L’Appendice – l’un des passages les plus célèbres de l’Ethique – constitue une sorte de scolie général au De Deo, et se développe selon le ton propre à la plupart des scolies de l’Ethique : non pas strictement démonstratif mais examen réfutatif.
C’est la poursuite de ce qui était jusque là au second plan (un second discours, marginal et occasionnel, périphérique) : basculement des registres ; on passe de l’exposé positif et démonstratif à un exposé réfutatif, visant à écarter les préjugés.
Ce nouveau discours est caractérisé comme « examen de la raison » (examen rationis) : la raison peut donc s’exercer par la démonstration, comme dans les propositions, mais aussi par l’examen, comme souvent dans les scolies.
Deux nouveaux personnages théoriques y apparaissent : les « res naturales » et les « fins ». Tout l’Appendice va consister à opposer un arrière plan vrai (le discours sur les res naturales, issu de Ethique I) à l’univers illusoire des fins.
L’enjeu général de l’Appendice est d’expliquer et de réfuter le préjugé finaliste, préjugé premier et à l’origine des autres : celui-ci consiste à expliquer les choses non par leurs causes mais par de prétendues fins, qui en donnent une représentation déformée ou plus précisément inversée.
Cette représentation finaliste du monde est irrationnelle mais n’est pas sans raisons : elle est nécessaire ou naturelle, et s’explique par le mécanisme de l’imagination (qui n’est pas déduit ici de la nature humaine, mais seulement décrit).
Cet Appendice est à rapprocher de la Préface au TTP (en particulier les § 1 à 6) :
Deux points communs avec TTP : le fond (superstition) et la forme (examen rationnel fondé sur ce que tout le monde admet)
Préface TTP : montrera comment s’engendre le culte superstitieux.
Appendice De Deo : comment s’engendre l’imaginaire superstitieux.
A eux deux ils fournissent une théorie complète de la superstition (Moreau).
En même temps que la réfutation, au cours de l’Appendice se construit peu à peu une théorie générale des événements naturels, issue des enseignements du livre I : parmi les choses naturelles (produites nécessairement), certaines sont utiles, inutiles, nuisibles aux hommes ; mais ces caractéristiques ne dépendent pas d’une harmonie spontanée entre nous et les choses mais de la puissance de la nature, et sont contingentes par rapport à la nature de ces choses ; un ordre naturel qui n’est pas final.
En face de cela, il y a le préjugé produit par l’imagination, l’imaginaire construit par les hommes.
L’imagination chez Spinoza (notamment fin de préface au TTP) :
- personne n’y échappe : tout le monde vit dans l’imaginaire (contenu et mécanisme) ; il jour un rôle énorme dans la vie des hommes ; principe d’unification qui explique pourquoi un grand nombre de conduites et interprétations humaines ;
- en même temps, très grande diversité (catholiques, protestants, etc.) ; rien n’est plus divers que les imaginaires ; source de la plupart des conflits entre les hommes ; principe de diversification
Il faut rendre compte de l’unité de ce mécanisme sous la diversité de ses manifestations, et rendre compte de cette diversité elle-même.
Plan en trois parties :
- explication de la raison du préjugé central : le mécanisme nécessaire de l’imagination
- réfutation du préjugé
- explication des conséquences engendrées par le préjugé (autres préjugés, corollaires du premier)
Sur cet Appendice, voir aussi cet extrait de Martial Guéroult.
Lecture continue et détaillée
J’ai par là expliqué la nature de Dieu et ses propriétés, à savoir, qu’il existe nécessairement; qu’il est unique; que c’est par la seule nécessité de sa nature qu’il est et agit; qu’il est de toutes choses cause libre, et comment; que tout est en Dieu, et dépend tellement de lui que sans lui rien ne peut ni être ni se concevoir; et enfin, que tout a été prédéterminé par Dieu, non certes par la liberté de la volonté, autrement dit par le bon plaisir absolu, mais par la nature absolue de Dieu, autrement dit l’infinie puissance. (…)
L’Appendice commence par récapituler l’argumentation générale du De Deo :
– la nature de Dieu : prop. 1-8
– les propriétés de Dieu : prop. 9-14
– immanence : prop. 15
– « prédétermination » (nécessité de sa puissance) : 16-36 (en part. 30-36)
Spinoza retient Dieu, ses caractéristiques et le rapport nécessaire de Dieu aux choses : plus besoin du détour par la théorie de la substance (comme si maintenant on n’en avait plus besoin : Moreau) ; ressemble au plan du Court traité ;
Spinoza insiste sur certains points : en particulier l’idée de nécessité et l’idée de cause libre (par distinction avec la liberté de la volonté), puis l’idée de puissance absolue.
Macherey souligne la surprise à lire l’expression de « prédétermination » sous la plume de Spinoza : cette expression semble en effet liée à l’idée d’un acte créateur, accompli une fois pour toutes et qui ne peut être remis en jeu (208). Macherey va jusqu’à parler d’un apparent « retour en arrière par rapport aux acquis théoriques du De Deo » (209), mais qui s’explique selon lui par le besoin d’adopter ici le vocabulaire de ses adversaires, qui est aussi le langage de tout le monde : « c’est donc comme s’il était amené à transposer les leçons de son raisonnement dans la forme d’un discours de compromis, transversal à l’exposé rationnel dont il suspend le déroulement, ce qu’il s’autorise sous condition que l’essentiel ne soit pas remis en question » (209).
(…) En outre, partout où l’occasion s’est présentée, j’ai eu soin d’écarter les préjugés qui pouvaient empêcher qu’on perçoive mes démonstrations; mais, parce qu’il reste encore un bon nombre de préjugés susceptibles eux aussi, et même au plus haut point, maintenant comme avant, d’empêcher les hommes d’embrasser l’enchaînement des choses de la manière dont je l’ai expliqué, j’ai pensé qu’il valait la peine de les faire comparaître ici à l’examen de la raison. (…)
« maintenant comme avant » : l’enchainement démonstratif des propositions du Livre I ne peut prétendre avoir mis fin aux préjugés humains ; ces préjugés sont naturels et donc nécessaires, ils se produisent et se reproduisent constamment ; dans la prop. 1 de la Partie IV, Spinoza établira que : « Rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est ôté par la présence du vrai, en tant que vrai. ».
