Les propositions 12 à 20 ont développé les principes de formation et de dérivation des affects complexes – ou des complexes affectifs -, à partir des trois affects primaires que sont le désir, la joie et la tristesse : sous l’effet de la représentation imaginative et de ses divers mécanismes (association d’idées, mémoire, etc.), nous sommes portés à aimer et à haïr, à apprécier et déprécier diverses « choses » dans la mesure où nous y investissons notre conatus (le désir se donne des objets).
La nouveauté des propositions 21 à 34, qui mettent en place les mécanismes du « mimétisme » affectif (affectuum imitatio) – autour de la proposition 27, qui en constitue le centre -, c’est que certaines de ces « choses » sont elles-mêmes susceptibles d’être affectées : ou plutôt, nous prêtons à certaines choses des affects, et ceux-ci déterminent à leur tour nos affects, par identification et imitation affectives. Ces propositions développent ainsi les mécanismes complexes d’un véritable « commerce affectif » (Macherey), qui consiste dans la projection imaginaire des affects de certaines choses sur d’autres choses.
Ces « choses » auxquelles nous prêtons spontanément des affects semblables aux nôtres, se précisent peu à peu comme étant en particulier d’autres individus, d’autres personnes, d’autres hommes, plus exactement d’autres êtres que nous imaginons « semblables à nous » ; c’est donc la base élémentaire des relations interindividuelles et interpersonnelles, du lien social et des communautés humaines, qui est ici en jeu. Sur la manière dont l’imitation des affects détermine les hommes à entrer dans des rapports de force et de pouvoir, cf. l’extrait d’Alexandre Matheron disponible ici.
Macherey : « Dans les propositions 21 à 34 du De Affectibus, Spinoza s’engage ainsi dans l’entreprise de ce que nous appellerions aujourd’hui une psychosociologie. » (188, n. 2).
Les prop. 21 à 24 : situations duelles et triangulaires
Les prop. 25 et 26 : sentiments altruistes et personnels
La prop. 27 : imitation des affects
Les prop. 28 à 30 : agir sous le regard d’autrui
Les prop. 31 à 34 : effets rétroactifs du mimétisme affectif
Prop. 21 : Qui imagine affecté de Joie ou de Tristesse ce qu’il aime sera aussi affecté de Joie ou bien de Tristesse ; et l’un et l’autre affect sera plus ou moins grand dans l’amant, selon que l’un et l’autre est plus ou moins grand dans la chose aimée.
demonstratio par 3, prop 19 | 3, prop 11, sc
Les prop. 21 et 22 concernent l’identification affective à l’égard des choses que nous aimons, les prop. 23 et 24 la contre-identification à l’égard de celles que nous avons en haine : mais leur nouveauté fondamentale par rapport aux prop. 19 et 20, consiste dans le fait qu’elles concernent non plus ces choses en elles-mêmes (ni leur nature, ni leurs aspects ni leur existence comme dans les propositions précédentes) mais les affects que nous leur prêtons.
Non seulement nous souffrons à l’idée de la disparition d’une chose aimée (19), mais aussi à l’idée de sa tristesse (21).
Les propositions 21 à 24 doivent être lues et comprises ensemble, selon une sorte de schéma en chiasme :
Les prop. 21 et 23 concernent les affects « primaires » (Joie/Tristesse) à l’égard d’une chose que l’on aime ou que l’on hait, et que l’on imagine affectée elle-même soit de Joie, soit de Tristesse : nous nous réjouissons de la Joie de ce que nous aimons, et nous attristons de sa Tristesse (21) ; inversement, nous nous réjouissons de la Tristesse de ce que nous haïssons et nous nous attristons de sa Joie (23).
Les prop. 22 et 24 concernent les affects « secondaires » (Amour/Haine) que nous éprouvons à l’égard de la cause supposée des affects que nous attribuons à la chose aimée/haïe, selon le schéma d’une relation triangulaire (« quelqu’un », un tiers, un autre agent) : nous aimons ce que nous imaginons réjouir ce que nous aimons, et haïssons ce que nous imaginons attrister ce que nous aimons (22) ; inversement, nous aimons ce que nous imaginons attrister ce que nous haïssons, et haïssons ce que nous imaginons réjouir ce que nous haïssons (24).
Tous ces transferts s’opèrent par ailleurs selon des degrés : « autant que … autant que ».
La prop. 21 assure plus particulièrement l’identification affective à l’égard de la chose aimée, selon une règle de proportionnalité : nous éprouvons les mêmes affects (Joie ou Tristesse) que ceux que nous prêtons aux choses que nous aimons, et selon la même proportion. Si nous pensons que ce que nous aimons souffre, nous en souffrons aussi : nous souffrons du malheur de ce qui nous est cher (ce que le scolie de la prop. 22 appellera « pitié » ou commiseratio). Si nous pensons que ce que nous aimons jouit, nous en jouissons aussi. Dans les mêmes proportions.
