Après que les propositions 9 à 11 aient établi l’existence nécessaire de la substance divine, c’est-à-dire infiniment infinie, les propositions 12 à 15 énoncent les « propres » de Dieu :
Les propositions 12 et 13 démontrent l’indivisibilité de la substance divine.
La proposition 14 démontre l’unicité de la substance divine.
La proposition 15 démontre la « globalité » (Macherey) de la substance divine, en tant que toute réalité est « en elle ».
La substance divine est ainsi « une » en trois sens :
- une au sens d’entière (indivisible, d’un seul tenant, continue, unitaire)
- une au sens d’unique (au sens où il n’y en a pas d’autre)
- une au sens de totale ou globale, omni-englobante, unificatrice (rien d’autre qu’elle, toute autre chose est en elle)
L’ensemble des propositions 12 à 15 déterminent par là le rapport entre substance et modes : puisque Dieu ne saurait se diviser pour créer une autre substance (12, 13), et qu’il est l’unique substance (14), tous les modes sont nécessairement en lui, sont ses modes ou manières d’être (15). Et rien n’existe en dehors de Dieu et de ses modes : tout est là.
Prop. XII : Nul attribut de substance ne peut en vérité se concevoir, d’où il suivrait que la substance puisse se diviser.
demonstratio par 1, prop 8 | 1, prop 6 | 1, prop 5 | 1, prop 2 | 1, def 4 | 1, prop 10 | 1, prop 7
Les propo. 12 et 13 énoncent toutes deux l’indivisibilité de la substance, c’est-à-dire sa continuité ou son intégrité absolue, en tant que la totalité qu’elle forme n’est pas réductible à « un assemblages d’éléments qui pourraient eux-mêmes subsister, sans elle ou en dehors d’elle » (Macherey).
La prop. 12 démontre l’indivisibilité de la substance divine en tant que substance (la diversité des attributs n’entraîne pas de division réelle de la substance); la prop. 13 et son scolie la démontrent en tant que substance infinie.
Comme en témoigne le corollaire de la prop. 13 (et plus loin le scolie de la prop. 15), l’un des enjeux sous-jacents à ces deux prop. est d’affirmer l’indivisibilité de l’étendue conçue comme attribut (de Dieu).
demonstratio (par l’absurde)
Si l’on suppose la substance divisible, c’est-à-dire décomposable en parties, celles-ci seraient elles-mêmes soit substantielles, soit non substantielles.
La démo va montrer qu’aucune de ces deux options n’est possible.
De deux choses l’une, en effet :
- 1e option : Si ces parties sont elles-mêmes substantielles, elles doivent être conçues comme infinies ( 8), comme causes d’elles-mêmes (prop. 6 et 7) et irréductibles les unes aux autres (attribut différent, prop. 5).
- Ainsi « d’une seule substance plusieurs substances pourront être formées », engendrées à partir d’elle, ce qui est absurde en raison de la 6 (puisque chaque substance doit être cause de soi, c’est-à-dire formée d’elle-même par elle-même).
- De plus, si une substance pouvait être ainsi divisée, ce sont la notion de « partie » et la relation tout/parties qui perdraient leur sens. En effet, ces supposées parties ne devraient avoir rien de commun avec leur tout ( 2) : en quoi seraient-elles les parties de ce tout ? De même, le tout lui-même pourrait être et être conçu sans ces parties (qui ne seraient donc pas « ses » parties, les parties de ce tout), en vertu de la définition 4 (déf. des attributs) et de la proposition 10 (chaque attribut distinct doit être conçu par soi).
- 2e option : Si ces parties sont supposées non-substantielles, elles seraient donc des modes, et alors la division de la substance entière en « parties égales » lui ferait perdre sa nature de substance et donc son existence nécessaire, ce qui contredit la 7 (existence nécessaire).
Prop. XIII : Une substance absolument infinie est indivisible.
demonstratio par 1, prop 5 | 1, prop 11
Répète la prop. 12 mais à propos de la substance divine (absolument infinie).
