Macherey intitule cette section « l’ordre des choses » : considérations générales à propos de la nécessité absolue de l’action divine, en tant qu’elle n’est commandée par aucun principe qui lui soit extérieur (ni par l’intellect, ni par la volonté).
Les prop. 30 à 32/33 portent sur l’entendement et la volonté (finis comme infinis) et ont pour vocation principale de les réduire au rang de modes, relevant de la « nature naturée ». Guéroult intitule le chapitre qu’il leur consacre « Réfutation du concept de l’entendement créateur » (353-374). Il s’agit de détruire l’idée d’un Dieu personnel, créateur libre.
Guéroult résume ainsi l’enjeu sous-jacent de ces propositions 30 à 33 :
« Les Propositions précédentes, en déduisant de la nature de Dieu la production nécessaire de l’infinité de ses modes, ont résolu, selon les perspectives et les exigences propres du système, le problème traditionnel de la création. Les trois propositions qui les suivent visent à renverser tous les obstacles que les doctrines théistes accumulent devant la solution spinoziste, de telle façon que, dans la Proposition 34, puisse se révéler, dans sa définitive et totale transparence, la puissance divine conçue selon sa vraie nature.
Au concept judéo-chrétien de création se lient en effet, comme corollaires, le concept du Dieu personnel dont l’essence est constituée d’un entendement et d’une volonté infinis, et les notions connexes de la fin de la création, du choix du monde, de la finalité, de la bonté ou de la malignité du monde, de la Providence et de la prédestination. Le concept spinoziste de la production nécessaire des choses par Dieu, substituant la détermination par les causes à la prédestination intentionnelle, entraîne la ruine de tous ces concepts, Aussi, plus que toute autre, cette section est-elle dominée par une préoccupation polémique, bien que celle-ci demeure implicite. Alors que, précédemment, il s’agissait, tout en mettant en évidence la production nécessaire des choses et leur déterminisme universel, de déduire les véritables propres de Dieu, maintenant il s’agit surtout d’expulser de sa nature les faux attributs qui lui ont été illégitimement prêtés, tout en liant définitivement sa nécessité propre à celle qu’il fait régner dans l’univers.
Concurremment, achève par là de se dessiner la physionomie du Dieu cause, puissance impersonnelle située au delà de toute volonté et de tout entendement, productrice spontanée d’une Nature aussi rationnelle et parfaite que son auteur.
La construction atteint son point culminant avec l’identification de la puissance et de l’essence, par la réduction de la première à la nécessité interne de la seconde. La puissance productrice apparaît alors comme aussi rationnelle et intelligible qu’elle est imprescriptible et non intentionnelle. Si elle n’est plus conçue comme se guidant sur une raison qui l’éclaire, c’est qu’elle est, pour Spinoza, mieux encore, à savoir la puissance irrésistible de la rationalité propre à l’être. Cette réduction de la puissance à l’essence, qui exclut de Dieu toute causalité arbitraire, exorcisant définitivement l’incompréhensibilité de la puissance de Dieu ou l’impénétrabilité de sa volonté, détruit cet « asylum ignorantiae » (asile de l’ignorance, Appendice à la partie I) qui constituait le « magnum obstaculum scientiae » (I, 33, scolie 2). »
Guéroult, Spinoza I, introduction chapitre XIII, p. 353-354.
Prop. 33/34 à 36 : redéfinition de l’idée d’ « omnipotence » et de « perfection » de l’action divine (nécessité interne) ; s’achève sur le passage de la puissance de Dieu à la puissance des choses.
***
Prop. XXX : L’intellect, fini en acte ou infini en acte, doit embrasser [comprehendere] les attributs de Dieu et les affections de Dieu, et rien d’autre.
demonstratio par 1, ax 6 | 1, prop 14, cor 1 | 1, prop 15
Ce que « comprend » voire contient (comprehendere, et non pas intelligere ici) l’entendement : par là est déduit le contenu nécessaire d’un entendement fini ou infini, ce qui peut et doit faire l’objet d’une connaissance ou conception (le connaissable/concevable), ses idées vraies.
