Les propositions 38 à 58 déterminent les moyens et les obstacles à la réalisation de l’idéal individuel et interhumain de vie raisonnable tel qu’il a été défini par l’ensemble des propositions 19 à 37, de l’intérieur même de la servitude passionnelle. Ce qui revient principalement à évaluer l’utilité/nocivité respectives des affects et à déterminer les « interventions possibles dans les mécanismes de la vie affective » (Macherey).
Les propositions 38 à 40 fixent les critères fondamentaux d’utilité qui permettront ensuite d’évaluer comparativement les différents affects, « ce qu’ils ont de bon et de mauvais » comme l’annonçait la Préface du De Servitute : principe individuel (38 et 39) et principe collectif ou interhumain (40).
Prop. 38 : Ce qui dispose le Corps humain à pouvoir être affecté de plus de manières, ou < vel > ce qui le rend apte à affecter les corps extérieurs de plus de manières, est utile à l’homme ; et d’autant plus utile qu’il rend le Corps plus apte à être affecté, et à affecter les corps extérieurs, de plus de manières ; et est nuisible, au contraire, ce qui y rend le corps moins apte.
demonstratio par 2, prop 14 | 4, prop 26 | 4, prop 27
Est premièrement utile/bon à un homme ce qui accroît le pouvoir de son corps d’être affecté ou bien son pouvoir d’affecter de multiples manières : bref, ce qui accroît la diversité de son champ d’expérience, la diversité des rencontres entre son corps et les autres corps.
Et de manière proportionnelle : plus ses capacités sont diversifiées, plus cela lui est utile.
Inversement, toute réduction de ses aptitudes corporelles à affecter ou à être affecté lui est nuisible, de manière également proportionnelle.
Est donc utile à l’homme ce qui correspond et prolonge les spécificités du corps humain, telles que posées par les « postulats sur le corps humain » du De Mente : un corps très composé, très affectable et affectant, tant en quantité (« grand nombre » qu’en qualité (« manières ») ; ayant une grande capacité d’affections « combinées » (« plusieurs choses à la fois »).
Ou encore, ce qui accroît la supériorité de son corps : cf. l’article détaillé de P. Séverac sur ce point.
Cette perspective avait été annoncée dès le scolie de la prop. 18, qui faisait également référence au postulat 4 sur le corps humain du De Mente : « Il suit, en outre, du Postulat 4, Partie II, qu’il nous est toujours impossible de faire que nous n’ayons besoin d’aucune chose extérieure à nous pour conserver notre être, et vivions sans commerce avec les choses extérieures ; si d’ailleurs nous avons égard à notre Âme, certes notre entendement serait plus imparfait si l’Âme était seule et qu’elle ne connût rien en dehors d’elle-même. Il y a donc hors de nous beaucoup de choses qui nous sont utiles et que, pour cette raison, il nous faut appéter. » (trad.. Appuhn).
Macherey : « pour disposer de la puissance d’être et d’agir qui est en lui, (…) il faut que l’individu, qui ne peut se couper définitivement de toute relation avec le monde extérieur, s’engage dans une dynamique expansive d’exploration et d’alliances, qui l’amène à enrichir ses perspectives de vie, dans lesquelles les autres choses, toutes les autres choses, sont impliquées. » (242)
Cette proposition sera exploitée plusieurs fois par la suite pour évaluer comparativement l’utilité de différents affects, selon leurs « effets expansifs ou restrictifs » (Macherey, 245) sur notre champ d’expérience simultanément corporel et psychique : notamment pour les propositions 39, 41, 42 et 43 qui suivent.
Revient sur le « parallélisme » corps/âme : l’âme étant l’idée du corps, plus le corps est affecté et affectant, plus les capacités de « perception » – la quantité de choses perçues, la quantité et la diversité d’idées produites dans l’âme – sont elles aussi accrues (2, 14).
Or, cette augmentation perceptive concourt à une meilleure connaissance, au développement de la raison, qui est le critère fondamental et certain de l’utilité, du bon et du mauvais (4, 26 et 27).
Et inversement, moyennant l’inversion de la prop. 2, 14 : moins un corps est affectable (affectant/affecté), moins son âme perçoit de choses.