Démonstration
« L’image de la Joie de la chose aimée aide dans l’amant l’effort de son Esprit » par lequel celui-ci s’efforce de poser l’existence de la chose aimée, car « la Joie pose l’existence de la chose joyeuse », en tant qu’elle est passage à une plus grande perfection (selon le scolie de la prop. 11 de la partie III).
Ainsi, cette image affecte d’autant plus l’amant de Joie.
C’est en particulier la définition de la Joie (scolie de la prop. 11) comme passion consistant dans l’augmentation de la puissance de penser de l’esprit, c’est-à-dire comme passage de l’esprit à une plus grande perfection, qui permet de démontrer que pour un esprit imaginer la chose aimée joyeuse aide celui-ci à imaginer la présence de la chose (selon la logique de la prop. 19), et ainsi à éprouver lui-même un surcroit de joie.
Imaginer la chose aimée joyeuse, c’est l’imaginer augmentée dans sa puissance d’agir, dans sa « perfection » ou « réalité ». L’imaginer augmentée dans son existence, c’est imaginer plus facilement et fortement sa présence, ce qui nous rend d’autant plus joyeux.
Prop. 22 : Si nous imaginons que quelqu’un affecte de Joie une chose que nous aimons, nous serons affectés d’Amour à son égard. Si au contraire nous imaginons qu’il l’affecte de Tristesse, nous aussi, au contraire, nous serons affectés de haine à son encontre.
demonstratio par 3, prop 21 | 3, prop 13, sc
La cause que nous attribuons à la Joie que nous prêtons à la chose aimée devient objet d’amour, par transfert : nous aimons ce qui rend joyeux ce que nous aimons. Et inversement.
Principe de contagion et multiplication : cette prop. peut s’appliquer pour ainsi dire indéfiniment à elle-même, c’est-à-dire aux objets secondaires d’amour et de haine par imitation.
Démonstration
En deux temps, s’appuyant sur la proposition précédente et sur la définition de l’amour (prop. 13 scolie) :
– quand nous imaginons une chose aimée affectée de joie ou de tristesse, nous sommes également affectés de joie ou de tristesse (ce qui vient d’être démontré dans la prop. 21)
– éprouver de la joie ou de la tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure, c’est aimer cette cause extérieure (scolie de la prop. 13)
Est aimée pour ainsi dire par ricochet, indirectement, la cause extérieure (directe) de la joie de la chose aimée, qui est elle-même la cause extérieure (directe) de notre joie. Ce tiers est ainsi aimé parce qu’il est imaginé comme la cause de la cause de ma joie.
Scolie
Joue le rôle de scolie pour les prop. 21 et 22, mais anticipe aussi sur ce que mettra en place la prop. 27 (rapport au « semblable »).
Définition de la commiseratio ou « pitié » en référence à la prop. 21 : mais définition à la fois plus large et plus étroite (« autrui », « semblable ») que ce qu’impliquent les prop. 21 et 22, qui ne portent que sur les choses que nous aimons.
Définition des affects 18 : « La Commisération est une Tristesse qu’accompagne l’idée d’un mal arrivé à un autre que nous imaginons être semblable à nous. »
Pas de nom pour la joie éprouvée à l’égard de la joie de ce qui nous est cher ou de ce qui nous paraît semblable à nous : pas de mot disponible dans le vocabulaire latin. Sera de toute façon peu utilisée par la suite, les passions négatives jouant un rôle plus important.
Définitions de la « faveur » (favor) et de la « réprobation » (Macherey) ou « indignation » (indignatio), en référence à la prop. 22.
Spinoza reconnaît dans l’explication des définitions 19 et 20 des affects, qu’il emploie ces noms différemment de l’usage ordinaire, et s’en explique : attitude caractéristique de Spinoza à l’égard de la terminologie (la nature des choses compte davantage que le sens des mots ; pas de création de concepts, mais réutilisation de termes assez courants).
Moreau souligne l’importance politique de ces deux passions : l’indignation joue un rôle essentiel dans les révoltes politiques; association par indignation;
Matheron : le rapport de Spinoza aux révolutions est toujours marqué d’un signe négatif/pessimiste (car elles sont fondées sur la tristesse et la haine).
Prop. 23 : Qui imagine affecté de Tristesse ce qu’il a en haine, sera joyeux ; si au contraire il l’imagine affecté de Joie, il sera triste ; et l’un et l’autre affect sera plus ou moins grand, selon que l’affect contraire est plus ou moins grand dans ce qu’il a en haine.
demonstratio par 3, prop 11, sc | 3, prop 20 | 3, prop 13
Renversement de perspective par rapport aux prop. 21 et 22 : imagination des affects d’une chose haïe (≠ aimée).