Et, puisque tous les préjugés que j’entreprends de dénoncer ici viennent de cela seul, que les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, à cause d’une fin, et vont même jusqu’à tenir pour certain que Dieu lui-même règle tout en vue d’une certaine fin précise ils disent en effet que Dieu a tout fait à cause de l’homme, et a fait l’homme pour qu’il l’honore. C’est donc cela seul que je considérerai d’abord, en cherchant premièrement la cause qui fait qu’ils se reposent, pour la plupart, sur ce préjugé, et pourquoi ils ont tous un tel penchant à l’embrasser. Ensuite, j’en montrerai la fausseté, et enfin, comment en sont nés les préjugés relatifs au bien et au mal, au mérite et au péché, à la louange et au blâme, à l’ordre et à la confusion, à la beauté et à la laideur, et autres choses du même genre. Mais, quant à les déduire de la nature de l’esprit humain, ce n’est pas ici le lieu : Il suffira ici que je prenne pour fondement ce qui doit être à la connaissance de tous; (…)
L’examen rationnel de l’Appendice – comme aussi dans de nombreux scolies – va consister en une autre tactique de combat contre les préjugés, qui répond à leur résistance : « une tactique d’encerclement » (Macherey, 211) par lesquels ils sont ramenés à leur racine commune, le préjugé finaliste, et lui-même soumis à un « dispositif d’enquête » (ibid..) en trois temps :
- explication des raisons du préjugé central/radical
- réfutation du préjugé
- explication des conséquences engendrées par le préjugé (autres préjugés, corollaires du premier)
L’ordre de l’examen est important : la reconstitution du genèse du préjugé finaliste doit précéder sa critique et sa réfutation.
Le préjugé finaliste consiste à penser l’ensemble des phénomènes ou événements de la nature (y compris humains et divins) en termes de « causes finales » (cf. plus bas), animés par la poursuite de fins, agissant en vue de certains buts.
Remarque finale de Spinoza : on pourrait le déduire de la nature de l’âme humaine (cf. partie 2, 3 et 4 de l’Ethique), mais on ne connaît pas encore l’âme humaine (il faut attendre les 13 premières propositions du De Mente, pour déduire l’âme humaine, puis les prop. 14 à 31 pour l’explication des processus imaginaires), et on n’en a pas besoin ici.
Cf. TRE, sur l’idée vraie, fausse, fictive, douteuse : pas déduction, mais description suffisante. Non pas discours génétique (essence -> conséquences), mais descriptif.
De même, il suffit de faire appel à ce qui est accepté par tous, et d’en tirer toutes les conséquences rigoureuses : même démarche que TRE ou encore la préface du TTP.
Dans la préface du TTP aussi, il ne s’agit pas de démonstration au sens fort (génétique) mais d’un examen rationnel, plutôt descriptif.
Rapprochement Spinoza / Hobbes : lorsque Hobbes veut faire comprendre les passions humaines, il opère de deux façons différentes, du plus simple (les corps -> déduction des passions, etc., trajet long) ou directement partir des passions humaines (et avoir directement accès à l’anthropologie et à la politique : trajet court).
Il est important qu’un tel « raccourci » soit possible.
Partie 1 – explication des raisons du préjugé
(…): Il suffira ici que je prenne pour fondement ce qui doit être à la connaissance de tous; je veux dire, que les hommes naissent tous ignorants des causes des choses, et qu’ils ont tous l’appétit de chercher ce qui leur est utile, chose dont ils ont conscience. (…)
Ce qui peut admis de tous, comme une sorte de vérité d’expérience ou de fait, c’est le double aspect de la condition des hommes :
– négativement, leur ignorance des causes (réelles, « efficientes » et non finales) des choses, voire de la causalité même de toute chose.
– positivement, le fait que leurs comportements – et les représentations qui les accompagnent, puisqu’ils en ont conscience – sont dirigés par la recherche de l’utile.
Le principe unificateur des préjugés est donc double : Ignorance des causes + recherche/appétit (conscient) de l’utile.
Ne pas négliger le 2e élément du principe, l’élément positif : sinon on pourrait croire que l’ignorance des causes (pure privation) suffit à produire l’imaginaire ; l’ignorance à elle seule ne peut rien produire, n’ayant aucune positivité ; en réalité, c’est la recherche de l’utile privée de la connaissance des causes qui engendre cet imaginaire (il faut les deux).
La conscience dont il est question dans le second aspect n’est qu’une « fausse » conscience dans la mesure où elle opère sur fond d’ignorance – elle est conscience des effets accompagnée de l’ignorance des causes, et donc méconnaissance des effets : Spinoza ne dit pas que les hommes savent en vérité ce qui leur utile, ni que cette recherche est efficace.
appétit conscient ≠ appétit rationnel (les hommes ne savent pas comment rechercher l’utile efficacement) ; cette recherche est la plupart du temps inefficace (ils ignorent l’utile, ignorent les moyens de l’atteindre) ; ils ne sont pas conscients qu’ils ne savent pas s’y prendre (conscience ≠ rationalité)
Mais cet effort conscient vers l’utile, tel qu’il est ici seulement décrit du point de vue de la conscience qu’en ont les hommes (en tant qu’effet, non par ses causes), fait déjà signe vers la définition rationnelle du désir (appetitus, cupiditas), exposée dans le scolie de la prop. 9 du De Affectibus.