Semble identique à la précédente, mais repose sur la prop. 11 (infinité => nécessité d’existence) alors que la précédente repose davantage sur la proposition 7, et la suivante (dans le scolie) sur la proposition 8.
Plus important semble le corollaire.
Aucune substance d’aucun genre, donc aucune substance corporelle en tant qu’elle est substance n’est divisible.
L’étendue – la substance corporelle, qui sera bientôt nommée plus proprement attribut étendue –, pensée substantiellement (ou attributivement), hérite des propriétés substantielles de l’indivisibilité, de l’unicité, nécessité, etc. : il ne s’agit pas, sous le nom d’étendue ou de « chose étendue », d’un corps déterminé ni même de l’ensemble ou de la somme des corps étendus (cet ensemble aura un statut modal : facies totius universi), mais de la corporéité en tant que telle – en tant que genre d’être -, ou encore de l’ensemble des lois nécessaires par lesquelles sont produits l’ensemble des corps individuels et finis, qui forme la corporéité modale.
Le scolie de la prop. 15 précisera : « la matière est partout la même, et [on] n’y distingue de parties qu’à la condition de la concevoir, en tant que matière, affectée de manières diverses, si bien que ses parties ne se distinguent que par la manière, et non en réalité. Par ex., l’eau, en tant qu’elle est eau, nous concevons qu’elle se divise, et que ses parties se séparent les unes des autres; mais pas en tant qu’elle est substance corporelle; car en tant que telle elle ne se sépare ni ne se divise. En outre, l’eau, en tant qu’eau, est sujette à génération et à corruption; mais, en tant que substance, elle n’est sujette ni à l’une ni à l’autre. »
Plus généralement : l’étendue ne fait que se transformer, se configurer et se reconfigurer, sans jamais se détruire en tant que telle.
Fournit une autre démonstration de la prop. 13., toujours à partir de la propriété de l’infinité (mais plus directement, via la prop. 8)
Une partie est finie par définition, puisque le concept de partie implique celui de délimitation et d’extériorité (il y a forcément autre chose que la partie, s’il s’agit d’une partie) ; au contraire, l’infinité implique l’indivisibilité.
L’idée de partie (finie) ne peut convenir avec l’idée de substance (nécessairement infinie).
Prop. XIV : A part Dieu, il ne peut y avoir ni se concevoir de substance.
demonstratio par 1, def 6 | 1, prop 11 | 1, prop 5
Etablit l’unicité de la substance divine : il n’y a pas d’autre substance que Dieu, il n’y a qu’une substance infiniment infinie. Ainsi, comme le dira le corollaire 1, la nature est unique : « dans la nature des choses il n’y a qu’une substance, et [elle] est absolument infinie ».
demonstratio (par l’absurde)
En deux temps : d’abord du côté de l’être, puis du côté du connaître.
L’infinité des attributs de Dieu empêche toute autre substance (hypothétique) de pouvoir s’exprimer/s’expliquer par un attribut qui lui serait propre (puisque tous les attributs absolument appartiennent à Dieu, il n’en reste aucun qui puisse être l’apanage d’une seconde substance).
Sinon, il faudrait qu’il y ait deux substances partageant un attribut commun, ce qui est contraire à la prop. 5.
La démonstration démontre en un second temps, toujours par l’absurde, qu’il ne peut se concevoir de substance à part Dieu. Car il faudrait la concevoir existante (implicitement par prop. 7). Or concevoir une substance autre que Dieu comme existante rendrait impossible de lui attribuer quelque nature que ce soit (comme l’a montré le début de la même démonstration).
On peut noter que l’unicité de Dieu n’est pas directement démontrée dans la prop. 14 mais seulement dans son premier corollaire : la proposition 14 a pour objet de montrer qu’aucune autre substance que Dieu ne peut être ni être conçue.
Ce qui a pour conséquence de mettre fin à l’hypothèse initiale d’une multiplicité de substances : l’existence d’une substance absolument infinie telle que Dieu implique la non-existence de toute autre substance qu’elle. En revanche, cette substance unique doit être conçue comme « complexe », et même d’une complexité qualitative infinie (totalité infinie des attributs).