En effet, c’est bien cette capacité d’affections multiples et simultanées qui est la condition de formation des « notions communes », donc des premières idées rationnelles et adéquates – et, par là, d’un rapport plus actif à l’extériorité : les notions communes dépendant des affections associées à des propriétés communes que notre corps a avec d’autres corps (cf. en particulier 2, 39).
Matheron : « le développement individuel de notre entendement dépend de la richesse de notre imagination, qui a pour corrélat physique l’aptitude de notre corps à être affecté par le monde extérieur et à l’affecter de beaucoup de façons. » (Etudes…, 197).
Macherey : « Ainsi ce qui est utile à l’âme est utile au corps, et réciproquement, étant impensable que l’élargissement de son milieu de vie ne concerne pas l’être humain dans l’ensemble des déterminations de son être. » (243)
Prop. 39 : Tout ce qui fait que se conserve le rapport de mouvement et de repos que les parties du corps humain ont entre elles, est bon ; et mauvais, au contraire, tout ce qui fait que les parties du corps humain ont entre elles un autre rapport de mouvement et de repos.
demonstratio par 2, prop 13, post, 4 | 2, prop 13, def | 2, prop 13, post, 3 | 2, prop 13, post, 6 | 4, prop 38 | 4, pref
2e critère d’utilité corporelle individuelle : la conservation du rapport (ratio) global de mouvement et de repos entre parties, caractéristique de chaque corps singulier, la préservation de la « forme » (forma) du corps. On pourrait dire la « santé ».
Principe de permanence individuelle (rapport du corps avec lui-même et ses parties) à articuler avec le principe d’expansion précédent (rapport du corps avec les autres corps) : celle-ci doit s’opérer au maximum mais dans la mesure où elle concourt aussi à – c’est-à-dire ne menace pas – la permanence ou l’équilibre du corps singulier dans son individualité propre, qui en est en fait la condition (cf. démo).
Les affects « excessifs » (et ceux qui ne peuvent pas l’être) seront définis par ce critère : est excessif tout affect qui compromet cet équilibre global.
A propos de ces 2 propositions, cf. aussi cet extrait de Pierre-François Moreau : une « éthique de la mutation ».
Ainsi, est utile ce qui permet à un corps d’évoluer, de multiplier les nouvelles expériences, mais à l’intérieur de certaines limites.
Renvoie à la théorie de l’individualité (2, prop 13, def).
La conservation de la « forme » ou individualité du corps humain – individu composé d’un grand nombre d’individus divers – est la condition de sa très grande capacité d’affection : c’est à ce titre qu’elle bonne (comme condition de puissance, non purement par elle-même comme conservation : « conservatisme paradoxal » de Spinoza selon Zourabichvili, « mutationnisme paradoxal de Spinoza » selon P.-F. Moreau).
Inversement, la perte de sa forme caractéristique signifie pour un corps sa fin (comme individu, comme tout individué singulier), c’est-à-dire sa destruction, c’est-à-dire aussi la fin de son aptitude à affecter et être affecté, la fin de son expérience et de toute puissance/capacité, ce qui est en soi mauvais. Ainsi, la mort c’est d’abord l’impuissance totale.
P.F. Moreau : « Résumons [38 et 39] : premièrement, conservation non pas du corps humain mais du rapport de repos et mouvement ; deuxièmement, la conservation du corps humain, mais en tant que machine à transformer le monde extérieur ; et troisièmement, la conservation du corps humain n’a d’intérêt que parce qu’elle permet d’affecter et d’être affecté. Donc tout se passe comme si ce qui était important dans l’individu humain, c’était bien sa capacité à affecter et à être affecté et non pas la conservation propre de son corps. La conservation de son corps apparaît comme un moyen et non comme une fin en soi. (…) le conatus, c’est l’effort de persévérer dans son être, ce n’est peut-être pas l’effort de persévérer dans la figure de son corps. C’est beaucoup plus l’effort dans la capacité à rester une machine à affecter et à être affecté. La persévérance dans la forme du corps étant un moyen au service de cette fin. » (article cité et reproduit ici).
Que peut signifier « mourir » ? En quoi consiste « l’identité personnelle » (ici, d’abord au sens physique) ? A quelles conditions reste-t-on le « même » homme ?
Paradoxe de l’identité personnelle : permanence dans le changement, plasticité.
Mourir pour un corps, c’est essentiellement perdre ce « rapport » caractéristique de repos et de mouvement, cette « forme », cette « configuration d’ensemble » (Macherey, 247) en quoi il consiste comme individu, ce qui peut se produire d’un grand nombre de manières, et ne correspond pas forcément à la représentation spontanée de la mort.
