Les propositions 41-64 du livre IV de I’Ethique peuvent se comprendre à la lumière de ce qui précède. Sans doute débordent-elles très largement le domaine de la Politique : leur objet est de déterminer, d’une façon générale, sur quelles passions la Raison peut s’appuyer et quelles passions lui font obstacle. Mais nos passions, entre autres causes extérieures, découlent en grande partie du système institutionnel existant. Indirectement, par conséquent, ces propositions permettent de mieux comprendre la façon dont Spinoza apprécie les différents types de société.
Leur ordre d’exposition, une fois de plus, prend la forme d’un arbre quasi-séfirotique (figure 3). Verticalement, elles se répartissent en deux colonnes : celle de gauche (propositions 41-44, 47-49 et 52-56) concerne la vie individuelle ; celle de droite (propositions 45, 50-51 et 57-58) concerne les relations interhumaines. Horizontalement, elles se répartissent en trois groupes. Le premier (propositions 41-45) étudie les effets des passions fondamentales : joie, tristesse, amour, désir et haine. Puis le scolie du corollaire 2 de la proposition 45 et la proposition 46 avec son scolie, anticipant sur les groupes A2, et B2 du livre IV, donnent une brève description de la vie du sage. Après quoi un second groupe (propositions 47-51) examine les effets des passions dérivées : espoir et crainte, surestime et mésestime, pitié, faveur et indignation. Un troisième groupe, enfin (propositions 52-58) est plus spécialement consacré aux sentiments du moi : satisfaction intérieure, humilité, repentir, orgueil et abjection, gloire et honte. Quant aux propositions 59-64, qui établissent un parallèle entre désirs passionnels et désirs rationnels, elles assurent la transition avec les groupes A2 et B2.
Mais, du point de vue qui nous intéresse actuellement, trois rubriques se distinguent. Il y a, en premier lieu, les passions qui nuisent à la fois à la société et à la Raison. Ce sont toutes celles qui se déchaînent dans les Etats de fait, et dont la théorie de l’Histoire a déjà mis les inconvénients en évidence. La haine interhumaine, tout d’abord (4, 45, scolie), avec tout ce qui s’y rattache : envie, moquerie, mépris, colère, vengeance (4, 45, cor 1) ; tous les régimes, jusqu’à nouvel ordre, en sont plus ou moins empoisonnés. La tristesse (4, 41), que toutes les formes de gouvernement alimentent abondamment. La joie excessive (4, 43), que nous avions vue se manifester au moment où s’amorçait la décadence. La crainte (4, 47), qu’utilisent tous les souverains, mais surtout les tyrans ; l’espoir aussi, mais dans la seule mesure où il s’accompagne toujours de crainte (4, 47). L’amour excessif (4, 44), les sentiments de surestime et de mésestime (4, 48) qu’engendre le culte de la personnalité. L’orgueil (4, 55-57) des dirigeants et l’abjection (4, 56) des sujets, qui caractérisent plus particulièrement la Monarchie, mais que développe aussi l’Aristocratie déclinante. L’indignation (4, 51 sc), enfin, qui entraîne la mort de l’Etat.
Il y a, en second lieu, les passions qui ne sont pas compatibles avec l’exercice de la raison, mais qui peuvent favoriser la paix civile et l’équilibre individuel pauvre : toutes celles que la Théocratie cultivera. La tristesse indirectement bonne est un moyen commode de compenser la joie excessive (4, 43). La crainte indirectement bonne également (4, 47 et 4, 54 sc), à condition de ne pas exagérer et de laisser une certaine place à l’espoir. L’humilité et le repentir ont été recommandés par les Prophètes en raison de leur utilité sociale (4, 53 et 4, 54 scolie) ; de même la honte (4, 58 sc). La pitié, faute de mieux, est un facteur de coopération (4, 50 et scolie).
Il y a, enfin, les passions qui sont à la fois utiles à la société et compatibles avec la Raison : celles qui peuvent sans changer de nature, se transformer en sentiments actifs. Sans doute se manifestent-elles aussi dans les Etats de fait et en Théocratie ; mais ce sont surtout les Etats libres qui les cultivent. Là où seraient appliquées les constitutions idéales du Traité Politique, la joie (4, 41), sous toutes ses formes, l’emporterait de loin sur la tristesse ; elle tendrait même vers l’hilaritas (4, 42). L’espoir prévaudrait, et la crainte serait réduite au minimum indispensable. La satisfaction intérieure (4, 52), la gloire (4, 58) et l’ambition de gloire surtout, seraient des stimulants décisifs. Nous reviendrons sur tous ces points. Tout ce que nous voulions souligner pour le moment c’était l’appartenance des propositions 41-64 à la médiation politique.
Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, 434-436.
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