L’impossibilité de concevoir une autre substance que Dieu implique réciproquement que Dieu est unique.
C’est, si l’on veut, la version spinoziste du « monothéisme » : c’est l’infinie et irrésistible puissance d’exister de Dieu qui explique qu’il ait la propriété d’être « unique », non pas au sens où il n’existerait qu’en un seul exemplaire (qu’il serait plus que zéro et moins que deux, ni même un individu unique qui constituerait la totalité de la série indéfinie des choses), mais en tant qu’il est « un » au triple sens d’entier, de pure intériorité sans extériorité, de totalité/globalité.
Dieu n’est pas seul, il est un.
L’enjeu du corollaire est celui du statut à accorder à l’expression « chose étendue » (res extensa), appliquée notamment à Dieu.
Le coup de force est de traiter de manière absolument équivalente les deux attributs de la pensée et de l’étendue, – et tout autre – ce qui prépare la prop. 15 et son long scolie sur la question de Dieu comme « chose étendue ».
Pensée et étendue doivent être conçues soit comme des attributs de Dieu (le corporel, le mental), soit comme des modes de Dieu (affections des attributs de Dieu : un corps, une idée). Mais dans les deux cas ils sont quelque chose de Dieu. Il n’y a aucune chose qui soit extérieure à – qui puisse être posée en dehors de – la substance divine : Dieu, étant absolument infini, n’a pas d’extérieur (et c’est en ce sens que tout pourra être dit « en lui », ou si l’on veut « de lui ») ; rien ne peut être ni être conçu « à part » de Dieu (praeter Deum), « en dehors ou hors de Dieu » (extra Deum), « sans Dieu » (sien Deum) (Prop. 15).
L’étendue se présente à la fois comme attribut de substance (et à ce titre, équivalent à tout autre attribut, infini, indivisible, etc.) et comme multiplicité d’affections de cet attribut (modes finis et infinis).
Macherey : « l’étendue c’est donc non seulement l’ensemble factuel de toutes les choses corporelle mais c’est aussi et d’abord le principe qui fait d’elle des choses corporelles, principe qui ne peut être que d’ordre substantiel, et comme tel doit faire partie intégrante de la nature divine. » (121)
Prop. XV : Tout ce qui est est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu ni être ni se concevoir.
demonstratio par 1, prop 14 | 1, def 3 | 1, def 5 | 1, ax 1
Globalité ontologique et épistémologique de Dieu : Dieu est le principe de toute réalité et de toute connaissance de toute réalité. Dieu est tout, sans aucune extériorité (rien n’est, ni peut être conçu, hors de lui).
Macherey (124) : « Toutes choses sont en Dieu, parce que la réalité de Dieu est ce qui fait être absolument toutes les choses ».
La « globalité » ou « l’envergure infinie » (Macherey) de Dieu : Dieu « englobe » tout, mais pas au sens d’une inclusion spatiale, d’un dedans, d’un contenant (idée qui impliquerait nécessairement celle d’une extériorité du contenant, d’un dehors) ; « l’intériorité de la substance qu’est Dieu est la paradoxale intériorité d’un dedans sans dehors » (123)
Au terme du parcours effectué depuis le début du De Deo, la réalité dans son ensemble est désormais intégralement comprise et déterminée dans ses principes : réalité = substance unique et infinie (Dieu) / infinité d’attributs / infinité de modes.
Autrement dit : la Nature, c’est un principe substantiel unique qui produit tout ce qui existe d’une infinité de manières diverses et selon des lois causales nécessaires.
Proposition aux implications énormes, car cela signifie, en un sens, que tout est « divin », puisque tout est en lui et vient de lui : tout genre d’être (par ex. l’étendue), et aussi tout mode, toute réalité, tout ce qui arrive dans la nature, sans exception, même ce qui a première vue paraît « indigne » de Lui (le matériel, le laid, l’imparfait, le mauvais, ou ce qui nous semble tel, etc.)
Cette proposition constitue ainsi le fondement des propositions suivantes : la productivité, interne et infinie de Dieu, telle qu’elle sera établie dans la proposition suivante.