D’où l’inversion des affects dérivés : joie pour la tristesse de la chose haïe ; tristesse pour la joie de la chose haïe.
Même principe de proportionnalité.
Cet énoncé doit s’appliquer aussi bien à la haine « directe » qu’à la haine « indirecte » dont traite la prop. précédente.
Démonstration
Même raisonnement que la démonstration de la prop. 21 : s’appuie d’abord sur le scolie de la prop. 11 (déf. De la Tristesse), qui associe tristesse et diminution de puissance, et la prop. 20, qui établit la joie éprouvée à l’égard de la destruction de la chose haïe.
Pour montrer le second point (joie à l’égard de la tristesse de la chose haïe), Spinoza s’appuie à nouveau sur le scolie de la prop. 11, mais aussi sur la prop. 13 qui permet de montrer que par là l’esprit est diminué ou contrarié, et, partant, triste.
Scolie
Nuance et annonce l’imitation des affects de la prop. 27.
Après l’avoir établie dans la prop., le scolie souligne la fragilité de cette joie négative, et la fluctuatio animi, définie dans le scolie de la prop. 17, qui en découlera nécessairement, une fois établie la prop. 27 : en effet, celle-ci montrera qu’imaginer la Joie d’un être semblable (même haï) rend joyeux.
Ainsi, dans le cas visé par la prop. 23, l’on sera nécessairement à la fois triste et joyeux de la tristesse d’une personne que l’on hait (et de même si nous l’imaginons joyeuse), d’où un « conflit » de l’âme. Ce « conflit » de l’âme a cet égard n’est cependant pas un “combat intérieur”, de nature morale : il y a une nécessité objective de ce conflit.
Prop. 24 : Si nous imaginons que quelqu’un affecte de Joie une chose que nous avons en haine, nous serons affectés de Haine aussi à son égard. Si au contraire nous imaginons qu’il affecte la même chose de Tristesse, nous serons affectés d’Amour à son égard.
demonstratio par 3, prop 22 | 3, prop 13, sc | 3, prop 21
Réplique renversée de la prop. 22, pour le cas des affects prêtés aux choses haïes et de leur cause.
La démonstration renvoie à celle de la prop. 22.
Scolie
Définitions de « l’envie » (invidia), qui renvoie à la définition 23 des affects.
Comme le précise l’explication de cette définition 23, l’envie peut être considérée comme le contraire de la « miséricorde » (ou compassion), elle-même quasi-identifiée à la pitié, dans l’explication de la déf. 18.
Ainsi les prop. 21 à 24 ont mis en place les mécanismes fondamentaux d’identification et de contre-identification affective, selon une forme de géométrie affective, se déployant de manière automatique.
Macherey (196-197) : « situation duelle ou triangulaire, à base d’amour ou de haine, sont les éléments de base de scenario élémentaires, ramenés à leur simple armature abstraite, que l’expérience peut ensuite colorée de manières diverses en les remplissant de contenus concrets variés, sans que cela change rien à l’allure systématique de leur fonctionnement, qui répond à un conditionnement structurel, complètement indépendant des intentions des personnes (…) »
Matheron : « De quoi s’agit-il exactement ici ? Parmi les êtres dont nous imaginons les sentiments, il y a, bien entendu, les hommes ; mais pas seulement eux : les propositions 2l-24 peuvent aussi concerner des animaux familiers, qu’une pitié de femme (quand ce n’est pas la superstition) nous interdit parfois de mettre à mort (Eth IV, 37 sc1) ; ou les rectores anthropomorphes ; ou même des objets inorganiques auxquels nous prêtons mythiquement des états d’âme. Mais ce qu’il faut avant tout souligner, c’est que, même lorsqu’il s’agit de nos semblables, Spinoza, pour le moment, ne les considère pas encore en tant que tels. L’identification dont il rend compte ici ne découle pas de la nature spécifiquement humaine des êtres qui la provoquent ; si leurs sentiments retentissent sur les nôtres, ce n’est pas encore parce qu’ils sont des hommes comme nous, mais simplement parce que le hasard des rencontres nous a amenés à les aimer ou à les haïr, au même titre que n’importe quelle autre chose.
Ce que veut donc dire Spinoza, c’est qu’avant même la constitution de relations proprement interhumaines (fondées sur la similitude), des relations pré-humaines se nouent entre les hommes. » (145-146)
Prop. 25 : Nous nous efforçons d’affirmer, de nous et de la chose aimée, tout ce que nous imaginons qui affecte de Joie nous, ou la chose aimée ; et inversement, de nier tout ce que nous imaginons qui affecte de Tristesse nous, ou la chose aimée.
demonstratio par 3, prop 21 | 3, prop 12 | 2, prop 17 | 2, prop 17, cor | 3, prop 13
Les prop. 25 et 26 vont ensemble, selon le même partage : la 1e concerne les choses aimées, la 2e les choses haïes.