« fini ou infini » : un entendement fini et un entendement infini (divin) ont le même contenu ; on est aux antipodes ici de la position du scolie de la prop. 17 où était supposée une différence radicale (« toto coelo » : de toute l’étendue du ciel) entre entendement fini et infini. En fait, ils ne sont pas des homonymes : nous comprenons de la même façon que Dieu. L’entendement divin, mise à part son infinité, n’a pas de privilège sur celui de l’homme (Guéroult, 354). Ceci a le double effet de hausser l’entendement humain au niveau de l’entendement humain et de ramener l’entendement divin au niveau de l’entendement humain (Guéroult, 358).
« Rien d’autre » : c’est-à-dire que l’intellect ne peut réfléchir/penser/connaître que ce qui est, et non ce qui ne peut pas être, ni ce qui n’est pas, ni un quelconque « possible ». L’intellect ne peut porter que sur des choses réelles, données dans la nature. Seul le réel est intelligible. Or il n’est rien d’autre dans la nature, rien d‘autre de réel qu’attributs et affections de la substance divine.
L’entendement connaît ce qui est : l’entendement « enregistre » (Moreau) ce que sont les choses.
« actu » : sera précisé dans le scolie de 31
L’intellect ne peut lui-même être pensé qu’en acte, c’est-à-dire non comme une « faculté » – car il n’y a pas d’intellect en puissance, cf. prop. 31, scolie -, mais comme l’acte même de comprendre (intellectio).
La démonstration s’appuie essentiellement sur l’axiome 6, qui énonce la convenance entre l’idée vraie et son idéat, reformulé ainsi : « ce qui est contenu objectivement dans l’intellect doit nécessairement se trouver dans la nature ».
Donc l’intellect doit contenir et ne peut contenir, comme idées/représentations vraies, que celles des attributs de Dieu et ses affections.
Prop. XXXI : L’intellect en acte, qu’il soit fini ou infini, ainsi que la volonté, le désir, l’amour, etc., doivent être rapportés à la Nature naturée, et non à la naturante.
demonstratio par 1, def 5 | 1, prop 15 | 1, def 6 | 1, prop 29, sc
Ce qu’est l’entendement : un entendement, qu’il soit fini ou infini, est un mode, soit fini soit infini, de l’un des attributs de Dieu, l’attribut Pensée. L’entendement en acte ne fait pas partie de la nature de Dieu prise absolument : à la différence de la Pensée.
Autrement dit, l’entendement (même infini/divin) est un effet, une modalité, et non pas un principe ni une cause, de l’action divine.
Une liste non exhaustive de modes de l’attribut Pensée, de manières d’êtres mentales, de modalités ou d’opérations psychiques : l’entendement, la volonté, le désir, les affects en général, etc.
La distinction entre fini et infini est laissée de côté ici.
Tel est l’enjeu essentiel des prop. 31 et 32 : établir que l’intellect (fini ou infini) relève de la nature naturée et non naturante, ce qui revient à dire que l’intellect est un « mode », une modalité – un effet, une conséquence – de l’action divine, et non pas son principe ou sa condition, bref n’est pas un « attribut » de Dieu.
Rupture nette ici avec la théologie : L’entendement ne fait pas partie de la nature de Dieu (prise absolument).
La réflexion ou l’idée que Dieu produit à propos de son action – « l’idée de Dieu » dont il avait été question en I, 21, demo – n’est elle-même qu’une conséquence/produit de son action.
Macherey écrit fortement que cela signifie que « Dieu ne fait pas ce qu’il pense » mais « pense ce qu’il fait, en le faisant, comme il le fait » (188).
De même Guéroult (354) : l’entendement divin – comme tout entendement – ne « précède » pas les choses mais les « reflète ». Moreau dit : « enregistre ».
Cette « réfutation de l’entendement créateur » (Guéroult) achève de détruire la notion d’un Dieu personnel, poursuivant des « fins » (concept qui suppose l’antériorité de l’idée par rapport à la réalité).
L’entendement n’est pas la Pensée, le mental en général, mais un « mode du penser », une « certaine manière de penser précise » (Pautrat), distincte d’autres modalités du mental comme le désir, l’amour, etc.
L’entendement est donc relatif à l’attribut Pensée (la Pensée prise absolument), sans lequel il ne peut ni être ni être compris : il relève donc de la nature naturée et non naturante.
La démonstration vaut également pour les autres modes de la Pensée : désir, amour, etc.
Retour sur le sens d’ « actu » (en acte).