(…) Car de là suit, premièrement, que les hommes se croient libres, pour la raison qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit <appetitus> [Macherey propose : besoin], et que, les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, ils les ignorent, et n’y pensent pas même en rêve. Il suit, deuxièmement, qu’en tout les hommes agissent à cause d’une fin; à savoir, à cause de l’utile, dont ils ont l’appétit; d’où vient que, des choses accomplies, ils veulent toujours savoir les causes finales, et rien qu’elles, et quand on les leur a dites, ils sont contents; c’est qu’ils n’ont plus alors de raison de douter. Et, si nul ne peut les leur dire, il ne leur reste plus qu’à se tourner vers eux-mêmes, à réfléchir aux fins qui les déterminent eux-mêmes, d’ordinaire, à de tels actes, et à juger nécessairement du tempérament d’autrui à partir de leur propre tempérament. En outre, comme ils trouvent en eux et hors d’eux bon nombre de moyens qui contribuent grandement à leur procurer ce qui leur est utile, comme par ex. des yeux pour voir, des dents pour mâcher, des herbes et des animaux pour s’alimenter, un soleil pour éclairer, une mer pour nourrir des poissons, etc.; de là vint qu’ils considèrent tous les étants naturels comme des moyens en vue de ce qui leur est utile; (…)
Cette étape initiale rend compte de la construction d’une grille d’interprétation générale du monde en termes moyens/fins – ou téléologique (Guéroult) -, conséquence directe du double aspect de la condition humaine : ne voyant partout, y compris en eux-mêmes, que des effets sans causes, et recherchant consciemment ce qui leur semble utile, l’ensemble du monde leur apparaît sous une forme « instrumentale » ou téléologique (moyens et fins).
Tout ce qui est existe à leurs yeux :
– soit parce que voulu et fait (les « choses accomplies ») par eux-mêmes
– soit parce que voulu et fait par d’autres (hommes, dieux)
1. Conscience des appétits mais ignorance des causes de ces appétits : je crois donc le désir sans cause, gratuit, libre. Illusion du libre-arbitre : cf. aussi Lettres LVII et LVIII à Schuller.
Ayant conscience de poursuivre certains buts, mais ignorant ce qui les conduit à les poursuivre, ils se considèrent comme auteurs de leurs désirs et volitions.
De manière plus générale, cette connaissance des effets seulement, privée de la connaissance des causes de ces effets, constitue la définition même de la connaissance « inadéquate » ou « mutilée » chez Spinoza : cécité de la conscience humaine.
2. Les hommes agissent toujours « à cause d’une fin » (Pautrat), « en vue d’une fin » (Appuhn/Moreau), « en fonction d’une fin » (Macherey) : le latin dit propter.
Non pas à cause (en raison) d’une fin – contresens possible : l’illusion ne consiste pas à projeter sur la nature ou sur Dieu une finalité qui serait réellement dans l’homme ; il y a deux illusions qui se superposent : croire que l’on agit à cause de fins (alors qu’on ne fait que se les représenter comme telles), puis projeter ce schéma peu à peu sur l’ensemble de la nature, jusqu’à Dieu. La fin (imaginée) dissimule ainsi et renverse en quelque sorte la cause réelle.
Mouvement d’objectivation et d’extériorisation des fins : parce qu’ils ont conscience que leurs actions sont orientées vers certaines fins, mais ignorent que ces fins ne sont au fond que les projections de leurs désirs, ils en viennent à se figurer qu’existent objectivement de telles fins susceptibles de déterminer leurs actions.
3. Ils veulent toujours connaître les causes finales des choses accomplies – c’est-à-dire à quelles fins telle ou telle chose est faite, à quoi ça sert -, et interprètent par projection celles dont ils ne sont pas les auteurs/agents.
L’imaginaire superstitieux se constitue par une série de projections.
4. Finalement, tous les étants sont envisagés d’un point de vue utilitaire au sens de final.
Nous trouvons dans notre corps et hors de notre corps des choses naturelles qui se trouvent pouvoir nous servir soit directement, soit indirectement (parce qu’elle servent d’autres choses qui nous servent directement).
Le jeu même des rapports des choses entre elles et avec nous semble montrer que au moins certaines d’entre elles (« pas peu ») sont faites « pour », en vue de nous.
« Alors se met en place la représentation d’un monde naturellement fait pour l’homme et à sa mesure, qui constitue le cadre dans lequel il pourra réaliser sa liberté. » (Macherey, 222).
Toutes les conséquences, très serrées, de cette « spéculation sauvage » (Macherey, 222) s’enchainent nécessairement, illustrant ainsi par avance la thèse développée dans la prop. 36 du De Mente selon laquelle « Les idées inadéquates et confuses suivent les unes des autres avec la même nécessité que les idées adéquates, c’est-à-dire claires et distinctes. ». Ceci explique également l’emprise extrême, quasi inextricable, de cette conception du monde.
(…) et parce qu’ils savent que, ces moyens, ils les ont trouvés et non pas disposés, ils y ont vu une raison de croire que c’était quelqu’un d’autre qui avait disposé ces moyens à leur usage. Car, une fois qu’ils eurent considéré les choses comme des moyens, ils ne purent plus croire qu’elles se fussent faîtes elles-mêmes; mais, à partir des moyens qu’ils disposent d’ordinaire pour eux-mêmes, ils avaient dû conclure à l’existence d’un ou plusieurs recteurs de la nature, dotés de liberté humaine, ayant pour eux pris soin de tout, ayant tout fait pour leur usage. Et le tempérament de ces recteurs, également, puisqu’on ne leur en avait jamais rien dit, ils durent en juger d’après le leur; et c’est ainsi qu’ils posèrent que les Dieux destinent tout à l’usage des hommes. pour s’attacher les hommes, et être tenus d’eux dans le plus grand honneur; d’où vint qu’ils inventèrent, chacun à partir de son propre tempérament, différentes manières d’honorer Dieu, pour que Dieu les chérît plus que les autres, et destinât la nature tout entière à l’usage de leur aveugle cupidité et de leur insatiable avarice. Et c’est ainsi que ce préjugé tourna à la superstition, et fit dans les esprits de profondes racines; ce qui fut cause que chacun mit son zèle et tout son effort à comprendre les causes finales de toute chose, et à les expliquer. Mais, quand ils cherchèrent à montrer que la nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire qui ne soit à l’usage des hommes), ils ne montrèrent rien d’autre, semble-t-iI, sinon que la nature et les Dieux délirent tout autant que les hommes. Regarde, je t’en prie, où finalement la chose en est! (…)
Cette « spéculation sauvage » ne peut qu’aboutir au développement de croyances religieuses diverses et des cultes associés : « en prétendant le plier [le monde] à leurs besoins et en en faisant leur œuvre, par la maîtrise technique qu’ils exercent peu à peu sur lui, en le prenant pour matériau, ils ont fini par le voir, dans l’abstrait, comme une œuvre, le produit d’une action dont le principe est extérieur à son accomplissement, mais ne peut que relever d’une intervention surnaturelle » (Macherey, 223).