Elles traduisent dynamiquement les prop. 21 à 24 en termes d’effort : par là, les tendances affectives que nous développons à l’égard des choses tendent spontanément à s’entretenir et même à s’alimenter.
Une idée en effet est toujours aussi un effort : nous ne nous contentons jamais de nous représenter des idées ou de ressentir des affects, mais nous nous efforçons de le faire. Non seulement nous enregistrons passivement joie et tristesse, en même temps nous nous efforçons de développer la joie et de réduire notre tristesse. Et cet effort porte sur nous-mêmes mais aussi sur les objets d’amour et de haine, en tant que nous « partageons » leurs affects par identification.
La prop. 25 prolonge la prop. 21.
Démonstration
Repose essentiellement, outre sur la prop. 21 qu’elle prolonge, sur les prop. 12 et 13 qui établissaient la nécessité de cet effort (et contre-effort).
Prop. 26 : Nous nous efforçons d’affirmer, d’une chose que nous avons en haine, tout ce que nous imaginons qui l’affecte de Tristesse, et inversement, de nier tout ce que nous imaginons qui l’affecte de Joie.
demonstratio par 3, prop 23
Prolongement de la prop. 23 et réplique de la prop. 25 pour le cas des choses haïes.
Même démonstration que celle de la prop. 25.
Scolie
Définitions de la « prétention » (Macherey) ou « orgueil » (superbia), de « l’estime », ou « considération » (Macherey) ou « surestime » (existimatio) et du « mépris », ou « dépréciation » (Macherey) ou de la « mésestime » (despectus), reprises dans les définitions 21, 22 et 28 des affects.
Comme le précisera l’explication de la déf. 28 de l’orgueil, « Il n’y a pas d’affection opposée à celle-là. » .
Toutefois, Spinoza concédera l’idée d’une « mésestime de soi », née de l’humilité : il arrive, dans des cas distingués par l’explication, que soit « altérée la confiance que chacun, instinctivement, se porte à soi-même » (Macherey, 212).
Spinoza prend alors en vue les erreurs d’évaluation, du fait de la représentation imaginaire que nous en avons.
« Délire » : sorte d’affect limite dans lequel plus aucune distinction n’est faire entre l’imaginaire et le réel; centrage sur un seul affect; ils « rêvent les yeux ouverts »; passage à l’affect pathologique;
Prop. 27 : De ce que nous imaginons une chose semblable à nous, et que nous n’avons poursuivie d’aucun affect, affectée d’un certain affect, nous sommes par là même affectés d’un affect semblable.
demonstratio par 2, prop 17, sc | 2, prop 16 | 3, prop 23
Proposition capitale, accompagnée de 3 corollaires et de 2 scolies, et utilisée une quinzaine de fois dans la suite de l’Ethique ; d’autre part, cette théorie du mimétisme affectif constitue une véritable originalité de Spinoza à l’égard des autres philosophes de l’âge classique (anticipant si l’on veut Hegel, et plus tard René Girard).
Nous sommes affectés des affects que nous prêtons à nos « semblables », ou plus exactement à ceux que nous pensons semblables à nous (sans qu’il s’agisse là d’une connaissance rationnelle de la nature effective de ces choses).
« Semblables » au sens où nous imaginons partager avec eux une certaine communauté de nature, en particulier sans doute affective : des êtres imaginés comme susceptibles de joie, de tristesse, d’amour, de haine, comme nous.
Tournant : les choses dont les affects (supposés) nous importent ne sont pas seulement celles que nous aimons ou haïssons (prop. 21 à 26), mais aussi celles que nous imaginons « semblables » à nous, tout en y étant affectivement indifférent (au premier degré).
Il va s’agir donc affects qui naissent en nous par la seule considération de la présence des affects en autrui (sans identification affective). L’imitation va produire des affects dans une zone neutre axiologiquement (à l’égard de choses que nous n’aimons ni ne détestons).
Du « commerce affectif » particulier ou restreint entretenu avec les choses que nous aimons ou haïssons, on passe ici à un « commerce généralisé, par lequel les affects de chacun sont susceptibles en permanence d’être transférés sur d’autres par contagion ou par suggestion, en même temps que se forment de véritables communautés affectives. » (Macherey, 215).
Au delà, ce qui est en jeu ici, c’est un processus d’identification tendanciellement universel, à l’égard du genre commun de l’humanité toute entière : le scolie de la prop. 50 de la partie IV soulignera à l’inverse « l’inhumanité » de celui chez qui ne joue plus ce mécanisme d’imitation et d’assimilation à l’égard de tout autre homme.
Matheron : « du seul fait que les hommes se ressemblent, l’Humanité tend à exister ; et l’imitation des désirs d’autrui, ou émulation, peut être considérée comme le conatus global de cette communauté humaine qui se cherche.
