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Sur les notions communes – extrait du lexique de Gilles Deleuze

NOTIONS COMMUNES. – Les notions communes (Ethique, II, 37-40) ne sont pas ainsi nommées parce qu’elles sont communes à tous les esprits, mais d’abord parce qu’elles représentent quelque chose de commun aux corps: soit à tous les corps (l’étendue, le mouvement et le repos), soit à certains corps (deux au minimum, le mien et un autre). En ce sens, les notions communes ne sont pas du tout des idées abstraites mais des idées générales (elles ne constituent l’essence d’aucune chose singulière, II, 37); et, suivant leur extension, suivant qu’elles s’appliquent à tous les corps ou seulement à certains, elles sont plus ou moins générales (Traité théologico-politique, chap. 7).

Chaque corps existant se caractérise par un certain rapport de mouvement et de repos. Quand les rapports correspondant à deux corps se composent, les deux corps forment un ensemble de puissance supérieure, un tout présent dans ses parties (ainsi le chyle et la lymphe comme parties du sang, cf. lettre XXXII à Oldenburg). Bref, la notion commune est la représentation d’une composition entre deux ou plusieurs corps, et d’une unité de cette composition. Son sens est biologique plus que mathématique; elle exprime les rapports de convenance ou de composition des corps existants. C’est seulement en second lieu qu’elles sont communes aux esprits; et là encore plus ou moins communes, puisqu’elles ne sont communes qu’aux esprits dont les corps sont concernés par la composition et l’unité de composition considérées.

Tous les corps, même ceux qui ne conviennent pas entre eux (par exemple, un poison et le corps empoisonné), ont quelque chose de commun : étendue, mouvement et repos. C’est que tous se composent du point de vue du mode infini médiat. Mais ce n’est jamais par ce qu’ils ont de commun qu’ils disconviennent (IV, 30). Reste qu’en considérant les notions communes les plus générales, on voit du dedans où cesse une convenance, où commence une disconvenance, à quel niveau se forment les « différences et oppositions » (II, 29, sc.).

Les notions communes sont nécessairement des idées adéquates : en effet, représentant une unité de composition, elles sont dans la partie comme dans le tout et ne peuvent être conçues qu’adéquatement (II, 38 et 39). Mais tout le problème est de savoir comment nous arrivons à les former. De ce point de vue, prend toute son importance la plus ou moins grande généralité de la notion commune. Car, en plusieurs endroits, Spinoza fait comme si nous allions des plus générales aux moins générales (Traité théologico-politique, chap. 7; Ethique, II, 38 et 39). Mais il s’agit alors d’un ordre d’application, où nous partons des plus générales pour comprendre du dedans l’apparition des disconvenances à des niveaux moins généraux. Les notions communes sont donc ici supposées données. Tout autre est leur ordre de formation. Car, lorsque nous rencontrons un corps qui convient avec le nôtre, nous éprouvons un affect ou sentiment de joie-passion, bien que nous ne connaissions pas encore adéquatement ce qu’il a de commun avec nous. Jamais la tristesse, qui naît de notre rencontre avec un corps ne convenant pas avec le nôtre, ne nous induirait à former une notion commune; mais la joie-passion, comme augmentation de la puissance d’agir et de comprendre, nous induit à le faire : elle est cause occasionnelle de la notion commune. C’est pourquoi la Raison se définit de deux façons, qui montrent que l’homme ne naît pas raisonnable, mais montrent comment il le devient: 1° un effort pour sélectionner et organiser les bonnes rencontres, c’est-à-dire les rencontres des modes qui se composent avec nous et nous inspirent des passions joyeuses (sentiments qui conviennent avec la raison); 2° la perception et compréhension des notions communes, c’est-à-dire des rapports qui entrent dans cette composition, d’où l’on déduit d’autres rapports (raisonnement) et à partir desquels on éprouve de nouveaux sentiments, cette fois actifs (sentiments qui naissent de la raison).

C’est au début du livre V que Spinoza expose l’ordre de formation ou la genèse des notions communes, par opposition au livre II qui s’en tenait à l’ordre d’application logique: 1° « Aussi longtemps que nous ne sommes pas dominés par des affects contraires à notre nature… », affects de tristesse, aussi longtemps nous avons le pouvoir de former des notions communes (cf. V, 10, qui invoque explicitement les notions communes ainsi que les propositions précédentes). Les premières notions communes sont donc les moins générales, celles qui représentent quelque chose de commun entre mon corps et un autre qui m’affecte de joie-passion; 2° De ces notions communes découlent à leur tour des affects de joie, qui ne sont plus des passions mais des joies actives venant, pour une part, doubler les premières passions, pour une autre part, s’y substituer; 3° Ces premières notions communes et les affects actifs qui en dépendent nous donnent la force de former des notions communes plus générales, exprimant ce qu’il y a de commun, même entre notre corps et des corps qui ne lui conviennent pas, qui lui sont contraires ou l’affectent de tristesse; 4° Et de ces nouvelles notions communes découlent de nouveaux affects de joie active qui viennent doubler les tristesses et remplacer les passions nées de la tristesse.

