (et les notions communes qui les représentent) « prennent les choses telles qu’elles sont déterminées à l’intérieur du mode infini immédiat », et non pas au niveau des choses individuelles ou particulières existantes dans la durée (modes finis).

Corollaire

Ce corollaire introduit formellement l’expression de « notions communes », en lui donnant d’abord le sens de « communes » à tous les hommes.

L’expression elle-même de « notions communes » n’est pas spécifiquement spinoziste : utilisée depuis la tradition stoïcienne au moins. Mais Spinoza lui donne un sens particulier (cf. plus bas).

En effet, toute âme humaine les saisit adéquatement, donc identiquement à toute autre âme humaine, et tel qu’elles sont produites dans l’entendement infini de Dieu (ou idée de Dieu). Au contraire, les idées inadéquates issues de l’imagination peuvent certes être semblables chez plusieurs hommes, mais elles sont par nature marquées par la situation particulière de chaque âme singulière en tant qu’elle perçoit d’abord l’état de son corps existant en acte.

Guéroult : « C’est l’unité de l’entendement opposée à la discordance de l’imagination, l’unité du vrai opposée à la bigarrure du faux : veritas una, error multiplex. » (354).

En réalité, leur caractère subjectivement universel (communes à tous les hommes, ou plus ou moins communes à certains hommes, pour ce qui est des propriétés de la prop. 39 qui suit) est une conséquence de leur universalité objective (concernant les relations universelles – ou relativement universelles – en quoi consistent les choses). Parce que Dieu produit toutes les choses globalement selon des lois communes, il y a (dari) dans l’intellect infini de Dieu des idées universelles qui ne se rapportent à l’essence d’aucune chose singulière mais qui les concernent toutes, et qui, de ce fait, sont nécessairement saisies adéquatement par tout intellect (infini ou fini).

Pour Spinoza elles ne sont communes à tous les hommes que parce qu’elles renvoient à des propriétés communes à toutes les choses (dont les corps humains) : il n’y a là ni spécificité humaine, ni encore moins consentement général. D’abord communauté entre l’homme, son corps et le reste de la nature, sous des lois universelles.

Et comme ces idées ne se rapportent à aucune chose particulière mais aux relations universelles entre et à l’intérieur de toutes les choses, elles ne peuvent manquer leur cible, prendre une chose pour une autre, c’est-à-dire ne peuvent être que claires et distinctes, du point de vue psychologique.

Ainsi les notions communes unissent-elles les hommes entre eux, là où les idées inadéquates les font entrer en conflit.

Macherey : « en développant en eux la disposition à former des notions communes, de manière à donner le pas à ces idées sur celles qui sont engendrées par les mécanismes de l’imagination, les hommes se préparent du même coup, individuellement et collectivement, à vivre ensemble libres, et donc à atteindre la béatitude dont il a été question dans les Préambule du De Mente. » (291).

Prop. 39 : Ce qui est commun au corps humain et à certains corps extérieurs par lesquels le corps humain est ordinairement affecté, et leur est propre, et est autant dans la partie de chacun d’eux que dans le tout, de cela aussi l’idée sera dans l’esprit adéquate.

demonstratio par 2, prop 7, cor   |  2, prop 16  |  2, prop 13  |  2, prop 11, cor

Permet d’appliquer 37 et 38 à l’âme humaine singulière, telle qu’elle est d’abord l’idée d’un corps existant en acte, dans sa situation toute particulière : la formation de notions communes dans une âme humaine est d’abord rendue possible par des propriétés communes en quelque sorte de portée limitée (et non universelle, d’un genre « intermédiaire entre particulier et universel » écrit Macherey), limitée au corps dont elle est l’idée et aux corps avec lesquels celui-ci est en relation ordinaire ou privilégiée.

La Traité théologico-politique dira que les notions communes sont « plus ou moins générales » (chap.. 7).