Cette imitation des sentiments, considérée en elle-même, n’est donc nullement une aliénation. Elle n’est aliénante que dans la mesure où les sentiments imités sont eux-mêmes aliénés ; ce qui, bien entendu, est la règle tant que nous sommes en proie aux passions. Mais, prise dans son contenu positif, abstraction faite des déformations que lui imposent les causes extérieures, elle n’est rien d’autre, en son fond, que désir d’universalité. De même que nous tendons à persévérer dans notre être, c’est-à-dire à nous accorder à nous-mêmes, de même nous tendons à nous accorder à nos semblables ; et ceci découle de cela : c’est parce que les essences singulières des autres hommes ressemblent à la nôtre que l’affirmation de nous-mêmes passe par l’affirmation d’autrui. » (155-156)
Cependant, « la référence à un modèle exemplaire d’humanité, modèle inévitablement abstrait, n’est pas suffisamment efficace pour que soit évitée la dérive de l’affectivité qui, de proche en proche, (…) finit par identifier n’importe quoi à n’importe quoi » (Macherey, 218).
Démonstration
Revient aux conditions fondamentales de l’expérience (prop. 16 et 17 du De Mente) : la similitude de nature entre corps affecté et corps affectant implique une similitude des affections de ces corps, en vertu de la confusion fondamentale qui régit l’imagination (l’impossibilité de distinguer ce qui revient au corps affectant et ce qui renvient au corps affecté).
Une propriété commune (même imaginaire) fait naître une idée commune (ici imaginaire). La communauté même imaginaire de nature entre l’objet externe et moi va provoquer la naissance de l’affect commun entre l’objet externe et moi. C’est imaginaire mais néanmoins réel/effectif.
Matheron : « De cela, Spinoza donne une justification fort curieuse mais qui est en plein accord avec son parallélisme : lorsque nous imaginons les sentiments d’un être quelconque, des mouvements correspondants, comme c’est le cas pour n’importe quelle image, se dessinent ou s’esquissent dans notre corps ; imaginer, par exemple, la joie ou la tristesse d’un cheval, c’est exécuter, ne serait-ce que de façon embryonnaire, des mouvements de cheval joyeux ou triste ; mais, comme nous ne sommes pas cheval, ces variations ne sont pour nous ni favorables ni défavorables, elles n’augmentent ni ne diminuent notre puissance d’agir et ne sont donc pas en nous des sentiments ; si, par contre, nous imaginons la joie ou la tristesse d’un homme, les mouvements qui, dans notre corps, constituent cette image elle-même sont des mouvements d’homme joyeux ou triste : ils sont donc, en nous aussi, joie ou tristesse. Sans doute serait-il quelque peu embarrassant d’entrer dans les détails : en un sens, tout ressemble un peu à tout ; en un autre sens, rien ne ressemble exactement à rien; on pourrait donc se demander à partir de quel moment la ressemblance partielle devient assez forte pour que les avatars d’autrui nous concernent affectivement. Mais Spinoza tranche le nœud gordien en posant, sans le démontrer, que le seuil en question se définit par l’appartenance à notre commune nature humaine : par la suite, c’est seulement des hommes qu’il parlera » (154-155)
La démonstration évoque pour finir une complication de ce schéma : une chose que nous imaginons semblable à nous tout en la haïssant. Dans ce cas, l’imitation affective se fait à contresens.
Le cas opposé – une chose que nous imaginons semblable à nous tout en l’aimant – est laissé de côté, dans la mesure où il revient au cas général : affect semblable et non pas contraire.
Scolie
Nomme le mécanisme « imitation des affects ».
Définitions de la « pitié » (commiseratio, déjà évoquée dans le scolie de la prop. 22) et de la « rivalité » (Macherey) ou « l’émulation » (aemulatio) – imitation affective à l’égard d’un Désir d’autrui -, reprises dans les définitions 18 et 23 des affects.
A propos de cette émulation, Moreau fait référence à René Girard : ce n’est pas parce que nous désirons de fait une chose qu’autrui désire aussi que nous en sommes jaloux, c’est l’inverse ; nous désirons cette chose parce que nous imaginons autrui la désirer ; c’est la jalousie (ici, l’émulation ou rivalité) qui nous fait désirer la chose.
Ainsi, comme l’avait déjà fait comprendre le scolie de la prop. 21, « il n’est pas besoin d’aimer pour avoir pitié » (Macherey, 221, n. 2).
Corollaire 1
Tire la conséquence de cette proposition pour ce qui concerne la cause (imaginée) de la joie ou de la tristesse du semblable, comme les propositions 21 et 24 le faisaient à l’égard des prop. 21 et 23 (selon la même démonstration) : nous sommes portés à aimer ce qui affecte de joie nos semblables, et à haïr ce qui les attriste.