Pas en tant qu’opposé à un entendement « en puissance », en réserve, mais pour désigner l’acte même, l’opération même de comprendre (intelligere) dans son effectuation.
L’entendement n’est jamais rien d’autre qu’un tel acte (ce n’est pas une « faculté » au sens habituel du terme), de même que ses idées ne sont rien d’autres que des actes d’intellection.
Prop. XXXII : La volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement nécessaire.
demonstratio par 1, prop 28 | 1, prop 23 | 1, def 7
La volonté (toute volonté, finie ou infinie) ne produit pas ses effets (ses volontés/volitions, ses prétendus « décrets » ou décisions) de manière libre/autonome (au sens de la déf. 7 : par nécessité interne), mais selon une nécessité externe.
Ceci est vrai d’une part de toute volonté finie, comme le précisera Ethique II, 48 : « Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre ; mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, et ainsi à l’infini. »
C’est valable aussi pour la volonté infinie de Dieu. Cette proposition poursuit la destruction de l’idée d’entendement créateur (Guéroult, 361), cette fois sous l’angle d’une critique implicite de l’idée de libre-arbitre divin.
Ainsi, si Dieu en tant que tel est bien cause libre (Cf. Prop. 17, corol 2), sa volonté infinie – qui est un mode – est cause nécessaire et non libre, agissant sous la contrainte de la cause (Dieu) qui la fait exister (Guéroult, 363) : Dieu n’a pas « créé » le monde par un acte libre/souverain de sa volonté, comme l’énoncera plus nettement le corollaire 1.
En tant qu’elle est un mode fini, chaque volition particulière est prise dans la série de causalité transitive de l’ordre de la nature (celle de la prop. 28) : chaque volition a une cause et a des effets qui lui sont extérieurs (autres modes mentaux), qui ne dépendent pas seulement d’elle-même.
Quant à la volonté infinie (divine), elle ne peut être cause libre puisqu’elle est un mode (infini) de Dieu : elle est et se conçoit par autre chose qu’elle-même.
Cas de la volonté infinie : partie la plus polémique de la démonstration.
Même la volonté de Dieu est un mode (quoiqu’infini et nécessaire) : elle est causée directement par l’attribut pensée. S’il y a une telle volonté, elle fait partie des modes infinis, elle n’est pas créatrice : elle est une « chose naturelle », non un principe de la Nature elle-même.
Pas de liberté de la volonté même infinie : donc les actions ou opérations de Dieu ne découlent pas de sa volonté.
Sert de conclusion à l’ensemble 30-32 : ni l’entendement, ni la volonté (infinis) n’appartiennent à la nature de Dieu, mais sont des modes infinis de l’attribut Pensée.
Ce sont des effets des attributs et non pas des attributs : ce sont au mieux des modes infinis, analogues au mouvement et au repos pour l’attribut Etendue.
Un entendement ou une volonté produisent une infinité d’effets (telle idée, telle volition, etc.), mais de manière nécessaire, de même que le mouvement et le repos engendrent une infinité des corps particuliers selon un ordre et des lois causales nécessaires : une nécessité absolue règne aussi bien dans l’ordre des pensées que dans l’ordre des corps.
Corollaire qui amène logiquement à la proposition suivante.
Prop. XXXIII : Les choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune autre manière, ni dans aucun autre ordre, qu’elles ont été produites.
demonstratio par 1, prop 16 | 1, prop 29 | 1, prop 11 | 1, prop 14, cor 1
scholium 2 par 1, def 7 | 1, prop 17, sc
Achève de réfuter l’idée d’un libre-arbitre divin : les choses ne peuvent se produire autrement qu’elles se produisent.
Il n’y a pas d’autre(s) univers possible(s) que l’univers réel existant.
Si Dieu est cause libre, c’est en tant qu’il agit par une nécessité interne (et non externe) : mais toute contingence est exclue de sa production.
Pas d’une autre manière, pas autrement (alio modo) : les modes de Dieu sont ces « manières » mêmes ; ils ne peuvent être autrement qu’ils sont.
Pas selon un autre ordre (alio ordine): il existe un ordre (une logique) des choses, ou « ordre de la nature » (naturae ordo, dans la démo) qui les fait exister et opérer selon certains rapports déterminés, dont elles ne peuvent s’écarter.