Ces propriétés communes et propres à certains corps sont donc des propriétés « complexes, qui n’appartiennent pas aux corps les plus simples » visés au début de la petite physique, mais aux corps composés ou individus (Guéroult, 338-339).

Cela indique la voie d’une progression ou d’une dynamique de la connaissance par notions communes (qualifiée de 2e genre dans le second scolie de la prop. 40) : plus un corps sera apte à agir et à pâtir de nombreuses et diverses choses à la fois (Eth II, 13, scolie), plus l’âme sera apte à « considérer plusieurs choses à la fois » (scolie de la prop. 29), et plus elle sera capable d’étendre la portée en elle de ces notions communes (extension assurée par la fécondité propre aux notions communes, qui ne peuvent que s’enchaîner adéquatement, comme le montrera la prop. 40).

C’est aussi ce qui permettra de montrer que « rien ne peut mieux s’accorder avec la nature d’une chose que les autres individus d’une même espèce » (Eth. IV, appendice, chap.. IX), donc entre hommes par ex., dans la mesure où leurs corps ont de nombreuses propriétés communes entre eux par lesquelles ils peuvent s’accordent, en vivant sous la conduite de la raison : « rien donc de plus utile à l’homme que l’homme ; les hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être, que de s’accorder tous en toutes choses de façon que les Âmes et les Corps de tous composent en quelque sorte une seule Âme et un seul Corps » (Eth. IV, 18, sc)

Macherey : la pro. 39 et son corollaire « rétablissent les conditions d’un passage entre les formes spontanées de la connaissance humaine, qui sont commandées par le fait que l’âme idée d’un corps existant en acte, ce qui la conduit à toujours voir les choses en situation relativement à la position qu’occupe le corps dont elle est l’idée par rapport aux autres corps dont il est affecté, et celles de la connaissance rationnelle, qui permet à l’âme de considérer les choses d’un point de vue universel, qui n’est plus déterminé en conséquence par la position du corps dont elle est l’idée par rapport aux autres corps » (293).

Le statut ontologique de l’âme humaine comme « partie » (ou mode) de l’intellect infini de Dieu (et corrélativement du corps humain comme partie de l’étendue infinie de Dieu, affecté et affectant de multiples manières) est donc ce qui explique à la fois la possibilité/nécessité des idées inadéquates et des notions communes (1e forme de connaissance adéquate) :

–       cause de l’inadéquation, en tant qu’induisant d’abord un rapport nécessairement partiel à la totalité

–       cause de l’adéquation des notions communes, en tant que permettant, en ayant des rapports multiples et complexes au tout et en en partageant les lois, une forme d’affranchissement à l’égard de ce point de vue partiel.

Macherey : « En d’autres termes, les notions communes ne sont pas toutes données dans l’esprit, comme le seraient des idées rationnelles innées, mais elles sont le résultat d’une genèse dont le point de départ se trouve dans les activités perceptives qui fournissent à l’âme le matériau sur lequel elle travaille pour produire les formes de la connaissance rationnelle. » (293) Ainsi la prop. 39 est si l’on veut le « point de départ » et la prop. 38 le « point d’arrivée » (Macherey, 297).

Dans une perspective peut-être sensiblement différente, plus proche de Guéroult sur ce point, Moreau soutient : « Il y a de l’adéquat (une dimension adéquate) dans les idées inadéquates : nous avons toujours déjà des idées adéquates, dès l’instant où nous rencontrons d’autres corps. » (Conf. 9).

Démonstration

Même méthode que pour celle de la prop. 38

Même si les propriétés ainsi saisies ne sont que relativement communes, elles marquées par une certaine égalité (« autant que », l’adverbe aeque : également), qui exerce à percevoir ce qui est « uniforme et invariant » (Macherey), quoique non encore universel, c’est-à-dire à commencer de concevoir.

