Les 15 premières propositions de L’Ethique ont défini ce qu’est Dieu, c’est-à-dire l’essence de Dieu et établit son existence nécessaire : les propositions 16 à 36 sont consacrées à sa puissance, c’est-à-dire à son action/agir, à sa production, à tout ce qui procède et s’explique à partir de lui, à Dieu comme cause : « ce que Dieu fait étant donné ce qu’il est » (Macherey, 133).
Autrement dit : comment cette substance infinie qu’est Dieu produit la totalité de l’univers ?
L’ensemble de ces propositions conduira à identifier l’essence (infinie) de Dieu et sa puissance causale ou productivité (infinie) : l’essence infinie de la substance divine consiste à produire la réalité infinie, c’est-à-dire toutes les affections possibles d’elle-même, et ce de manière immanente. Est ainsi réfutée toute idée de « création » de la Nature par un Dieu conçu comme créateur transcendant.
Les propositions 16 à 20 vont d’abord déduire les caractères généraux de l’agir divin (comme cause efficiente, nécessaire, première, libre et immanente), puis les prop. 21 à 29 détermineront comment s’opère la production des modes. L’un des enjeux essentiels étant de montrer que le rapport de Dieu à ses modes n’a rien d’une « création ».
- 16-18 : caractères généraux de l’agir divin (comme cause efficiente, nécessaire, première, libre et immanente)
- 19-20 : éternité et immuabilité de l’agir divin dans chacun de ses attributs.
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Prop. XVI : De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses d’une infinité de manières (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un intellect infini).
demonstratio par 1, def 6
La nature divine est telle qu’elle entraine nécessairement une infinité infinie de « choses », d’effets, qui en sont les conséquences nécessaires : tout ce que l’on peut concevoir à partir de l’idée de Dieu (« intellect infini ») doit aussi être, en tant que causé par lui, et ce de toutes les manières concevables (selon l’infinité des attributs).
Ces « choses » qui suivent de la nature divine sont ses modes ou affections : les modes ne sont donc rien d’autre que les propriétés et les conséquences nécessaires de Dieu.
« tout ce qui peut tomber sous un intellect infini » : Autrement dit, Dieu doit produire tout le concevable/possible, et il est exclu qu’il ne le produise pas (cette production ne relève pas d’une décision). L’existence de Dieu implique l’existence des modes.
De « l’intelligibilité intégrale de tout le réel » découle la « nécessité d’une réalisation intégrale de tout l’intelligible ». (Matheron, Etudes…, 567, et aussi p. 577).
La démonstration combine deux principes :
- d’une chose quelconque découlent nécessairement des effets, de la même manière que de sa définition découle nécessairement des propriétés ; Spinoza associe/identifie, sous le terme de « nécessité » les rapports principe/conséquence (logique), définition ou essence/propriétés (ontologique), cause/effets (physique) ; le verbe « suivre », très fréquent dans l’Ethique, et singulièrement au livre I, désigne cette nécessité pensée simultanément comme logique, ontologique et physique.
- axiome de proportionnalité entre degré de réalité et degré de propriétés/conséquences/effets : plus une chose a de réalité, plus son essence – et donc sa définition – est « riche », plus elle entraine de « choses » à sa suite, plus elle produit d’effets. Axiome qui rappelle celui de la 9 (+/- de réalité = +/- d’attributs).
Donc : une chose conçue comme infiniment infinie doit donc produire une infinité infinie d’effets, c’est à dire « une infinité de choses d’une infinité de manières », c’est-à-dire « tout » ce qui est concevable (sans reste, comme le précisera le scolie de la prop. 17)
corollaire 1 : Dieu est la cause efficiente de toutes choses.
« cause efficiente » : son essence est effectivement la cause de toutes les propriétés qui en dérivent, qui en sont ses effets réels.
corollaire 2 : Dieu est cause par soi et non par accident.
Dieu produit par la nécessité interne de sa nature (« par soi »), et non de manière indéterminée ou contingente (« par accident »).
corollaire 3 : Dieu est absolument cause première.
Cf. scolie de la prop. 17 : « Dieu est premier au point de vue causal par rapport à toute chose » (cf. aussi prop. 1), premier absolument ou principiellement, et non relativement à quoi que ce soit ni chronologiquement.
L’enjeu est de montrer que Dieu agit (produit) par la même nécessité qu’il existe, c’est-à-dire qu’en ce qui concerne Dieu être (essence), exister (existence) et agir (produire ou causer) sont une seule et même chose. De même que Dieu existe nécessairement, il cause toutes choses nécessairement (cf. Eth, IV, préface : Dieu « agit par la même nécessité que celle par laquelle il existe »).