La démonstration de la prop. 32 s’appuiera sur ce corollaire : « de cela seul que nous imaginons que quelqu’un jouit d’une chose, nous aimerons cette chose et désirons en jouir. »
Macherey (224) : « De ce fait la circulation des affects, qui n’est plus limitée par des conditions restrictives particulières, entre dans un régime généralisé : par le simple mécanisme des associations et des transferts, n’importe qui peut être amené, si les circonstances s’y prêtent, à aimer n’importe qui ou n’importe quoi. »
Moreau : Important pour expliquer par ex. les affects de foule, les passions collectives et bien des affects politiques : c’est par là que nous tendons à crier ensemble, à fuir ensemble, à haïr ou à aimer ensemble, etc.
Corollaire 2
Signale une contradiction, qui découle de la combinaison des prop. 23 et 27 : nous ne pouvons avoir en haine ce que nous avons en pitié, du moins par le même mécanisme.
La disposition favorable qui accompagne l’affect de pitié à l’égard d’un être semblable à nous, exclut a priori tout attitude négative à son égard. Ainsi la pitié n’est pas de l’amour (cf. plus haut), mais elle s’oppose au développement de la haine à l’égard du semblable qui, si elle se déclenche, ne pourra s’expliquer que par d’autres causes indépendantes (fluctuatio animi).
Démonstration par l’absurde : sinon, le fait de la haïr nous rendrait joyeux de sa tristesse, ce qui est contre l’hypothèse.
Nous pouvons être joyeux de la tristesse d’un homme (par les mécanismes déjà vus plus haut), mais dans la mesure où la commisération est bloquée en nous. En revanche, si la commisération s’est développée à son égard, c’est la haine qui est alors bloquée.
Spinoza avait déjà souligné plus haut (scolie de la prop. 23) que la joie naissant de la tristesse d’autrui était une joie « peu solide ».
Moreau : Ici, s’esquissent les fondements d’une éthique interne à la servitude, une éthique affective, antérieure au développement de la raison : à l’égard d’autrui, l’affect de pitié peut s’opposer, de manière automatique, à l’affect de haine.
Mais se montrent aussi les limites d’une telle éthique pré-rationnelle : si l’affect de haine est trop violent, il peut submerger l’affect spontané de pitié.
Corollaire 3
Traduction en termes d’effort et de conduite pratique : la pitié nous donne un « appétit de faire du bien » (scolie), nous pousse à la « bienveillance » (benevolentia), telle que définie par la définition 35 des affects.
Une idée, un affect, est en effet toujours aussi un effort, un acte.
Explication mécanique et affective de la raison pour laquelle nous essayons de limiter la misère d’autrui, des conduites altruistes : avant d’apparaître, après coup, comme un devoir, c’est un affect qui nait en nous de manière naturelle, nécessaire et automatique, et en quelque sorte intéressée ou égocentrique.
Macherey : « voulant indirectement du bien à la personne que nous avons en pitié, nous ferons tout pour éliminer dans les faits les causes de sa tristesse, puisque cette tristesse est aussi la nôtre ; » (225).
Scolie
Spinoza tient à préciser que cet appétit ou volonté de faire du bien « n’est rien d’autre qu’un Désir né de la Pitié » : ce n’est rien de plus ni de mieux que cela, en particulier ce n’est pas le signe d’une volonté morale et désintéressée, ni non plus de l’intention raisonnée de faire du bien à autrui, mais bien l’effet – passif et pour ainsi dire « négatif » – de la tristesse que nous éprouvons à l’égard du malheur d’autrui.
Au fond, c’est parce que cette tristesse est aussi la nôtre que nous chercherons à en délivrer autrui.
Macherey : « les aspects bénéfiques de la pitié resteront entachés de l’équivoque propre à ce sentiment qui associe des actes de bienveillance à un fond de trsitesse. » (225).
La prop. 50 de la partie IV énoncera : « La Commisération est en elle-même mauvaise et inutile, dans un homme qui vit sous la conduite de la Raison ».
Le scolie renvoie par ailleurs aux définitions de la « faveur » et de « l’indignation » ou réprobation, déjà données dans le scolie de la prop. 22, qui ne portait encore que sur les choses que nous aimons (et non sur les semblables en général, comme ici).
Prop. 28 : Tout ce que nous imaginons contribuer à la Joie, nous nous efforçons de le promouvoir pour que cela se fasse ; et ce que nous imaginons y être contraire, autrement dit contribuer à la Tristesse, nous nous efforçons de l’éloigner ou de le détruire.
demonstratio par 3, prop 12 | 2, prop 17 | 2, prop 7, cor | 2, prop 11, cor | 3, prop 9, sc | 3, prop 13, sc | 3, prop 20 | 3, prop 13
Les prop. 28, 29 et 30 vont ensemble et généralisent l’effort qui nous pousse à promouvoir la Joie et à réduire la Tristesse sous toutes leurs formes (en nous et autour de nous), et plus particulièrement au sein des rapports inter-humains : les affects se traduisent en efforts, c’est-à-dire en conduites effectives, qui se répartissent en deux grandes catégories, affirmatives (visant l’augmentation des causes de joie) et négatives (visant la réduction des causes de tristesse).