C’est donc le même mécanisme – percevoir à la fois la nature de plusieurs corps à travers le corps propre – qui explique à la fois la confusion de la perception imaginative et la possibilité du passage à la saisie des notions communes de la connaissance rationnelle, par l’accroissement du nombre et de la diversité des rapports avec les autres corps (« il a davantage de caractères en commun avec d’autres corps »).

Corollaire

La proportion d’idées adéquates dans l’esprit d’un homme est fonction de la quantité de propriétés communes qu’a son corps avec les autres corps.

C’est donc par là que l’on peut déterminer « la supériorité d’une âme sur les autres » et ce « en quoi l’âme humaine diffère des autres et l’emporte sur elles » (Eth. II, 13 scolie).

Alors que les corps les plus simples (les moins composés) ne peuvent avoir entre eux qu’un petit nombre de propriétés communes (les plus simples : mouvement, étendue, etc.), au contraire les Individus les plus complexes, les corps les plus composés, présentent entre eux davantage de propriétés communes, et leur âme par là-même davantage de notions communes, donc adéquates.

Guéroult (349) : ainsi l’âme humaine pourra « s’élever de la géométrie pure à la physique, puis à la physiologie végétale, puis à la physiologie animale, puis à la physiologie humaine ».

Macherey : « Cette perspective d’élargissement, qui entraine simultanément le corps et l’âme dans un même mouvement de communication et de communion avec d’autres parties de la nature, définit le contexte dans lequel s’élabore le système de la connaissance rationnelle, système dont les caractéristiques vont être précisées dans les propositions suivantes. » (297)

Prop. 40 : Toutes les idées qui, dans l’esprit, suivent d’idées qui y sont adéquates, sont également adéquates.

demonstratio par 2, prop 11, cor

Démontre la productivité des idées adéquates (et non des seules notions communes, probablement) : extension des idées adéquates dans l’âme, les unes à partir des autres par déduction ou raisonnement.

Les « idées de la raison » (Guéroult) tendent ainsi à se développer et à s’organiser en système ordonné de connaissances, qui suivent les unes des autres : « en construisant un système d’idées adéquates, l’âme (…) procède causalement en enchainant des idées de telle manière qu’elles se suivent nécessairement au lieu d’être données en vrac et au coup par coup » (Macherey, 299).

A partir de idées communes d’étendue, de mouvement, etc., nous pouvons déduire les propositions, théorèmes et lois, d’une géométrie et d’une physique : ainsi, la manière dont, dans l’appendice de la partie I, les mathématiques ont pu faire échapper au préjugé finaliste s’élucide.

Démonstration

Les idées adéquates étant identiques en Dieu et dans l’âme humaine, leur ordre l’est également. Donc lorsqu’une âme humaine déduit une idée à partir d’une idée adéquate, la première idée est bien cause de la seconde, du point de vue de l’ordre des idées en Dieu. Cette déduction relève de son activité propre qui suit les mêmes règles que celles selon lesquelles est ordonné l’intellect infini » (Macherey, 300).

Cette productivité des notions communes dans leur enchainement est illustrée par le développement de l’Ethique elle-même, dont Spinoza précisera qu’elle est entièrement écrite du point de vue des notions communes : Eth. V, 36, scolie (fin).

Scolie 1

Précise ce qui distingue les notions communes de diverses sortes d’ « images communes » avec lesquelles on risquerait de les confondre (et qui sont elles-mêmes confuses et abstraites) les « notions secondes », les termes « transcendantaux », les notions « universelles » : il y a ainsi comme une bonne et une mauvaise abstraction (celle de l’entendement, celle de l’imagination).

Les notions « secondes » : selon Macherey, les notions dérivées d’autres notions, qui n’ont pas pour objet des rapports entre des choses mais des rapports entre notions.

Les termes « transcendantaux » : Etre/Etant (ens), chose (res), etc.

Ce sont d’abord des façons de parler (des « termes », des mots) dont nos discours ne peuvent sans doute jamais se passer tout à fait (en tant qu’elles sont nécessaires au fonctionnement du langage).