Cet ordre ne peut pas être pensé autre qu’il n’est : l’Appendice critiquera en ce sens la manière dont l’imagination se représente l’ordre à partir du désordre.
Il n’y a pas d’autre monde possible (car il n’y a aucune dissociation possible entre la nature de Dieu et la nature des choses, comme le montre la démonstration) : position qui s’oppose aussi bien à Descartes (création souveraine) qu’à Leibniz (choix optimal parmi des mondes possibles).
Prop 33 à 36 : font passer de la puissance de Dieu à la puissance des choses ; comment la puissance des choses n’est pas autre chose que la puissance de Dieu ;
Comme en témoignent les deux scolies, l’enjeu est de redéfinir ce qu’il faut entendre par « puissance » et par « perfection » divines (scolie 2), et d’en exclure en particulier toute idée de « possibilité » et de « contingence » (scolie 1, prolongeant la prop. 29). Il s’agit du même coup de refuser toute « volonté divine indifférente » (scolie 2).
Démo par l’absurde : si l’on suppose que les choses auraient pu être produites d’une autre manière ou selon un autre ordre, cela implique l’idée d’une autre nature divine, qui elle-même devrait exister nécessairement (en vertu de la prop. 11), et partant qu’il puisse exister deux ou plusieurs Dieux ce qui est contraire au corol. 1 de la prop. 14.
La démonstration renvoie notamment aux prop. 11 et 14 : c’est par le même argument que l’on prouve l’existence de Dieu comme unique et que les choses n’auraient pas pu être produites autrement ; il n’y a qu’un seul univers « possible », c’est l’univers réel (lui-même compris comme nécessaire), car il n’y a qu’un Dieu et qui existe nécessairement. Multiplier les ordres de la nature possibles reviendrait à multiplier Dieu.
S’appuie aussi sur la prop. 16 qui affirme que toutes les choses ont dû suivre nécessairement de la nature divine, et sur la prop. 29 qui exclut toute contingence dans la nature.
D’abord, une conséquence : il n’y a pas de possible ou contingent.
Puis, des considérations sur le nécessaire/impossible et le possible/contingent qui prolongent la prop. 29.
Cf. TRE, 53 : mêmes définitions
Cf. E, IV, déf. 3 et 4 : une autre considération du possible (mais pas du contingent), qui permet de faire comprendre le champ de notre action.
Définition du nécessaire : une chose est nécessaire soit parce que son existence suit de son essence (nécessité intrinsèque de Dieu), soit parce que son existence suit d’une « cause efficiente donnée » (nécessité extrinsèque des modes).
Définition de l’impossible : soit l’essence de la chose enveloppe une contradiction (ex. cercle carré, impossibilité intrinsèque ou logique), soit parce que nulle cause efficiente n’est donnée qui entraine son existence (ainsi, l’inexistence d’une chose est aussi nécessaire que l’existence d’une autre, impossibilité extrinsèque et, si l’on veut, « physique » ou réelle).
Définition du contingent (ici, identifié avec le possible) : indique seulement un défaut de connaissance, mais n’a rien de positif ; est dite contingente soit une chose dont nous ignorons que l’essence implique contradiction (une chose en réalité impossible du point de vue logique), soit une chose dont nous ignorons comment elle s’insère dans « l’ordre des causes » (une chose en réalité nécessaire). Le contingent est ainsi rationnellement impensable, dans la mesure où il est, par définition, sans cause : rien n’est contingent, ni les choses de la nature ni non plus ses lois.
La nécessité est un propre de Dieu et exprime quelque chose de réel.
L’impossible n’a rien de réel (positif), c’est une pure négation (vraie, cependant) relevant de notre entendement, et partant un « être de raison ».
La contingence n’a rien de réel ni non plus de vrai : c’est un « être d’imagination », lié à notre ignorance. Si contingent et possible sont ici identifiés, ils seront par la suite distingués (cf. Ethique, 4, déf. 3 et 4).
Bref, rien n’est indéterminé (en soi) : l’indétermination n’est que l’effet de l’ignorance des déterminations.
Prolonge le scolie de la prop. 17 à propos de l’omnipotence et de la perfection divine : que faut-il entendre au juste par « perfection » divine ?
Discussion avec ses adversaires, en particulier ceux qui attribuent à Dieu un libre arbitre souverain et arbitraire.