Pour Macherey, c’est « toute une histoire des religions, avec ses principales étapes : fétichisme, polythéisme (gouvernement oligarchique) et monothéisme (gouvernement monarchique), qui, dans le prolongement des analyses précédentes, est ici retracée en quelques lignes en vue de montrer comment le sentiment du divin est peu à peu sorti du désir des hommes et s’est modelé naturellement à son image. » (224-225).
Parvenu à ce stade, le sentiment religieux – et tout le système « théologico-politique » qu’il engendre – se rigidifie et se cristallise en « superstition » : ce simple préjugé se transforme en superstition obstinée – préjugé invétéré -, « c’est-à-dire en un système rigide d’interprétation du monde qui est censé valoir a priori pour tous les phénomènes, y compris ceux qui manifestement s’en écartent. » (Macherey, 231), véritable « délire » généralisé.
« La nature ne fait rien en vain » (naturam nihil frustra agere) : tel est le principe de ce préjugé invétéré, que les hommes se refusent à abandonner, coûte que coûte, quelles que soient les conséquences délirantes d’une telle obstination.
On trouve cette expression – expression caractéristique de toute vision finaliste du monde, « concentré d’aristotélisme vulgaire » (Macherey, 231) – à plusieurs reprises chez Aristote :
– Génération des animaux, II, 5, 740a15-20
– Traité de l’âme, III, 12, 432b
– Politique, I, 2, 1253a
Mais aussi chez Thomas d’Aquin :
– littéralement, à plusieurs reprises, notamment dans la Somme contre les gentils
– dans l’esprit, dans Somme contre les gentils, II, 23 : « Que Dieu agisse en vue d’une fin, nous pouvons le reconnaître clairement à ce fait que l’univers n’est pas un produit du hasard mais qu’il est ordonné à un certain bien, comme le montre le Philosophe [Aristote] au XIe Livre de la Métaphysique ».
(…) Parmi tant de commodités qu’offre la nature, il fallut bien qu’ils découvrissent bon nombre d’incommodités, telles que tempêtes, tremblements de terre, maladies, etc., et ils posèrent que cela avait lieu parce que les Dieux avaient été irrités par les offenses commises envers eux par les hommes, autrement dit par les péchés commis contre leur culte; et, quoique l’expérience se récriât chaque jour, et montrât par une infinité d’exemples que commodités et incommodités arrivent indistinctement aux pieux et aux impies, ils n’en renoncèrent pas pour autant à l’invétéré préjugé : il leur fut en effet plus facile de ranger cela parmi les autres choses inconnues dont ils ignoraient l’usage, et demeurer ainsi dans leur présent et inné état d’ignorance, que de détruire toute cette construction pour en rebâtir une neuve. D’où vint qu’ils tinrent pour certain que les jugements des Dieux échappent de très loin à la prise de l’homme : et cela seul eût suffi à faire que la vérité demeurât pour l’éternité cachée au genre humain; s’il n’y avait eu la Mathématique, qui s’occupe non pas des fins mais seulement des essences et propriétés des figures, pour montrer aux hommes une autre norme de la vérité, et outre la Mathématique on peut encore assigner d’autres causes (qu’il est superflu d’énumérer ici) qui ont pu faire que les hommes ouvrissent les yeux sur ces préjugés communs, avant de se laisser conduire à la vraie connaissance des choses. J’ai, par là, assez expliqué ce que j’avais promis en premier lieu. (…)
La représentation finaliste du monde rencontre cependant quelques difficultés et démentis. Mais, pour éviter de renoncer à toute leur « construction » (fabrica) téléologique, les hommes prolongent cette construction par de nouveaux développements (« délires » et « constructions » imaginaires).
1e pas en arrière : certaines choses sont nuisibles
Du coup, le nuisible est compris comme la conséquence de la colère de Dieu, et donc du péché des hommes : sinon, la représentation finaliste serait en contradiction avec elle-même.
2e pas en arrière : Les méchants ne sont pas toujours malheureux, ni les bons heureux.
D’où dernier refuge : ignorance des desseins de Dieu (même Descartes est ici visé).
Conséquence paradoxale (Moreau) :
Alors que toute cette interprétation finaliste a été mise en place pour satisfaire notre soif de connaître les choses et leurs raisons, elle mène à la justification de l’ignorance.
Ainsi, les hommes sont premièrement ignorants, et deuxièmement le mécanisme spontané et nécessaire – quotidien et répétitif – de l’imagination produit un surcroît d’ignorance et des raisons de ne pas en sortir ; l’ignorance n’est pas un phénomène de hasard (sauf pour l’ignorance spontanée), mais aussi un mécanisme nécessaire. L’obstacle à la science n’est pas seulement l’ignorance primaire/première, mais aussi la justification superstitieuse, et secondaire/construite, de l’ignorance.
C’est cela le préjugé au sens spinoziste (Moreau):
Au XVIIe siècle, le préjugé (terme très fréquent) est la plupart du temps donné de l’extérieur.