L’importance de la théorie des notions communes doit être évaluée de plusieurs points de vue : 1° Cette théorie n’apparaît pas avant l’Ethique; elle transforme toute la conception spinoziste de la Raison, et fixe le statut du second genre de connaissance; 2° Elle répond à la question fondamentale : comment arrivons-nous à former des idées adéquates, et dans quel ordre, alors que les conditions naturelles de notre perception nous condamnent à n’avoir que des idées inadéquates? 3° Elle entraîne le remaniement le plus profond du spinozisme: alors que le Traité de la réforme ne s’élevait à l’adéquat qu’à partir d’idées géométriques encore imprégnées de fiction, les notions communes forment une mathématique du réel ou du concret grâce à laquelle la méthode géométrique est affranchie des fictions et abstractions qui en limitaient l’exercice; 4° C’est que les notions communes sont des généralités, en ce sens qu’elles ne concernent que les modes existants sans rien constituer de leur essence singulière (II, 37). Mais elles ne sont nullement fictives ou abstraites : elles représentent la composition des rapports réels entre modes ou individus existants. Alors que la géométrie ne saisit que des rapports in abstracto, les notions communes nous les font saisir tels qu’ils sont, c’est-à-dire tels qu’ils sont nécessairement incarnés dans les êtres vivants, avec les termes variables et concrets entre lesquels ils s’établissent. C’est en ce sens que les notions communes sont plus biologiques que mathématiques, et forment une géométrie naturelle qui nous fait comprendre l’unité de composition de la Nature entière et les modes de variation de cette unité.

Le statut central des notions communes est bien indiqué par l’expression « second genre de connaissance », entre le premier et le troisième. Mais de deux manières très différentes, non symétriques. Le rapport du deuxième au troisième genre apparaît sous la forme suivante : étant des idées adéquates, c’est-à-dire des idées qui sont en nous comme elles sont en Dieu (II, 38 et 39), les notions communes nous donnent nécessairement l’idée de Dieu (II, 45, 46 et 47). L’idée de Dieu vaut même pour la notion commune la plus générale, puisqu’elle exprime ce qu’il y a de plus commun entre tous les modes existants, à savoir qu’ils sont en Dieu et sont produits par Dieu (II, 45, sc. et surtout V, 36, sc., qui reconnaît que toute L’Ethique est écrite du point de vue des notions communes, jusqu’aux propositions du livre V concernant le troisième genre). L’idée de Dieu comme faisant fonction de notion commune est même l’objet d’un sentiment et d’une religion propres au second genre (V, 14-20). Reste que l’idée de Dieu n’est pas en elle-même une notion commune, et que Spinoza la distingue explicitement des notions communes (II, 47 sc.) : c’est précisément parce qu’elle comprend l’essence de Dieu, et ne fait fonction de notion commune que par rapport à la composition des modes existants. Quand donc les notions communes nous conduisent nécessairement à l’idée de Dieu, elles nous amènent à un point où tout bascule, et où le troisième genre va nous découvrir la corrélation de l’essence de Dieu et des essences singulières des êtres réels, avec un nouveau sens de l’idée de Dieu et de nouveaux sentiments constitutifs de ce troisième genre (V, 21-37). II n’y a donc pas rupture du deuxième au troisième genre, mais passage d’un versant à l’autre de l’idée de Dieu (V, 28) : nous passons au-delà de la Raison comme faculté des notions communes ou système des vérités éternelles concernant l’existence, nous entrons dans l’entendement intuitif comme système des vérités d’essence (parfois nommé conscience, puisque c’est là seulement que les idées se redoublent ou se réfléchissent en nous celles qu’elles sont en Dieu, et nous font expérimenter que nous sommes éternels).

Quant au rapport du second genre avec le premier, il se présente ainsi, malgré la rupture : en tant qu’elles s’appliquent exclusivement aux corps existants, les notions communes concernent des choses qui peuvent être imaginées (c’est même pourquoi l’idée de Dieu n’est pas en elle-même une notion commune, II, 47, sc.). Elles représentent en effet des compositions de rapports. Or, ces rapports caractérisent les corps en tant qu’ils conviennent les uns avec les autres, en tant qu’ils forment des ensembles et s’affectent les uns les autres, chacun laissant dans l’autre des « images », les idées correspondantes étant des imaginations. Et sans doute les notions communes ne sont-elles nullement des images ou des imaginations, puisqu’elles s’élèvent à une compréhension interne des raisons de convenance (II, 29, sc.). Mais elles ont avec l’imagination une double relation. D’une part, une relation extrinsèque : car l’imagination ou l’idée d’affection du corps n’est pas une idée adéquate, mais, quand elle exprime l’effet sur nous d’un corps qui convient avec le nôtre, elle rend possible la formation de la notion commune qui comprend du dedans et adéquatement la convenance. D’autre part, une relation intrinsèque : car l’imagination saisit comme effets extérieurs des corps les uns sur les autres ce que la notion commune explique par les rapports internes constitutifs; il y a donc une harmonie nécessairement fondée entre les caractères de l’imagination et ceux de la notion commune, qui fait que celle-ci s’appuie sur les propriétés de celle-là (V, 5-9).

G. Deleuze, Spinoza philosophie pratique, p. 126-132.

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