S’appuie essentiellement sur la prop. 14.
L’axiome 1 a posé que rien n’est ni ne peut être conçu à part des substances et des modes.
La définition 5 a défini les modes comme ce qui est/est conçu en/par autre chose, c’est-à-dire en/par une substance.
La non-extériorité des modes étant acquise, la prop. 14 permet d’écarter l’extériorité d’une autre substance (puisqu’il n’y en a pas d’autre) : donc, rien n’est extérieur à Dieu, Dieu est sans extériorité, tout est « en » Dieu ou « de » ou « par » ou « avec » Dieu. Rien n’est prater/extra/sine Deum.
L’enjeu pour Spinoza est à la fois d’assurer qu’en un certain sens Dieu est corporel (contre les préjugés des théologiens et des philosophes), mais qu’il n’est pas ou qu’il n’a pas un corps au sens empirique (et modal) du terme (contre les préjugés de la foule). Car il y a bien deux manières de considérer l’étendue : soit comme attribut substantiel, soit comme mode de cet attribut, et c’est la confusion des deux qui fait commettre aux uns et aux autres cette double erreur.
Le problème de la corporéité du divin sera définitivement résolu en Ethique, II, 2 : « L’Etendue est un attribut de Dieu, autrement dit, Dieu est chose étendue ».
Spinoza s’attaque d’abord à ceux qui pensent – de manière anthropomorphique et imaginaire – que Dieu a un corps au sens courant de l’expression. (De même Dieu n’a pas une âme ou n’est pas une âme). Or, si l’on entend par corps un corps déterminé de manière finie (telle taille, etc.), c’est évidemment absurde étant donné que Dieu est infini. De ce point de vue, les philosophes et théologiens ont raison.
Mais ils se trompent à leur tour en soutenant que Dieu n’a rien de corporel du tout : la corporéité en général, dans son infinité et sa nécessité, la « substance corporelle » appartient bien à l’essence divine, comme l’un de ses attributs essentiels. Cette méprise conduit les philosophes et théologiens a considérer la substance matérielle comme étant « créée » par Dieu (donc un effet, extérieur et postérieur à lui), hypothèse absurde lorsque l’on comprend qu’il est exclu qu’une substance soit engendrée par une autre substance (ou par quoi que ce soit d’autre).
Suit une réfutation de 2 principaux arguments philosophico-théologique refusant d’attribuer l’étendue à Dieu :
- la (prétendue) finitude de l’étendue est incompatible avec l’infinité divine.
- la (prétendue) passivité de l’étendue est incompatible avec la perfection divine.
Spinoza montre que ces 2 arguments reposent sur une seule et même prémisse : une conception strictement quantitative de la matière qui implique sa divisibilité (parties juxtaposées se limitant les unes les autres). Les prop. 12 et 13 suffisent donc à rejeter ces deux arguments.
Cette position renvoie à une mauvaise conception de l’infini (qui tente vainement de concilier infinité et divisibilité) : c’est l’idée de quantité infinie mesurable (ce qui implique de la considérer comme composée de partie finies) qui est en effet inconcevable, mais cela n’empêche pas de concevoir une quantité infinie non mesurable, c’est-à-dire aussi indivisible, sans parties.
Sur ce point, cf. aussi la Lettre XII à Meyer, surnommée « lettre sur l’infini ».
Sur la question de la divisibilité de l’étendue, voir aussi cet article complémentaire.
C’est pourquoi Spinoza, comme Descartes, récuse l’existence du vide (contre les matérialistes antiques et modernes).
« pourquoi nous avons, de nature, un tel penchant à diviser la quantité ? » : c’est l’imagination qui nous y pousse, parce qu’elle focalise notre attention sur les réalités modales.
Ultime argument : même si l’on admettait la divisibilité de la substance matérielle, cela n’impliquerait pas que son attribution à Dieu le fasse « pâtir » (subir, être l’effet d’une cause extérieure à soi), car rien n’existant en dehors de Dieu, « il ne peut y avoir aucune substance par quoi il puisse pâtir ».
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