Imaginer quelque chose comme contribuant à la Joie, comme cause de joie, c’est automatiquement et même temps agir pour que cette chose/cause soit. Inversement, pour ce qui est de ce que l’on imagine comme contribuant à la tristesse.
La proposition 28, qui sera exploitée une quinzaine de fois dans la suite de l’Ethique, énonce ainsi la règle élémentaire fondamentale de tous nos comportements spontanés : promouvoir notre joie / combattre notre tristesse.
Macherey : « Tout faire dans le sens de ce qui paraît pouvoir procurer de l’agrément, en faisant le maximum pour écarter ce qui est associé à la représentation d’un possible désagrément, là est le principe fondamental de nos préoccupations pratiques élémentaires » (231).
Ici, cet effort est conduit par l’imagination, ce qui en compromet l’efficacité. Il s’agira de remplacer cette évaluation imaginative par une évaluation rationnelle. L’homme rationnel ne fait pas autre chose que l’homme passionné, mais il évalue mieux et son but et ses moyens. La raison ne demande rien contre l’affect.
Cette prop. décrit à la fois le comportement des deux.
Démonstration
Repose sur le lien nécessaire et immédiat entre « imaginer » et « agir », c’est-à-dire entre la puissance de penser de l’âme et la puissance d’agir du corps, qui vont toujours de pair.
Nous nous y efforçons donc « absolument », c’est-à-dire corps et âme. Il n’y a pas même « passage à l’acte », puisque cela impliquerait la possibilité d’un écart entre la représentation et l’action, qui nourrirait l’illusion d’une action délibérée ou libre au sens du libre-arbitre.
Macherey : « l’âme étant l’idée d’un corps existant en acte, penser et sentir, c’est aussi inévitablement faire, c’est-à-dire s’engager automatiquement dans un type déterminé de comportement. » (230 n. 2).
Prop. 29 : Nous nous efforcerons également de faire tout ce que nous imaginons que les hommes considèrent avec Joie, et au contraire nous aurons de l’aversion à faire ce que nous imaginons que les hommes ont en aversion.
demonstratio par 3, prop 27 | 3, prop 13, sc | 3, prop 28
Ce qui est vrai de la Joie que nous ressentons (prop. précédente) est vrai également, par imitation, de la Joie que nous imaginons ressentie par les semblables. Nos comportements sont ainsi déterminés aussi par la considération (imaginaire) du point de vue d’autrui, en vertu de la leçon de la prop. 27.
Note sur ce qu’il faut entendre par « les hommes » : des hommes qui nous sont, a priori, indifférents, au sens de la prop. 27, bref des hommes anonymes, des quidam, des gens, ou encore la masse ou le « vulgaire », comme dira le scolie.
Ce qui signifie que ce point de vue d’autrui ne renvoie à personne en particulier mais est en réalité l’effet de la projection mimétique de nous-mêmes : c’est le point de vue d’autrui tel que nous l’imaginons, sur la base du mécanisme imaginaire de la similitude.
Démonstration
Combine la prop. 27 avec la prop. 28.
Scolie
Définition du « désir d’être bien vu » (Macherey) ou « ambition » (ambitio) et du « savoir-vivre » ou « humanité » (humanitas) ou encore « bienséance » (Macherey) ou « modestie », reprises dans les définitions 43 et 44 des affects : nous nous efforçons de « plaire aux hommes », de leur être agréable, de favoriser leur Joie.
Ainsi, comme le déduira la prop. suivante, nous tendons à « nous aimer dans le regard de l’autre » (Macherey, 235).
Le nom de cette passion est double : elle a 2 noms en fonction de la dimension inter-humaine dont il s’agit, « ambition » et « humanité » : humanitas est un nom élogieux (une vertu) ; ambition est un nom péjoratif (un vice)
La différence entre les deux consiste seulement dans le fait que l’ambition consiste à plaire pour plaire, quelles qu’en soient les conséquences favorables ou dommageables pour nous-mêmes ou pour autrui : dans ses excès, ce désir peut nous amener à faire ou à nous faire du mal en vue de faire ou de nous faire du bien.
Ainsi, l’humanitas – comme la fierté – n’est-elle jamais très loin des excès potentiellement absurdes de l’ambitio, définie finalement comme « désir immodéré de la gloire [ou fierté, gloria] ».