Cette nécessité est précisément « la nécessité de la nature divine », c’est-à-dire celle d’une substance absolument infinie, et en cela infiniment productive ou causalement active.
Cela signifie aussi que Dieu est cause de toutes choses au même sens où il est « cause de soi » (Eth, I, scolie de la prop. 25) : se produire = produire.
En ce sens, Dieu est à la fois raison d’être (cause réelle ou physique) d’une infinité de « choses », et raison de connaître (cause intelligible, principe) de ces mêmes « choses » : raison d’être et de connaître de tout ce qui est et peut être.
Prop. XVII : Dieu agit par les seules lois de sa nature, et forcé par personne.
demonstratio par 1, prop 16 | 1, prop 15
L’enjeu de la prop., de ses 2 corollaires et de son scolie est de redéfinir ce qu’il faut entendre par « liberté » de Dieu.
La proposition elle-même établit que Dieu est « libre » et non « forcé » ou « contraint » (coactus), au sens de la définition 7. : « Est dite libre la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature, et se détermine par soi seule à agir: et nécessaire, ou plutôt contrainte, celle qu’autre chose détermine à exister et à opérer de façon précise et déterminée ».
Contre qui écrit Spinoza ici (et en particulier dans le scolie) ?
Il n’y a aucune controverse sur l’idée que Dieu est « libre ».
L’enjeu n’est pas l’énoncé de la liberté divine, mais le contenu même de cette liberté. C’est pourquoi la liberté de Dieu n’est énoncée explicitement que dans le corollaire, une fois son contenu spécifié par la proposition elle-même : « libre » ne signifie pas par un libre décret mais par une nécessité interne ou autonome.
Moreau : « on est en train, sans le dire explicitement, de substituer à l’idée de création, ou à l’idée d’organisation d’un chaos informe, l’idée de production rigoureuse suivant un système de lois » (Cours).
Toutes les « actions » – ou effets, conséquences, propriétés – de Dieu découlent des lois de sa nature (prop. 16); d’autre part, comme tout est en Dieu (prop. 15), rien ne lui étant extérieur, il ne peut être déterminé par quoi que ce soit d’autre que sa propre nature. Donc, tout ce qui est produit par Dieu suit des seules lois de sa nature : il n’est en rien « contraint » (coactus), au sens de déterminé de l’extérieur.
L’action de Dieu est nécessaire en ce sens qu’elle est déterminée par des lois, mais non « contrainte » (forcée, soumise), car ces lois sont celles de sa seule/propre nature (ce sont ses lois / il est « ses/ces » lois lui-même). Et c’est justement cela qu’être « libre » : être et agir selon une nécessité intrinsèque.
Pas de cause ni interne ni externe qui « incite » Dieu à agir.
Pas de cause extérieure : toutes choses étant en Dieu, Dieu n’a pas d’extérieur et n’a pas à « sortir » de lui-même pour agir.
Pas de cause intérieure : si l’on entend par là ce qui serait sa « volonté », ou sa bonté, sa miséricorde, son amour, etc.
La seule perfection de sa nature, autrement dit la richesse infinie de son essence, conduit Dieu à agir, à produire tout ce qui est.
Dieu seul est cause libre car lui seul existe et agit par la seule nécessité de sa nature.
La prop. 17 démontre seulement que Dieu agit par les seules lois de sa nature, non qu’il est le seul à être tel : c’est le rôle de ce corollaire ; qui rassemble les acquis des prop. 11, 14 et 17.
Moreau insiste sur le fait que l’adjectif « libre » n’apparaît que dans le corollaire, parce qu’il a fallu d’abord en redéfinir le contenu dans la proposition (et par la déf. 7). Libre = nécessité interne (≠ contrainte : nécessité externe).
scolie : en quel sens faut-il comprendre la liberté de Dieu ?
Spinoza combat ici l’idée d’un « libre-arbitre » divin (ou encore d’une volonté divine conçue comme pouvoir arbitraire), tel que conçu par l’opinion courante et aussi bien par la plupart des philosophes et théologiens.
C’est aussi l’idée d’un Dieu souverainement créateur qui est ici conjurée et réfutée.
Au fond de cette erreur se trouve une mécompréhension de l’idée de nécessité (conçue à tort comme opposée à celle de liberté), et la confusion entre nécessité interne (libre) et nécessité externe (contrainte).
Les adversaires de Spinoza accordent généralement la nécessité aux effets de Dieu – aux créatures, à la « nature naturée » – mais non au principe de production de cette nature lui-même (= Dieu ou « nature naturante ») : car, pensant la nécessité d’abord comme nécessité externe (celles des modes finis), ils croient à tort que la nécessité témoignerait d’une soumission de Dieu, d’une contrainte exercée sur lui, d’une limitation de son « pouvoir ».
