Ce texte de Laurent Morazzani – qui a publié d’importants commentaires sur d’autres articles de ce site – est issu d’un échange avec lui par mail à propos du scolie 2 de la proposition 8 du De Deo, et portant en particulier sur la question de la causalité. Initialement, il s’agissait de mieux comprendre ce que signifie la formulation du début du scolie : « le commencement qu’ils voient aux choses naturelles, ils l’attribuent à tort aux substances ».
L. Morazzani commence par rappeler brièvement comment il interprète le sens général des propositions 1 à 11 :
Le concept de substance ne contient pas analytiquement l’idée de son unité, ce pourquoi Spinoza développe la double hypothèse d’une diversité infinie de substances (diversité que l’on peut appeler extérieure) et d’une diversité infinie (ou indéfinie) des attributs de chaque substance (diversité interne, disons). La suite du raisonnement vise à rejeter la première diversité et à conserver la seconde, bref à tenir ensemble que ce qui EST absolument est également UNIQUE et, sans contradiction, comprend une infinité d’attributs.
Si Spinoza était parti de l’hypothèse que toute substance enveloppe l’unité ou l’unicité, il aurait eu beaucoup de mal à expliquer que cette UNITE supposée aurait enveloppé une infinité d’attributs, et dès lors il n’aurait pas pu démontrer que Dieu n’est pas simple, mais complexe et pas pu, non plus, attribuer à Dieu l’étendue. En partant de l’hypothèse inverse (il y a une infinité de substances qui ont chacune une infinité (ou en tt cas un nombre non défini) d’attributs), il prouve l’unicité de la substance et prouve en même temps la complexité inhérente à cette substance, lui évitant de la réduire à l’UN vide et ineffable de Plotin. L’attribution de l’Etendue à Dieu exige ce détour, alors que dans la doctrine plotinienne, la matière n’est jamais qu’une occasion ou un obstacle pour l’actualisation des formes (comme chez Aristote d’ailleurs).
Puis commente le scolie 2 de la proposition 8 :
C’est une difficile question que de déterminer dans quelle mesure Dieu seul est cause ou non. Cette question nous renvoie peut-être au subtil Hume et à sa critique de la causalité qu’à mon sens Spinoza prévient et déjoue.
Si l’on admet une pluralité de causes alors il faut admettre aussi une pluralité de substances: c’est le polythéisme, et Spinoza qui connaît bien la Torah sait qu’une des formes de l’idolâtrie est la croyance en l’indépendance des causes (comme si le ciel était cause de la pluie et non l’univers tout entier et ultimement Dieu). La critique de Hume va dans ce sens. Déjà Descartes récusait l’idée de causeS au profit de celle de loi, Dieu seul étant cause. Dieu est cause du mouvement et les créatures le communique selon certaines lois qui sont elles-mêmes créées (Descartes). Sachant cela rien ne nous interdit de PARLER de causes au pluriel, par commodité.
La notion de causalité est difficile parce qu’elle est supposée articuler l’effectivité et la rationalité. Or en général la rationalité est liée aux mathématiques, aux idéalités, d’où la tentation de rabattre le rapport causal sur le rapport idéal Principe-conséquences; mais alors on perd l’effectivité; ou alors on s’en tient au rapport factuel, mais alors on perd la nécessité. Ce sera l’argumentation de Hume.
Il est clair que cet argument est imparable tant qu’on ne remonte pas jusqu’à Dieu ! S’il n’existe aucun être qui soit cause PAR SOI, d’une causalité aussi bien idéale que réelle, alors Hume a raison: les lois de la nature ne sont que des habitudes des choses (une habitude objective en quelque sorte).
Dans le scolie cité, Spinoza combat sur 2 fronts: contre le créationnisme naïf, et l’empirisme intelligent (celui de Hume). Notez que Spinoza est toujours à l’intérieur de l’hypothèse d’une pluralité de substances, et donc aussi de causes. D’où des termes étranges:
« ceux qui n’ont pas l’habitude de connaître les choses par LEURS CAUSES PREMIERES » ! comme s’il y avait DES causes premières et non UNE seule. Ce langage est celui du polythéisme ! Cela me fait penser à ce qui se passe dans le livre de la Genèse, comment le monothéisme d’Abraham est conquis sur le polythéisme originel et toujours menaçant. Dieu n’est pas donné d’emblée comme UN et UNIQUE; il nous semble qu’il existe plusieurs causes, voire plusieurs causes premières.