« ces termes signifient des idées confuses au plus haut degré », dans la mesure où ils correspondent à l’imagination de tous les corps « confusément sans aucune distinction » ; cela tient à un surplus, un excès, une saturation des capacités de perception/imagination du corps humain, qui, limité, ne peut former clairement qu’un nombre limité d’images à la fois (des notions « fourre-tout » produites par « un phénomène de surimpression », Macherey, 306).

Les notions « universelles » ou genres : l’homme, le cheval, etc.

Se forment là encore par oubli des différences singulières (mais tout en conservant tout de même un certain rapport avec ce qu’elles identifient).

Le TRE prenait l’exemple de l’histoire d’amour (§82) : « Qu’on lise, par exemple, une seule pièce d’intrigue amoureuse, on la retiendra parfaitement tant qu’on n’en aura pas lu plusieurs du même genre, parce qu’alors elle est seule à régner dans l’imagination ; mais qu’il y en ait dans l’esprit plusieurs du même genre, nous les imaginons toutes ensemble, et il est facile de les confondre. (trad.. Saisset)

En réalité, ces notions générales ou universelles ne le sont qu’en apparence : leur contenu est loin d’être le même pour tout individu (cf. multiplicité des définitions de l’homme), ce qui témoigne du fait qu’elles ne saisissent pas des propriétés communes objectives des choses mais plutôt la manière toujours particulière dont celles-ci sont imaginées, par les affections du corps.

Ces idées ne sont pas des « notions communes » mais des « images communes », des êtres d’imagination, produits d’une mauvaise abstraction, et auxquels ne correspond rien de réel, à la différence des notions communes qui désignent bien des propriétés communes objectives ou réelles.

Scolie 2

Conclut et récapitule théorie de l’imagination et doctrine des notions communes.

Primitivement les deux scolies n’en formaient qu’un, comme l’attestent Eth. III, 1, et IV, 37.

Théorie des « genres de connaissance », déjà exposée avec certaines différences dans le Court Traité (II, 1 et 2) et dans le TRE (§ 10-16).

A propos des « genres de connaissance », lire aussi l’extrait du Cours de Gilles Deleuze, reproduit ici.

L’âme forme des « notions universelles » de 2 manières :

–       connaissance du premier genre ou opinion ou imagination, à son tour divisée en :

  • connaissance par (tirée de l’) expérience vague ou imagination : « à partir des singuliers qui se représentent à nous par le moyen des sens »

Cette connaissance est « vague » au sens (étymologique du terme) où les idées s’y forment sans ordre (du moins sans ordre intelligible : sine ordine ad intellectum), de manière vagabonde, au hasard des rencontres du corps et des associations d’idées qui les accompagnent.

  • connaissance par signes et rappel d’idées semblables ou opinion

Ces signes sont comme des « couches superposées d’interprétations substituées à cette réalité dont elles finissent par tenir lieu » (Macherey, 313), via les mécanismes de la mémoire et de l’association spontanée des idées, décrit en particulier par le scolie de la proposition 18. Ces représentations paraissent alors ordonnées, par habitude et tradition. C’est sur ce plan que se forment en particulier les « images communes » de la mauvaise abstraction dont il est question au scolie précédent.

Ces premières notions universelles ne sont que des « images communes », telles que définies par le scolie précédent, et elles reposent les unes et les autres sur le même mécanisme représentatif, producteur d’idées inadéquates.

–       connaissance du second genre ou raison : « à partir des notions communes » c’est-à-dire des idées adéquates des propriétés communes des choses.

Mais, surprise !, l’âme peut aussi former une connaissance de troisième genre, qui consiste en une connaissance de l’essence (singulière) des choses, et ceci directement à partir de « l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu » : « elle va directement de la connaissance des causes à celle des effets » (Macherey, 319) et produit non des « notions universelles » (en quelque sorte « désincarnées ») mais des « idées singulières concrètes » directement déduites à partir des attributs divins. C’est une « connaissance des choses singulières » (Eth. V, 36, scolie).