Changement de sens chez Spinoza : quelque chose que produit – et reproduit – nécessairement le fonctionnement de notre corps et de notre imaginaire : il est premier mais non originaire, mais perpétuellement reproduit (de manière générale, chez Spinoza, la production est reproduction).
Nouveau Problème : comment sortir d’un tel préjugé qui s’auto-entretient ?
La mathématique a rendu possible/accessible une autre norme de vérité.
Comment la mathématique a-t-elle pu elle-même naître ? : cf. Ethique, II, ??? (inaudible)
Il y a eu la naissance de la science : sorte de « fait de la raison » qui peut être pointé à un moment de l’histoire, et qui a fourni un modèle anti-finaliste de la nature. Evidemment, ce modèle doit être appris.
« Outre la mathématique » : qui ? quoi ?
- TP : certaines pratiques politiques réalistes ; les conseillers « astuti » (rusé) tel Machiavel ; (Moreau)
- TTP : la pensée de Salomon, dans le langage des proverbes ; sagesse empirique concernant les affaires humaines. Considération pragmatique sur la fortune ; (Moreau)
- Guéroult, de son côté, soutient qu’est ici visé (pour partie, et sous réserve) Descartes et ce que Guéroult appelle son « anti-finalisme partiel », dans la mesure où celui-ci a proscrit la considération des causes finales en mathématisant la physique.
Partie 2 – réfutation du préjugé finaliste
(…) Maintenant, pour montrer que la nature n’a pas de fin qui lui soit prescrite, et que toutes les causes finales ne sont que des fictions humaines, il n’est pas besoin de beaucoup. Je crois en effet que c’est maintenant suffisamment établi, tant à partir des fondements et des causes d’où j’ai montré que ce préjugé a tiré son origine, que de la Proposition 16 et des Corollaires de la Proposition 32, et également à partir de tout ce par quoi j’ai montré que tout dans la nature procède d’une certaine nécessité éternelle, et d’une suprême perfection. (…)
Deux premières manières de prouver – très rapidement – la fausseté de la conception finaliste :
– négativement, en ayant montré, comme Spinoza vient de le faire, ce qui engendre fictivement une telle conception imaginaire
– positivement, dans les propositions du Livre I, par l’idée de nécessité.
La proposition 16 du Livre I énonce en effet la nécessité de l’infinie production des choses : « De la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. » Une telle conception de la puissance nécessaire de Dieu ne laisse aucune place pour la considération de la relation catégorielle moyen-fin.
La proposition 32 et ses deux corollaires excluent toute idée de libre-arbitre divin ou de volonté créatrice (et par là toute action intentionnelle ou finale de Dieu).
(…) J’ajouterai pourtant ceci, encore : que cette doctrine relative à la fin renverse totalement la nature. Car, ce qui, en vérité, est cause, elle le considère comme un effet, et vice versa. Ensuite, ce qui, par nature, est avant, elle le met après. Et enfin, ce qui est suprême et le plus parfait, elle le rend très imparfait. Car (laissons de côté les deux premiers points, qui vont de soi). comme il ressort clairement des Propositions 21,22 et 23, est le plus parfait l’effet qui est produit immédiatement par Dieu, et, plus quelque chose a besoin de causes intermédiaires pour être produit, plus c’est imparfait. Or si les choses qui ont été produites immédiatement par Dieu avaient été faites pour que Dieu atteignît sa fin, alors nécessairement ce seraient les dernières, en vue desquelles les premières ont été faites, qui seraient les plus éminentes de toutes. Ensuite, cette doctrine supprime la perfection de Dieu: car, si Dieu agit à cause d’une fin, c’est nécessairement qu’il aspire à quelque chose qui lui manque. Et. quoique Théologiens et Métaphysiciens fassent la distinction entre fin d’indigence et fin d’assimilation, ils avouent cependant que c’est à cause de soi que Dieu a tout fait, et non à cause des choses à créer; parce qu’ils ne peuvent rien assigner avant la création, à part Dieu, pour quoi Dieu eût agi; et par suite ils sont nécessairement forcés d’avouer que Dieu a manqué de ce pour quoi il a voulu disposer des moyens, et l’a désiré, ce qui va de soi. (…)
A ces premiers arguments fondamentaux, Spinoza ajoute alors 3 (ou 4) nouveaux arguments, en se plaçant sur le terrain même de ses adversaires, et qui témoignent tous d’un « renversement » ou d’une « inversion » complète de la réalité :
– ce qui est effet est pris pour cause
– ce qui est conséquence (logiquement postérieur) est pris pour principe (antérieur)
– ce qui le moins parfait est pris pour le plus parfait
1er argument : inversion rapport cause/effet, du fait de la substitution de la relation moyen/fin à la relation cause/effet
Le finalisme fait remonter les choses vers leurs causes, interprétées alors comme causes finales, au lieu de voir que, en sens contraire, elles en procèdent nécessairement.
2e argument : inversion du rapport principe/conséquence (inversion de l’ordo philosophandi).
Ce faisant, au lieu de raisonner à partir de ce qui est effectivement premier (= antérieur en nature : cf. le quasi axiome que constitue la prop. I du De Deo), la conception finaliste procède à rebours, du postérieur vers l’antérieur.
3e argument : inversion de l’échelle des perfections/imperfections
La conception finaliste implique que les choses accomplies en dernier – les fins – sont plus parfaites que les choses accomplies de manière intermédiaires – puisque celles-ci sont considérées comme les moyens des dernières.
Or cette conception est directement contraire aux enseignements de la théorie des modes infinis exposée aux prop. 21 à 23 du Livre I : celle-ci montrait au contraire que ce qui est produit immédiatement par Dieu est le plus parfait (les modes infinis précédant les modes finis, moins parfaits).