En fait, Spinoza critique ici une attitude intellectuelle empiriste, finitiste et phénoméniste. L’imagination est fascinée par les choses présentes, donc finies. Or les choses finies, passent, apparaissent et disparaissent dans le temps. Ce que nous appelons « commencement ou principe » ce n’est bien souvent qu’une illusion de l’imagination qui hypostasie indûment tel ou tel phénomène et l’érige en absolu. Pour éclairer cette illusion, il faudrait se reporter à Eth. 2,10, scolie. Les empiristes considérent les phénomènes comme s’ils étaient des choses en soi (comme dirait Kant) et ensuite s’appliquant à la nature de Dieu (ou de la substance absolue), ils transfèrent les produits de leur réflexion et de leur imagination à Dieu : ils imaginent que Dieu produit toutes choses de la façon dont ils CROIENT que les choses finies se produisent les unes les autres. Partant, ils n’ont aucune idée d’une causalité qui ne soit pas spatio-temporelle. Ce préjugé empiriste peut être grossier ou raffiné et atteindre tous les esprits « scientifiques ». Un physicien ne comprendra jamais qu’une cause puisse produire un effet autrement que dans le temps. Spinoza rétorque que la substance existe par soi, est cause de soi et pour comprendre cela il faut se débarasser de l’empirisme vulgaire (le fini est, les choses sont, elles sont causes, etc.) et de l’empirisme raffiné des physiciens.
Bref, ce n’est pas la causalité que nous croyons reconnaître dans les phénomènes qui doit nous permettre de concevoir la causalité substantielle; c’est le contraire: il faut partir de Dieu, et des principes premiers (métaphysiques) de la nature pour comprendre qu’il y ait de la causalité au niveau des phénomènes. La causalité ne doit pas être confondue avec la sucession temporelle (contre Hume), elle n’est pas une notion issue de la perception, c’est un concept a priori qui doit être indépendant du temps et de l’espace mais qui peut, sous certaines conditions, être appliqué au temps et à l’espace.
La démarche inverse, empiriste, confond le fondement de droit et le commencement de fait. Mais il reste étonnant que Spinoza parle de « vraies causes ». A-t-il en vue les principes premiers qui dérivent nécessairement de l’essence de la substance et qui s’effectuent au plan des modes divers ? Rien n’interdit en effet que, dans l’unicité de la substance, l’unité de la Pensée et celle de l’Etendue n’enveloppe DES principes constitutifs. Après tout seul Dieu est unique !
Le raisonnement de Spinoza serait alors le suivant:
Admettons qu’il existe une pluralité de substances, c’est-à-dire de causes premières; une fois que nous aurons découvert qu’en réalité il n’en existe qu’une, Dieu, nous pourrons continuer à traiter cette diversité comme inhérente à la substance, mais plus comme une diversité de substances. Ces substance deviennent alors des ESSENCES produites directement par les attributs et qui forment en quelque sorte la trame objective avec laquelle l’Absolu tisse tous les phénomènes, ce qui interdit de traiter les phénomènes de la nature comme de purs accidents survenant au hasard (les arbres parlant, etc.).
Ce dont il s’agit, je crois, c’est de justifier la conviction en une matrice originelle de principes constitutifs de la nature empirique: soit on les places dans DES substances, soit dans les attributs comme autant d’essences.
Spinoza peut donc parler en termes polythéistes sans risque, puisque la pluralité des substances et des causes dont il parle il l’intègrera plus tard dans l’unicité de la substance divine.
Ce qui rejoint ce que je disais plus haut: si Spinoza était parti de l’Un il n’aurait jamais pu compliquer la substance et donc non plus rendre compte de l’ordre de la nature (des lois, etc.) par des principes constitutifs. Car ces principes sont multiples ! Ainsi le problème du passage de l’Un au multiple n’existe pas pour Spinoza, ni d’ailleurs le passage du multiple à l’Un (empirisme). Sa méthode fait droit à l’unicité ET à la diversité, en même temps.
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