3 conceptions distinctes de la perfection/puissance divine :
- comme libre-arbitre (Descartes)
- comme détermination par le Bien (Leibniz, rationalisme théologique d’inspiration platonicienne)
- comme nécessité intrinsèque (Spinoza)
La perfection divine est assimilée par Spinoza à l’absolue nécessité de la production de l’ordre naturel, qui ne peut être autrement, et exclut donc tout rapport de Dieu à ce qui serait du possible.
Spinoza commence par rejeter à nouveau l’idée d’une « volonté absolue » de Dieu, d’une liberté conçue comme libre arbitre, et rappelle sa propre définition de la liberté comme nécessité intrinsèque.
Mais il accorde cependant, provisoirement, un certain crédit à ceux qui soutiennent cette idée, et montre que même si l’on suppose une volonté comme appartenant à l’essence même de Dieu (ce qui n’est pas son cas, cf. prop. 30 à 32 : volonté et entendement relevant de la nature naturée), il n’est cependant pas possible de penser que l’ordre des choses put être autre qu’il n’est : « même en accordant que la volonté appartient à l’essence de Dieu, il ne suit pas moins de sa perfection que les choses n’ont pu être créées par Dieu d’aucune autre manière et dans aucun autre ordre ». Car, de quelque manière que l’on prenne la question, l’idée que Dieu ait pu décréter un autre monde que celui-ci implique que l’essence de Dieu (puisqu’on suppose que sa volonté en fait partie) put être autre qu’elle n’est, ce qui est absurde.
Au passage, Spinoza rejette plus radicalement encore l’idée d’une soumission de Dieu à l’égard du Bien (d’un modèle intelligible, philosophie d’inspiration platonicienne que l’on retrouvera aussi chez Leibniz : le monde le meilleur) : « Je reconnais que cette opinion, qui soumet tout à une volonté divine indifférente, et admet que tout dépend de son bon plaisir [celle de Descartes], s’éloigne moins de la vérité que cette autre consistant à admettre que Dieu agit en tout en ayant égard au bien ».
Commentaire de Macherey sur la manière dont Spinoza hiérarchise l’erreur des « platoniciens » par rapport à l’erreur des « cartésiens » : « En opposition à la conception qu’on peut dire « antique » ou païenne d’une divinité dont la souveraineté est limitée par un ensemble de déterminations extérieures sur lesquelles elle n’a pas de prise, la conception « moderne », c’est-à-dire chrétienne ou judéo-chrétienne, de Dieu, qui consiste à affirmer l’infinité et l’absoluité, donc la totale liberté de sa nature, représente aux yeux de Spinoza un incontestable progrès : en ce sens, on peut dire qu’elle est plus vraie que la précédente. Mais Spinoza ne donne son aval à cette manière de se représenter l’Être divin que sous la réserve d’un examen plus approfondi : il n’accepte pas que la logique de cette conception, qui tend à restituer à Dieu la plénitude de sa puissance, ce qui lui convient parfaitement, le fasse au prix d’une confusion entre cette puissance et les diverses figures du pouvoir humain, ce qui revient à réintroduire dans l’exercice de cette puissance une dimension d’extériorité, et aussi du même coup d’irrationalité, voire de négativité, qui la ramènent sur le plan d’un vulgaire « pouvoir ». Il y a donc erreur et erreur : s’il n’est certainement pas acceptable de concevoir les prescriptions de la volonté comme étant, en Dieu plus encore qu’en nous, autonomes par rapport à tout principe rationnel, il est moins vrai encore d’admettre que les principes rationnels, qui adhérent étroitement à l’action divine bien plus qu’ils ne la guident de l’extérieur, interviennent à son égard de manière à la soumettre à un ordre des fins, comme le suggère la référence à la « raison du bien » (ratio boni), au lieu de faire comprendre comment elle suit nécessairement l’ordre des causes, qui est l’ordre de la nature elle-même. » (200-201).
Ainsi, Spinoza se place clairement dans la perspective générale des religions monothéistes, en concevant Dieu comme cause absolue de toute chose, mais à la condition de redéfinir conjointement les notions suivantes d’un point de vue strictement rationnel :
- omnipotence divine : Dieu est bien cause libre de toute chose, mais au sens où toutes les choses suivent nécessairement de sa nature comme les conséquences suivent de leur principe.