Au contraire, contrôlé, ce désir d’être bien vu se transforme en humanitas, qui est elle-même une forme de la « bienséance » (modestia).
Dans le chapitre 25 de l’Appendice du De Servitute, Spinoza distinguera deux formes de ce désir de plaire à autrui, selon qu’il est « déterminé à partir de la raison » ou qu’il « trouve sa source dans un affect ».
Et le scolie de la prop. 37 du De Servitute expliquera qu’agir « humainement » (humaniter) est le propre de l’homme qui vit sous la conduite de la raison.
Définitions de la « louange » (laus) et du « blâme » (vituperium), non reprises dans les définitions finales des affects, mais qui avaient été évoqués dès l’Apppendice du De Deo (et dénoncés comme de simples « manières d’imaginer ») : ces affects redoublent mimétiquement les précédents ; nous nous réjouissons des actions par lesquelles autrui cherche, selon nous, à nous plaire et les approuvons (louange), et inversement nous désapprouvons celles par lesquelles il s’efforce de nous déplaire (blâme).
Prop. 30 : Si quelqu’un a fait quelque chose qu’il imagine affecter tous les autres de Joie, il sera affecté de Joie, accompagnée de l’idée de lui-même comme cause ; autrement dit, il se contemplera lui-même avec Joie. Si au contraire il a fait quelque chose qu’il imagine affecter tous les autres de Tristesse, il se contemplera lui-même, au contraire, avec Tristesse.
demonstratio par 3, prop 27 | 2, prop 19 | 2, prop 23
La prop. 30 caractérise les affects que nous ressentons à l’égard de nos actions telles que nous les voyons dans le regard des autres.
De la conduite « humaniste » décrite par les prop. 28 et 29, nous éprouvons une Joie en retour, accompagnée de l’idée de nous-mêmes comme cause : par là, nous sommes fiers ou satisfaits non seulement de ce que nous avons fait mais aussi de nous-mêmes, et en ce sens nous nous aimons (Déf. De la « gloire » ou « fierté »).
Inversement, nous nous contemplerons avec Tristesse – et tendrons à nous haïr, à avoir honte de nous-mêmes – si nous nous imaginons comme cause de la Tristesse des autres (Déf. De la « honte »).
Démonstration
S’appuie sur la prop. 27 et sur la nécessaire conscience (imaginaire) de nous-mêmes et de nos actes, établie par les prop. 19 et 23 du De Mente.
Macherey : « Se superposent ainsi aux mécanismes du mimétisme affectif ceux de la fausse conscience » (241).
Scolie
Définitions de la « fierté » (Macherey) ou « gloire » (gloria) et de la « honte » (pudor), reprises dans les définitions 30 et 31 des affects.
Amour de soi / Haine de soi : ne sont pas des sentiments originaires; le conatus n’est pas amour de soi ; ce rapport à soi passe d’abord par autrui ;
C’est pourquoi le scolie distingue:
– cette joie/tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure (joie/tristesse accompagnée de l’idée que les autres me louent/blâment) : Fierté/Honte sont des formes d’amour et de haine, à l’égard d’autrui, d’abord.
– cette joie/tristesse accompagnée de l’idée d’une cause intérieure (accompagnée de l’idée de soi-même comme cause) : Satisfaction de soi-même (acquiesscentia in se) / Repentir (poenitentia).
Macherey souligne les « enjeux éthiques fondamentaux » de ces distinctions subtiles : « la fierté et la honte sont à la lettre aliénantes, puisqu’elles soumettent la considération que nous pouvons avoir de nous-mêmes à la représentation extérieure d’autrui, à travers des figures qui sont celles de la fausse conscience (…) » ; en revanche, quoique le repentir ne puisse guère être utile, l’acquiescentia in se « peut néanmoins donner son point d’appui à une procédure de rationalisation de la vie affective » lorsqu’elle tire sa source de la raison, comme l’expliquera la prop. 52 du De Servitute.
La satisfaction de soi-même est reprise dans la définition 25 des affects, et s’oppose d’une part au repentir, d’autre part à l’humilité.
Le repentir est repris dans la définition 27 des affects, avec l’accent sur la croyance au libre-arbitre.
Enfin le scolie souligne la caractère fondamentalement imaginaire de ces affects et des évaluations qui les accompagnent : « il peut donc aisément se faire que le glorieux soit orgueilleux ».
Moreau : Le glorieux comme orgueilleux, situation de comédie : Molière, Marivaux, Plaute et Térence.
Les éléments de la comédie humaine s’expliquent par ces passions imitatives.
Ce ne sont pas des défauts de caractère mais les effets de la circulation des passions : Spinoza relève de la psychologie des passions plutôt que d’une psychologie des « caractères » (Théophraste, La Bruyère, etc.); les passions et leurs mécanismes fondamentaux sont communs à tous les individus.
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