Spinoza retourne ainsi l’argument de la perfection contre ses adversaires finalistes, ce qu’il avait déjà fait dans le scolie de la prop. 17 et dans le second scolie de la prop. 33. Pour Spinoza est plus parfait ce qui est premier dans l’ordre de la production du monde.
4e argument : l’idée de fin implique l’idée de manque/finitude, incompatible avec l’idée de perfection divine.
La subtile distinction scolastique entre « fin d’indigence » (ou de besoin) et « fin d’assimilation » (ou de réduplication) ne paraît pas à Spinoza de nature à résoudre les difficultés du finalisme.
« Fin d’assimilation » : idée, développée notamment par Augustin et Thomas d’Aquin, selon laquelle « Dieu crée, non pour se procurer ce dont il manquerait, mais pour communiquer sa bonté aux créatures et leur imprimer par là sa ressemblance ; le profit n’est pas pour lui mais pour elles. » (Guéroult, 395-396)
Mais comme, avant la création, il n’y a encore rien d’autre que lui, les théologiens doivent admettre qu’il n’a pu agir que pour lui, et qu’il était donc bel et bien privé des choses pour lesquelles il voulait préparer des moyens.
(…) Et il ne faut pas négliger ici le fait que les Sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire montre de leur esprit en assignant les fins des choses, ont, pour prouver cette doctrine qui est la leur, introduit une nouvelle manière d’argumenter la réduction, non à l’impossible, mais à l’ignorance; ce qui montre bien que cette doctrine n’avait pas d’autre moyen d’argumenter. Car si par ex. une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un, et l’a tué, c’est de cette manière qu’ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme. En effet, si ce n’est pas à cette fin, et par la volonté de Dieu, qu’elle est tombée, comment tant de circonstances (il y faut souvent, en effet, le concours de beaucoup) ont-elles pu se trouver concourir par hasard ? Tu répondras peut-être que c’est arrivé parce que le vent a soufflé, et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront, pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment-là? pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment? Si de nouveau tu réponds que le vent s’est levé à ce moment-là parce que la mer, la veille, par un temps encore calme, avait commencé à s’agiter; et que l’homme avait été invité par un ami; de nouveau ils insisteront, car poser des questions est sans fin, et pourquoi la mer s’était-elle agitée? pourquoi l’homme avait-il été invité pour ce moment-là? et c’est ainsi de proche en proche qu’ils ne cesseront de demander les causes des causes, jusqu’à ce que tu te réfugies dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de l’ignorance. Et il en va de même quand ils voient la structure du corps humain, ils sont stupéfaits, et, de ce qu’ils ignorent les causes de tant d’art, ils concluent que ce n’est pas un art mécanique qui l’a construite, mais un art divin ou surnaturel, et constituée de telle manière qu’aucune partie n’en lèse une autre. Et de là vient que qui recherche les vraies causes des miracles, et s’emploie à comprendre les choses naturelles comme un savant, au lieu de les admirer comme un sot, est pris un peu partout pour un hérétique et un impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme les interprètes de la nature et des Dieux. Car ils savent bien qu’une fois supprimée l’ignorance, la stupeur, c’est-à-dire le seul moyen qu’ils ont pour argumenter et maintenir leur autorité, est supprimée. Mais je laisse cela, et je passe à ce que j’ai décidé de faire ici en troisième lieu. (…)
5e argument : la réduction à l’ignorance
Chez les finalistes, l’ignorance devient même un argument.
Sorte de dialogue fictif avec un finaliste, destinée à montrer la vacuité du mode d’argumentation finaliste, lui-même utilisé à des fins de manipulation mentale par ceux qui se prétendent les « interprètes » de la nature et des dieux.
« Réduction à l’impossible » = raisonnement par l’absurde : « elle consiste, en vue d’établir la validité d’une thèse, à démontrer l’impossibilité de sa contradictoire en raison de son incompatibilité avec les hypothèses retenues comme bases de la démonstration » (Macherey, 246). Méthode fréquemment employée par Spinoza – quoiqu’indirecte et négative -, en particulier lorsqu’il s’agit de traiter d’objets absolus.
« Réduction à l’ignorance » : transformation d’une ignorance en (savoir d’une) vérité cachée ; « la réduction à l’ignorance procède par affirmations ayant seulement pour contenu une négation » (Macherey, 247) ; n’étant ainsi qu’un simulacre de raisonnement, « la réduction à l’ignorance est une mascarade, une imposture, qui substitue à l’exercice véritable de la pensée un tour de prestidigitation » (Macherey, 247), apte à abuser le vulgaire.
Le premier exemple de dialogue fictif avec un sectateur du finalisme pris par Spinoza consiste dans un fait divers particulier, « accidentel » et « fatal » : la chute d’une pierre tuant un homme.
Macherey insiste sur le fait que cet exemple n’ait pas pris au hasard : il illustre le thème de la précarité de la vie humaine et le genre de situations (crainte, espoir, incertitude, fragilité, etc.) qui constitue précisément le fond de commerce exploité par ces manipulateurs d’âmes que sont les sectateurs et interprètes du finalisme.
La discussion autour de cet exemple donne lieu à une régression à l’infini, dans la série infinie du nexus causarum, sans qu’il soit possible de totaliser l’ensemble de ces conditions. Mais alors que dans la doctrine spinoziste, le fait que la série causale paraisse se prolonger à l’infini ne remet pas en cause le principe de causalité strictement nécessaire (cf. Ethique I, prop. 28), le pseudo-raisonnement finaliste s’autorise de ce caractère interminable pour conclure à l’intervention d’un principe intentionnel extérieur, dénommé Providence (« volonté de Dieu »).
Le fait divers ordinaire devient alors fait miraculeux, extra-ordinaire, sur-naturel : un principe de finalité externe à l’événement paraît devoir être supposé ; « c’est la volonté de Dieu » .
La volonté de Dieu : « asile [ou refuge, Macherey] de l’ignorance »
Le 2e exemple est celui, très différent, du mécanisme infiniment complexe du corps humain.