- Liberté : la liberté ne peut être pensée en dehors de la nécessité ; elle désigne précisément la nécessité intrinsèque par opposition à la nécessité extrinsèque des choses « contraintes » (coacta).
- Nécessité : non pas un ordre contraignant, extérieur à la nature de la chose qu’elle détermine, mais la constitution intrinsèque de cette nature même.
- Perfection : une perfection pensée dans l’absolu, comme une perfection nécessaire, qui ne peut être ni niée, ni détruite ni diminuée, sans rapport à une quelconque imperfection ou moindre perfection ; d’où l’identification entre perfection et réalité.
C’est sur la base de ces redéfinitions que Spinoza peut se permettre de reprendre à sa manière le lexique de ses adversaires.
Cette manière de se placer provisoirement dans la perspective cartésienne d’une volonté absolue de Dieu n’est pas qu’un simple jeu de l’esprit : il s’agit du mouvement même de transition qui fait passer du cartésianisme au spinozisme ;
1e temps : ils accordent que la volonté divine est la cause de l’ordre de la nature (donc de la nécessité), puisqu’il est cause de toutes choses (par sa volonté).
2e temps : ils accordent l’éternité des décrets de Dieu, donc l’immuabilité de la volonté divine ; Dieu est immuable, sinon il y aurait en lui de l’inconstance ;
3e temps : l’éternité implique qu’il n’y a ni antériorité ni postériorité ; ce qui implique que Dieu ne peut exister indépendamment ni antérieurement à ses décrets ; or, l’idée d’un choix du monde par Dieu suppose qu’il y ait un avant, antérieur à la détermination des choses, ce qui est contradictoire ; Dieu a toujours déjà voulu ce qui existe actuellement.
Position de repli possible : un autre choix de toute éternité (il n’y a jamais eu de moment antérieur)
Réponse : cela voudrait dire qu’au moins dans un « instant logique » (non temporel), il y aurait eu un Dieu avec un entendement autre, c’est-à-dire un autre Dieu.
Le nœud essentiel de toutes ces argumentations est le suivant : si les choses pouvaient être autrement qu’elles sont, si un autre ordre de la nature pouvait être ou avoir pu être, cela serait contradictoire avec l’immutabilité de Dieu (c’est-à-dire aussi son unicité) ; le thème de l’immutabilité divine (admis par les cartésiens et les volontaristes), poussé jusqu’au bout de ses conséquences rationnelles, ne peut que mener au spinozisme.
Les positions des volontaristes est cependant moins fausse que celle du rationalisme théologique : dire que Dieu crée le bien est faux, mais moins faux que de dire qu’il agit eu égard au bien posé comme extérieur et antérieur (au moins logiquement) à son action ;
Cela revient à « soumettre Dieu au destin (fatum) » : référence à la philosophie antique et aux théologiens qui ne font que rééditer cette position.
Descartes rejetait ce rationalisme théologique d’origine païenne en attribuant une liberté d’indifférence à Dieu.
Spinoza énonce une 3e voie : celle de la nécessité interne, qui dispense à la fois de l’idée d’un modèle extérieur et antérieur à Dieu (contre Platon et Leibniz) et aussi d’un libre arbitre (contre Descartes).
Prop. XXXIV : La puissance de Dieu est son essence même.
demonstratio par 1, prop 11 | 1, prop 16 | 1, prop 16, cor 1
La puissance de Dieu n’est rien d’autre, rien de plus que son essence même (elle n’est pas un pouvoir créateur) : la puissance de Dieu est son essence même en tant que celle-ci produit nécessairement tout ce qu’elle contient, tout ce qui découle d’elle.
La puissance divine n’est pas un attribut de Dieu parmi d’autres, comme la pensée et l’étendue : elle est ce qui s’exprime – l’essence divine – par chacun des attributs de Dieu.
La puissance divine n’est pas non plus un « propre » : Dieu n’est pas « tout-puissant » (adjectif), la puissance n’est pas une de ses caractéristiques parmi d’autres, Dieu n’a pas la puissance mais Dieu est puissance (substantif), Dieu consiste en sa propre puissance.
E, II, 3, scolie : retour de la formule, précisée cette fois en « essence actueuse » ou « active » (actuosa) ; la puissance est l’essence en tant qu’on la considère en acte, en train de produire.