Mourir, c’est donc essentiellement devenir autre chose, ou plutôt une autre chose, perdre son individualité caractéristique, au sens d’une altération de nature qui ne consiste ni en une pure destruction (impensable) ni non plus en une simple évolution. Inversement, vivre, c’est donc se modifier sans changer de nature, évoluer en conservant son individualité propre : se modifier sans radicalement se trans-former (remplacement d’une « forme », d’une nature par une autre).
Passer à l’état de pur « cadavre » (image courante de la mort comme destruction totale de l’individu) n’est donc pas la seule manière de mourir, comme plusieurs cas empiriques le montrent.
Un corps peut être considéré comme « mort », bien que certaines fonctions physiologiques (donc le mouvement de certaines parties du corps : circulation du sang, respiration, etc.) se poursuivent : ces parties ont encore leur individualité propre (elles fonctionnent encore comme des organes indépendants) mais elles ont alors perdu le rapport de mouvement et de repos qui les unissait avec les autres parties du corps et finalement à celui-ci comme totalité ; le corps en question n’est plus cette unité de fonctions, ce rapport global de parties en mouvement qu’il était : il peut être considéré à bon droit comme « mort ».
Le cas du poète espagnol amnésique.
Cas psycho-physique (qui doit être renvoyé à l’explication spinoziste de la mémoire dans le De Mente) : un individu perd sa personnalité, son individualité (et en ce sens, « meurt ») lorsqu’il perd radicalement la mémoire de lui-même (plan psychique des idées-souvenirs), c’est-à-dire lorsqu’il perd son rapport caractéristique avec ses propres traces mémorielles cérébrales du fait de leur destruction accidentelle (plan physique des « images » cérébrales). Il est alors comparable à un « bébé adulte » (infante adulto), corps et âme sans traces mais « développé » à certains égards.
Les bébés (infans : nourrisson ≠ puer : enfant ; cf. Zourabichvili)
L’homme adulte ne se reconnaît pas dans le bébé qu’il fut : entre le bébé et l’adulte, il y discontinuité et non évolution, il y a en ce sens quelque chose comme une « mort ». C’est en quelque sorte un cas d’amnésie naturelle. Et cette « mort », contrairement à la précédente, n’est pas une perte, mais plutôt un gain.
Ces deux « exemples » sont pour partie inverses : le poète se transforme en bébé (perd sa « raison » et son expérience), le bébé se transforme en adulte (acquiert raison et expérience).
Macherey : « Ceci est un argument supplémentaire pour désacraliser la mort, événement bien plus courant qu’on ne l’imagine, et dont les conséquences ne sont pas uniformément négatives puisqu’elles peuvent très bien déboucher sur la formation d’une individualité nouvelle, dont l’organisation se révèle plus parfaite que celle dont elle a pris la place. »
Le scolie de la proposition 38 de la partie V fera référence à celui-ci, comme annoncé au début, pour écarter la crainte de la mort.
Et le scolie de la proposition 39 de la partie V reviendra sur la transformation de la petite enfance à l’âge adulte.
A propos de ce scolie et notamment du cas du poète espagnol, cf. aussi cet extrait de Pierre-François Moreau, ainsi que cet extrait de Pascal Séverac.
Prop. 40 : Ce qui contribue à la Société commune des hommes, autrement dit, ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde, est utile ; et mauvais, au contraire, ce qui introduit la discorde dans la Cité.
demonstratio par 4, prop 35 | 4, prop 26 | 4, prop 27
3e critère d’utilité, concernant la vie inter-humaine cette fois : la socialité, en tant que concorde sociale, est utile/bon aux hommes. Et nuisible aux hommes, au contraire, ce qui porte atteinte à leur entente commune.
Critère à articuler aux deux précédents : la société, la vie inter-humaine dans la concorde, constitue le milieu privilégié pour « étendre son milieu de vie [prop. 38] tout en préservant son identité personnelle [prop. 39] » (Macherey, 253).
Ce qui fonde l’utilité de la socialité des hommes, c’est que celle-ci favorise leur conduite rationnelle : c’est cette conduite rationnelle qui est la fin essentielle, l’organisation politique de la vie inter-humaine en étant le moyen.
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