Les éléments du corps humain paraissent à la fois innombrables, infiniment composés, et comme organisés par un principe complexe d’harmonie entre eux.
Une telle disposition, un tel ordre, ne peut s’être fait de lui-même ni n’a été produit par un art naturel (pas même humain) : il faut donc imaginer un artisan sur-naturel, doté de pouvoirs surpassant ceux des hommes, et à la mesure d’un tel ouvrage.
Ces deux exemples montrent l’un et l’autre comment s’opère la « réduction à l’ignorance » : dans les deux cas, les limites de la connaissance humaine servent à conclure à « la réalité d’un principe caché qui agirait hors du plan des phénomènes par des voies surnaturelles » (Macherey, 255) ; ainsi les lacunes de fait dans la connaissance ou la compréhension humaine de certains phénomènes sont utilisées pour invalider l’entreprise même de la connaissance rationnelle, et promouvoir une position à la fois sceptique et obscurantiste.
Idée des « interprètes de la nature et des dieux » (ennemis des scientifiques) : enjeu politique.
Le fonctionnement naturel de la superstition produit un appareil spécialisé, chargé de l’interprétation des fins de la nature et de dieu ; cet appareil se reproduit pour sauver son pouvoir ;
Cf. §1 à 6 de la préface du TTP : texte parallèle ; recherche d’interprètes ;
Appareil clérical de prêtres, prophètes, aruspices, etc : non pas contingence historique mais conséquence engendrée nécessairement par le fonctionnement de l’imaginaire ; cet appareil à son tour renforce la superstition et prend la science pour cible ;
Pourquoi faut-il de tels interprètes ?
C’est parce que ces prétendus signes sont fondamentalement ambigus (car la réalité résiste à cette interprétation). L’opacité de la vision finaliste implique une herméneutique, et un corps spécialisé d’interprètes.
Partie 3 – enchainement de nouveaux couples de préjugés (jugements de valeurs)
(…) Une fois qu’ils se furent persuadés que tout ce qui a lieu a lieu à cause d’eux, les hommes ne purent que tenir pour principal, en toute chose, ce qui avait le plus d’utilité pour eux, et juger le plus éminent tout ce qui les affectait au mieux. D’où vint qu’il leur fallut former ces notions par lesquelles expliquer les natures des choses, à savoir le Bien, le Mal, l’Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et la Laideur : et parce qu’ils se croient libres, de là naquirent les notions que sont la Louange et le Blâme, le Péché et le Mérite; mais celles-ci, je les expliquerai plus bas, quand j’aurai traité de la nature humaine, et je me contenterai d’expliquer ici brièvement les premières. (…)
La vision finaliste de la nature conduit, par une sorte de processus de contamination, à une hiérarchisation des choses naturelles, à l’institution de valeurs, à toute une série de formes d’évaluation de la réalité en fonction de sa compatibilité avec nous, et à l’invention des termes correspondants. Ces valeurs, simples effets de perspective, sont ainsi projetées comme objectives dans les choses mêmes.
Identification : l’importance (valeur accordée ou qualité objective) / utilité / agrément
L’ensemble des choses sont évaluées en fonction de ce qu’elles sont/paraissent pour nous, ce qui est bien la conséquence nécessaire du fait de les considérer comme des moyens en vue d’une fin (notre utilité/agrément).
Ensemble apparemment très hétéroclite de couples d’opposés, mais qui témoignent tous d’un même mécanisme mental qui consiste à construire des relations polaires, exprimant seulement notre rapport particulier aux choses mais finalement comme hypostasiées et logées dans la réalité elle-même.
« Ces formes de relations polaires sont par excellence l’expression d’une pensée du relatif, qui évalue une chose non telle qu’elle est en réalité mais par rapport à la possibilité de son contraire. » (Macherey, 259).
(…) Et donc tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, ils l’ont appelé Bien, et ce qui leur est contraire, Mal. Et parce que ceux qui ne comprennent pas la nature des choses, mais se bornent à imaginer les choses, n’affirment rien des choses, et prennent l’imagination pour l’intellect, à cause de cela ils croient fermement qu’il y a de l’Ordre dans les choses, sans rien savoir de la nature ni des choses ni d’eux-mêmes. Car, quand elles ont été disposées de telle sorte que, lorsqu’elles se représentent à nous par les sens, nous n’avons pas de mal à les imaginer, et par conséquent à nous les rappeler, nous disons qu’elles sont en bon ordre, et, sinon, qu’elles sont en désordre, autrement dit confuses. Et, puisque nous plaît plus que tout ce que nous n’avons pas de mal à imaginer, pour cette raison les hommes préfèrent l’ordre à la confusion; comme si l’ordre était quelque chose dans la nature indépendamment de notre imagination; et ils disent que Dieu a tout créé en ordre, et de la sorte, sans le savoir, ils attribuent à Dieu de l’imagination ; à moins peut-être qu’ils ne veuillent que Dieu, pourvoyant à l’imagination humaine, ait disposé toutes choses de telle sorte qu’ils aient le moins de mal possible à les imaginer; peut-être ne se laisseraient-ils pas arrêter par le fait qu’on en trouve une infinité qui dépassent de loin notre imagination, et un très grand nombre qui la confondent, à cause de sa faiblesse. Mais assez là-dessus.(…)
D’abord : relativité du bien et du mal (thèse constante chez Spinoza).
Ordre et confusion : il faut distinguer entre 2 sens du mot « ordre »
- le sens positif signifie système de lois (ordre causal) ; « ordre de la nature toute entière » (la nature n’est pas faite pour nous) ; c’est l’ordre selon l’entendement, pensé dans l’absolu, comme un ordre nécessaire qui ne peut avoir de contraire, et non dans sa relation à un possible désordre ou un désordre initial.
- le sens finaliste du terme d’ordre est quasiment un sens esthétique ; à rapprocher du couple beau/laid ; idée d’harmonie ; le préjugé finaliste entraine une lecture esthétisante de la nature ; c’est l’ordre selon l’imagination, l’ordre finalisé.