Spinoza s’en prend ici manifestement et notamment à Descartes et sa doctrine de la « création des vérités éternelles ».
4 temps réfutatifs :
- réfutation par l’absurde :
- il ne faut pas confondre potestas (pouvoir, loi politique, juridique) et potentia (puissance, nécessité).
- Il ne faut pas confondre « ce qui arrive » (sur fond de contingence) et « ce qui se/est produit » (nécessité causale)
- Se contente de noter l’absurdité de la thèse de la liberté divine comme liberté de faire autrement (en tant qu’elle contredit l’idée de causalité générale)
- réfutation : problème de la définition de la perfection et de l’omnipotence divines (controverse Descartes, Spinoza, Leibniz).
- En gros : « Tout le monde est d’accord sur le fait que Dieu est parfait, mais personne n’est d’accord sur le contenu que l’on met dans cette perfection. Ou bien la perfection de Dieu consiste à créer librement des vérités éternelles [Descartes], ou bien elle consiste à produire nécessairement tout ce qui est contenu dans sa nature [Spinoza], ou bien, elle consiste à choisir le meilleur [Leibniz] » (Moreau, cours ENS).
- La position contestée consiste à dire que l’entendement divin voit en acte toute chose ; cependant la volonté divine ne créerait pas actuellement tout ce que Dieu voit en acte ; sinon, il n’y aurait plus d’espace pour la décision divine. Pour laisser une place à la liberté divine, il pensent devoir concevoir Dieu comme « indifférent », décidant de faire exister, ou non, tel ou tel possible. Ils font un lien entre omnipotence divine et actualité : l’omnipotence divine ainsi conçue a besoin d’un « reste », d’une possibilité, d’un écart entre l’actuel/réel et le possible.
- Retraduction spinoziste des termes des théologiens : omnipotence est retraduit en « souveraine puissance (potentia) de Dieu » ; puis en « nature infinie » ; La « puissance » n’est pas un propre de Dieu, mais sa nature même (Dieu n’a pas la ou de la puissance/pouvoir, il est puissance infinie de production).
- la puissance ne doit pas être comprise comme un reste d’indécision ou d’indétermination, mais comme nature infinie, c’est-à-dire lois nécessaires de production de toute chose.
- le raisonnement courant des théologiens concernant la liberté de Dieu consiste en réalité non seulement à diminuer mais même à nier la toute-puissance divine.
- Spinoza insiste ici sur un autre aspect de la thèse des théologiens : le statut des choses possibles/créables qui n’arriveront pas à l’existence.
- Or, si l’on comprend bien la puissance en terme de productivité selon des lois (et non comme potestas de type politique ou juridique, décret souverain), l’idée qu’il y ait des choses créables/possibles est une preuve de l’impuissance divine : quelque chose (donc en dehors de lui) empêcherait Dieu de réaliser toute sa puissance.
- « Pour quelqu’un qui, comme Spinoza, conçoit la puissance en termes de potentia, et non pas de potestas, c’est-à-dire en termes de productivité selon des lois, ne pas mettre en œuvre sa puissance, c’est de l’impuissance, c’est-à-dire : une preuve de contraintes. Si je n’utilise pas toute ma puissance, c’est qu’il y a quelque chose qui m’en empêche. Donc, si on comprend réellement ce que c’est que la puissance, la thèse des théologiens sur l’inactualisation de choses créables, est une preuve d’impuissance divine, donc revient à dire que Dieu n’est pas omnipotent. » (Moreau, cours ENS).
- entendement et volonté
- s’il était vrai qu’il y avait entendement et volonté divins, ces entendement et volonté n’auraient rien de commun avec les nôtres que leur nom : simple homonynie.
Prop. XVIII : Dieu est de toutes choses cause immanente, et non transitive.
demonstratio par 1, prop 15 | 1, prop 16, cor 1 | 1, prop 14 | 1, def 3
Proposition capitale qui livre l’un des points essentiels de l’ontologie spinoziste : « l’immanentisme » de Spinoza.
Dieu est « cause immanente » : il est cause de ce qui est en lui ; il n’est pas extérieur à ce qu’il produit ; ce qu’il produit – son effet – est produit à l’intérieur de lui ; l’action causale de Dieu est interne aux choses ; Dieu est la cause qui est en toute chose.
Dieu n’est pas « cause transitive » : rien de ce qu’il produit n’est produit à l’extérieur de lui. Son action causale n’est pas externe aux choses. Ce type de causalité n’existe qu’entre les modes finis.
Autrement dit, non seulement toute chose est en Dieu (prop. 14 et 15), mais Dieu est en chaque chose, en tant que sa cause immanente : ainsi, chaque chose exprime la puissance causale de Dieu.