« L’essentia actuosa, c’est la vie de Dieu. En effet, puisqu’on entend par vie « la force par quoi une chose existe et persévère dans son être », et puisque dieu existe et persévère dans son existence par son essence, la vie de Dieu est, dans cette mesure, son essence même, et Dieu, par conséquent, est la Vie ; des choses singulières, au contraire nous disons simplement qu’elles ont la vie, parce que, n’existant et ne persévérant dans leur être qu’en vertu de l’ordre entier de la nature, et non de par leur seule force, la vie est, en elles, distincte de leur essence. » (Guéroult, 381)
Cette vie est « le dynamisme rationnel par quoi Dieu se produit et produit toute chose » (Guéroult, 382).
Spinoza rapproche la prop. 16 (Dieu comme cause de toutes choses en vertu de la seule nécessité de sa nature) et la prop. 11 (Dieu comme cause de soi en vertu de la seule nécessité de sa nature) : ainsi, ces deux actions causales – sa « puissance » -, exprimant la même nécessité de la nature divine, n’en font qu’une.
« Ainsi l’existence des choses tout autant que l’existence de Dieu fait avec son essence une seule et même vérité éternelle » (Guéroult, 377).
Prop. XXXV : Tout ce que nous concevons être au pouvoir de Dieu [in dei potestate] est nécessairement.
Il n’y a pas de « réserve » dans le pouvoir de Dieu : le « pouvoir » (potestas) de Dieu n’est que sa puissance (potentia) même, et non un pouvoir de type libre arbitre ; l’occurrence de potestas (pouvoir) n’est là que pour être niée, rabattue sur la notion de potentia (puissance).
Découlent de la nature de Dieu (ou de son pouvoir/puissance) toutes les conséquences pouvant en être conclues, tout ce qui est compris dans son essence, et rien de moins.
Fondée sur la prop. 34
Prop. XXXVI : Rien n’existe, sans que de sa nature ne s’ensuive quelque effet.
demonstratio par 1, prop 25, cor | 1, prop 34 | 1, prop 16
L’existence implique la production d’effets : exister, c’est produire des effets, c’est être cause, c’est développer une certaine puissance.
Toutes les choses sont, en un sens, puissance : elles ne sont pas toute puissance car elles sont puissance d’une manière certaine et déterminée ; elles héritent de la puissance de Dieu, mais dans les limites de leurs déterminations propres.
« La substance se cause elle-même, et par là cause aussi toutes les choses qui ne se causent pas elles-mêmes, mais produisent néanmoins des effets – c’est la chaîne infinie des choses finies, dans chaque attribut. La causalité singulière de chaque chose particulière est comme un fragment, en même temps qu’un effet, de la causalité immanente de Dieu. Nous ne sommes donc pas – nous, modes de la substance – de simples tournebroches dans l’appareil de la nécessité, mais de véritables puissances causales, dont les effets variables et néanmoins nécessaires s’expliquent par les lois de la nature. » (Suhamy, Spinoza pas à pas, 55).
Proposition sur la puissance de Dieu dans les choses : toute l’ontologie de l’Ethique I consiste à parler des res et non pas de Dieu lui-même ; un long détour pour dire que toutes les choses ont en elles la puissance divine, et sont capables de produire exactement comme Dieu produit. L’ontologie de la partie I, qui « consacre la divinité des choses » (Moreau), c’est-à-dire leur puissance, est construite en vue d’une éthique.
L’effort du spinozisme est de penser comment chaque chose singulière peut produire des effets, devenir davantage cause, exprimer davantage la puissance divine : la productivité des choses singulières (enjeu éthique).
Commentaire de Moreau sur le « panthéisme » de Spinoza : à un niveau très vague, ce n’est pas faux.
Plus précisément, ce qui est vrai, c’est que toutes choses sont Dieu, au sens où la productivité divine se retrouve en toute chose, que toutes choses ont la même dignité que Dieu ; chaque chose a le pouvoir de produire, exactement comme Dieu.
Les choses existantes n’étant rien d’autre que des modes de Dieu, exprimant son essence, et l’essence de Dieu n’étant rien d’autre que sa puissance causale (de produire des effets), les choses existantes sont elles-mêmes une partie de la puissance de Dieu et produisent à leur tour des effets.
Publier un commentaire