(…) Quant aux autres notions, ensuite, elles ne sont également que des manières d’imaginer, affectant l’imagination de manière diverse, et cependant les ignorants les considèrent comme les principaux attributs des choses; parce que, comme nous l’avons dit, ils croient que toutes choses ont été faites à cause <en vue ou en fonction> d’eux; et la nature d’une chose, ils la disent bonne ou mauvaise, saine ou pourrie et corrompue, selon que cette chose les affecte. Par ex., si le mouvement que reçoivent les nerfs à partir des objets qui se représentent par les yeux contribue à la santé, les objets qui le causent sont dits beaux, et ceux qui excitent un mouvement contraire, laids. Ensuite, ceux qui émeuvent le sens par les narines, ils les appellent parfumés ou fétides, par la langue, doux ou amers, savoureux ou fades, etc. Et quand c’est par le tact, durs ou mous, rugueux ou lisses, etc. Et ceux enfin qui émeuvent les oreilles sont dits produire du bruit, du son ou de l’harmonie, laquelle a fait perdre la tête aux hommes jusqu’à leur faire croire que Dieu, lui aussi, trouve du charme à l’harmonie. Et il ne manque pas de Philosophes pour s’être persuadés que les mouvements célestes composent une harmonie. (…)
« Règne ici à plein le principe de plaisir qui a sa source dans l’affectivité : nous aimons les choses qui s’accordent avec notre nature ou du moins paraissent le faire ; et celles qui disconviennent avec elle nous déplaisent naturellement. » (Macherey, 266).
(…) Tout cela montre assez que chacun a jugé des choses d’après la disposition de son cerveau, ou plutôt a pris pour les choses les affections de son imagination. Il ne faut donc pas s’étonner (notons-le aussi au passage) qu’aient pris naissance parmi les hommes autant de controverses que nous en voyons, et d’elles, finalement, le Scepticisme. Car, quoique les corps humains conviennent sur beaucoup, ils diffèrent cependant sur beaucoup plus, et c’est pourquoi ce qui semble bon à l’un semble mauvais à l’autre; ce qui semble ordonné à l’un, confus à l’autre; ce qui est agréable à l’un est désagréable à l’autre, et ainsi des autres notions, sur lesquelles je n’insiste pas ici, tant parce que ce n’est pas le lieu d’en traiter ex professo, que parce que tout le monde le sait suffisamment d’expérience. Car tout le monde a à la bouche: Autant de têtes, autant d’avis; Chacun abonde dans son sens; Il n’est pas moins de différence entre cerveaux qu’entre palais; sentences qui montrent assez que les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau, et imaginent les choses plutôt qu’ils ne les comprennent. Car les choses, s’ils les avaient comprises, les auraient, comme l’atteste la Mathématique, sinon tous attirés, du moins tous convaincus. (…)
Dernier moment : projection du cerveau et de l’imagination (à la fois unification et diversification : le même mécanisme de projection imaginative, mais multiplicité des imaginaires ainsi produits), origine des controverses et du scepticisme ;
Au contraire, la Mathématique unifie le jugement des hommes, tant dans ses procédures que dans ses contenus ; l’imagination est universelle dans ses procédures, mais produit une diversité irréductible de points de vue ;
Guéroult : « D’une façon générale, toutes les qualités sensibles, converties en propriétés des choses, sont conçues en même temps comme des valeurs hédoniques, esthétiques ou éthiques constituées par ces choses mêmes. Cependant, la diversité des complexions corporelles faisant que les mêmes affections ne sont pas également favorables, donc agréables, à tous, la valeur des choses varie avec chacun. Preuve supplémentaire que ces valeurs ne sont pas perçues par l’entendement, identique en chacun, et qu’elles sont étrangères à la nature des choses » (397).
(…) Nous voyons donc que toutes les notions dont use d’ordinaire le vulgaire pour expliquer la nature ne sont que des manières d’imaginer, et n’indiquent la nature d’aucune chose, mais seulement l’état de l’imagination; et, parce qu’elles ont des noms, comme s’il s’agissait d’étants existant hors de l’imagination, je les appelle des étants non de raison, mais d’imagination, et par suite tous les arguments que l’on va chercher contre nous dans de telles notions sont faciles à repousser. En effet, voici comment, d’ordinaire, beaucoup argumentent. Si tout a suivi de la nécessité de la nature très parfaite de Dieu, d’où viennent donc tant d’imperfections dans la nature? A savoir, la corruption des choses jusqu’au fétide, la laideur des choses jusqu’à la nausée, la confusion, le mal, le péché, etc. Mais, je viens de le dire, ils sont faciles à réfuter. Car la perfection des choses doit s’estimer à partir de leur seule nature et puissance, et c’est pourquoi les choses ne sont pas plus ou moins parfaites selon qu’elles charment ou offensent le sens des hommes, selon qu’elles contribuent à la nature humaine ou bien qu’elles lui sont contraires. Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n’a pas créé tous les hommes de telle sorte qu’ils se gouvernassent sous la seule conduite de la raison? je ne réponds rien que ceci: c’est parce que la matière ne lui fit pas défaut pour créer toutes choses, du plus haut jusqu’au plus bas degré de perfection, ou, pour parler plus proprement, parce que les lois de la nature elle-même furent assez amples pour suffire à produire tout ce que peut concevoir un intellect infini, comme je l’ai démontré à la Proposition 16. Tels sont les préjugés que je me suis proposé de relever ici. S’il en reste encore de la même farine, chacun pourra, avec un peu de méditation, s’en corriger.
Remarque de Macherey sur le verbe emendare qui clôt l’Appendice :
– littéralement : corriger, soigner, expurger
– emendatio : équivalent latin du grec katharsis
– mot clé du titre du TRE : de Intellectus Emendatione.
Publier un commentaire