Démo en deux temps (d’abord l’immanence puis l’intransitivité) :
- Dieu est cause des « choses qui sont en lui » (par prop. 15 et prop. 16 cor 1) : il est donc cause immanente en ce sens qu’il est cause de tout ce qui est comme étant en lui (n’est cause de rien d’extérieur à lui) ;
- Il n’y a pas d’autre substance que Dieu : Dieu n’est donc pas cause « transitive », c’est-à-dire ne saurait produire quoi que ce soit d’extérieur (ou « transitif ») à lui, qui en serait réellement séparé ou autre que lui (comme en une autre substance).
Moreau justifie le caractère double de la proposition : On pourrait concevoir des choses qui seraient à la fois causes immanentes (partielles) et causes transitives de ce qu’elles produisent (par ex. un organisme agit à la fois par une sorte de causalité immanente et par une causalité transitive) ; Mais Dieu ne peut être que cause immanente seulement, étant donné son caractère de totalité absolue (non relative/partielle).
La prop. 25 (scolie et cor.) achèvera d’énoncer l’identité absolue entre Dieu et les choses : « au sens où Dieu est dit cause de soi, il doit être dit aussi cause de toutes choses ».
Prop. XIX : Dieu, autrement dit tous les attributs de Dieu sont éternels.
demonstratio par 1, def 6 | 1, prop 11 | 1, prop 7 | 1, def 8 | 1, def 4
Etablit l’éternité (au sens de la définition 4) de Dieu, et plus particulièrement de ses attributs.
Là encore, tout le monde s’accorde nominalement sur l’idée que Dieu est « éternel », mais ici l’éternité de Dieu est redéfinie en terme de causalité nécessaire et absolue, et identifiée à celle de ses attributs.
L’enjeu des prop. 19 et 20 est sans doute d’articuler la diversité changeante des modes avec l’éternité de la substance, réaffirmée ici au niveau des attributs : la Nature est à la fois, et sans contradiction, immuable (dans ses lois, ses causes fondamentales) et changeante (dans ses effets), une et diverse.
Procède en deux temps.
- C’est directement du caractère substantiel – et non pas spécifiquement du caractère divin – que se déduit l’éternité de la substance divine : l’éternité de Dieu est impliquée par le fait que Dieu est une substance qui existe nécessairement étant cause de soi.
- Les attributs enveloppant ce qui appartient à la substance, exprimant son essence, ils doivent tous être éternels eux-mêmes. Autrement dit, l’étendue, la pensée, et tous les autres attributs de Dieu, existent éternellement.
Le scolie ajoute une seconde démonstration : l’existence de Dieu est une vérité éternelle.
Dieu est éternel tant du point de vue de l’essence que de l’existence (qui sont, en ce qui le concerne, une seule et même chose, cf. prop. 20).
Prop. XX : L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose.
demonstratio par 1, prop 19 | 1, def 8 | 1, def 4
Identification de l’essence et de l’existence de Dieu (identification réservée à Dieu).
Chaque attribut, étant éternel, exprime une existence éternelle.
Les attributs expliquent donc simultanément l’éternité de l’essence ET de l’existence de Dieu ; donc on peut dire que ce qui explique ou constitue l’essence éternelle de Dieu explique ou constitue en même temps son existence éternelle.
Essence et existence éternelles, en ce qui concerne Dieu, sont donc une seule et même chose.
Thèse traditionnelle en théologie, mais dont le sens est transformé par Spinoza dans la mesure où il la démontre par l’intermédiaire des attributs et de leur éternité : les attributs expliquent d’un seul et même mouvement l’essence (par déf.) et l’existence (parce qu’ils sont éternels) de la substance divine, ce qui prouve l’identité entre elles deux.
Pourquoi Spinoza éprouve le besoin d’énoncer non seulement que Dieu est éternel mais que Dieu est une vérité éternelle ? C’est qu’il y a une différence entre les deux : mais pas dans le cas de Dieu, justement.
Les attributs de Dieu étant éternels, ils sont du même coup immuables : ils ne peuvent pas plus changer du point de vue de l’essence (= éternels) que du point de vue de l’existence (= immuables), puisque leur essence et leur existence sont une seule et même chose. Ils sont soient éternels et immuables, soit non éternels et changeants ; or il est démontré qu’ils sont éternels.
Changer d’essence = de vrai devenir faux : toujours le modèle exemplaire des êtres de raison mathématiques (géométriques) ; changer d’essence ce serait changer de propriétés et de lois, à la manière dont un triangle perdrait ses propriétés de triangle et les théorèmes qui découlent de sa définition.
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