Une forme de « sur-rationalité » (Macherey), dont la procédure et les objets sont différents de ceux du 2e genre.

Le sens rationnel précis de ce 3e genre de connaissance (et sa déduction) reste ici en suspens (il ne sera vraiment abordé que dans la 5e partie). Et il fait l’objet ici d’une « révélation inopinée » (Macherey, 315) que rien n’a préparée jusque là dans le texte, mais qui lui paraît est analogue, dans sa forme, à la « pratique instantanée » (319 n.1) en quoi consiste cette connaissance « intuitive », c’est-à-dire non discursive.

Connaissance du 1e et du 2e genres sont associées par le fait qu’elles produisent toutes deux des « notions universelles », comme l’écrit Guéroult, « à partir du même texte imaginatif » (387), quoique seules les notions communes méritent en fait ce nom et soient adéquates. La connaissance du troisième genre s’en distingue, semble-t-il, en tant qu’elle produit des idées d’essences (singulières).

Mais connaissance du 2e et du 3e genres seront associées dès la prop. 41 en tant qu’elles sont nécessairement adéquates et vraies, alors que la connaissance du 1e genre, au contraire, est l’unique cause de fausseté (en particulier dans la mesure où l’imagination produit ces fausses généralités).

Enfin, Guéroult souligne que les connaissances du 1e et du 3e genre ont en commun de porter sur des choses singulières – existantes, pour le 1e genre, dans leur essence pour le 3e genre.

Pour Macherey, par là Spinoza continue de « remettre en cause l’opposition traditionnelle du vrai et du faux, présentée comme ligne de partage absolu qui, traversant le domaine de la connaissance en son milieu, permettrait à elle seule d’en comprendre l’économie interne. » (316). En particulier, il faut noter qu’il y a plusieurs manières de produire des idées adéquates, et par là vraies ; et ces manière s’ordonnent, c’est-à-dire que la connaissance du 3e genre est posée comme troisième, venant après et présupposant d’une certaine manière la connaissance du second genre. Pas plus qu’entre le 1e et le 2e, il n’y a de rupture absolue entre le 2e et le 3e.

Ces 3 genres de connaissance sont illustrés par l’exemple du quatrième nombre proportionnel, déjà utilisé dans le Court traité et dans le TRE.

L’exemple présente trois manières de résoudre le même problème, en obtenant formellement la même solution exacte, mais par des procédures et selon des valeurs (en teneur de connaissance) foncièrement différentes : cela renforce l’idée selon laquelle les enjeux réels de la connaissance ne peuvent être saisis à travers l’alternative abstraite du « vrai » et du « faux ».

Cet exemple de la quatrième proportionnelle se retrouve dans le Court traité (II, 1) et dans le TRE. Notons aussi qu’il concerne des « marchands », ce qui entre en résonance avec les origines familiales de Spinoza.

1e manière d’obtenir le 4e nombre : sur le mode de la « recette infaillible » transmise par un maître (donc par des « signes » ou par « ouï-dire », cf. plus haut), mais dont on ne connaît pas la démonstration, c’est-à-dire le caractère rationnel et nécessaire.

2e manière : par expérience (directe) répétée.

Ces 2 manières sont équivalentes du point de vue de leur valeur de connaissance (1e genre).

3e manière : par la connaissance de la démonstration euclidienne (2e genre), et son application au cas particulier examiné.

4e manière : par saisie intuitive du rapport de proportionnalité, dans la mesure où ce rapport est rendu plus immédiatement saisissable du fait de la simplicité des nombres en question. Cette saisie peut être dite « intuitive » dans le sens où elle ne consiste pas dans l’application d’une règle universelle à un cas particulier : le nombre 6 est saisi directement à partir de la saisie préalable et tout aussi intuitive des autres nombres concernés (1, 2, etc.) et de leur relation.

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