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Lecture des propositions XIV à XXIII du De Mente

Une fois déterminée la nature de l’âme humaine – idée d’un corps humain, prop. 13 -, puis les quelques éléments nécessaires concernant la nature de son objet – « abrégé de physique » situé entre les prop. 13 et 14 -, sont déduits de ces points les principes élémentaires de l’activité (ou puissance) de l’âme humaine.

La déduction de la puissance de l’âme occupe les prop. 14 à 47, selon l’ordre des 3 genres de connaissance ; les prop. 14 à 31 sont consacrées à la connaissance imaginative. Cf. plan du De Mente.

Prop. 14 à 23 : 1e partie de la théorie de l’imagination, consacrée plus particulièrement au mécanisme de base de la perception des corps extérieurs, forme la plus spontanée et la plus naturelle de l’âme humaine.

Cette première activité de l’âme, la perception, est d’ordre proprement hallucinatoire, représentant indifféremment des choses présentes et absentes, comme présentes.

La perception est donc imagination : mais l’imagination doit elle-même être conçue non comme un défaut, une imperfection, un vice, mais bien comme une puissance d’imaginer, par là de penser (production d’idée), qui peut même être considérée comme une « vertu » de l’âme humaine.

Macherey : « la philosophie de Spinoza, s’il fallait lui attribuer un thème privilégié, serait d’abord une philosophie de l’imagination, cette dernière constituant l’activité principale, et on peut dire aussi l’activité dominante de l’âme humaine en tant que celle-ci est idée d’un corps. » (184)

Prop. 14 : L’Esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte que son Corps peut être disposé d’un plus grand nombre de manières.

demonstration par 2, prop 13, post, 3  |  2, prop 13, post, 6  |  2, prop 12

L’âme humaine, en général, – qui est l’idée d’un corps humain – perçoit beaucoup de choses, dans la mesure où le corps humain lui-même est très apte à agir/pâtir dans ses relations avec d’autres corps.

Plus un corps humain est disposé d’un grand nombre de manières, plus l’esprit de cet homme perçoit un grand nombre de choses c’est-à-dire a un grand nombre d’idées.

La richesse de ses représentations est proportionnelle à la richesse des affections de son corps, elle-même proportionnelle au degré à la diversité de composition de ses parties (cf. E, 2, 13, post. 5).

Macherey : « La perception est l’opération mentale immédiate avec laquelle commence la vie de l’âme, qui s’y consacre de manière pratiquement ininterrompue. » (165)

Définition de la perception par Macherey  (cf. E, II, 12) : « activité spontanée de l’âme, qui consiste dans le fait que, au fur et à mesure que le corps dont elle est l’idée est affecté, se forment en elles nécessairement les idées de ces affections, étant exclu que le corps puisse être affecté sans que l’âme ne le « perçoive » » (166, n.1)

S’appuyant sur E, IV, 38 demo, et sur E, V, 39, Macherey souligne que cette « profusion  de la connaissance immédiate, avec sa richesse incontrôlée, crée les conditions d’une ouverture au monde qui, quels que soient les risques de dérapage qui l’accompagnent, constitue l’élément moteur de la vie mentale. » (169) Et en fournit la raison éthique en note : « C’est dans la perspective expansive d’une association avec d’autres choses, avec le plus possible d’autres choses, et de choses qui autant que possible s’accordent avec sa nature, que l’être humain peut prétendre au mieux, corporellement et mentalement, sa vertu ou puissance. » (169 n. 1).

Démonstration

Tire les conséquences des postulats physiques 3 et 6 couplés à la prop. 12 (qui définit la perception).

Prop. 15 : L’idée qui constitue l’être formel de l’Esprit humain est non pas simple, mais composée d’un très grand nombre d’idées.

demonstration par 2, prop 13  |  2, prop 13, post, 1  |  2, prop 8, cor   |  2, prop 7

L’idée qu’est (« être formel ») une âme humaine est composée d’un très grand nombre d’idées, dans la mesure où le Corps humain est lui-même très composé de parties.

L’âme est donc à la fois une idée et un complexe d’idées, la composant dans son être : elle est la « somme » ou l’intégrale de ses idées, comme le corps individuel est la somme ou l’intégrale de ses parties.

Par là, l’âme est de nature individuelle (Spinoza transpose ici à l’âme ce qui a été dit de l’individualité biologique): il n’y pas là lieu d’opposer, à la Descartes par ex., la simplicité de l’âme à la complexité du corps, tous deux étant de tels individus composés ou complexes. Seules les substances étant indivisibles.

« Plasticité » de l’âme, disposée de multiples manières, faite pour produire différents types d’idées (perceptions, notions communes, etc.).

Démonstration

Assez complexe….

Elle se place sur le plan objectif de l’idée qu’est l’âme en Dieu, d’où le détour apparent par les prop. 7 et 8.

Prop. 16 : L’idée d’une quelconque manière dont le Corps humain est affecté par les corps extérieurs doit envelopper la nature du Corps humain, et en même temps la nature du Corps extérieur.

demonstration par 2, prop 13, lem 3, ax 1  |  1, ax 4

Proposition capitale, et qui sera largement utilisée, ainsi que ses deux corollaires, dans la suite immédiate du De Mente, puis encore aux parties 3 et 5 de l’Ethique.

La « nature » du Corps extérieur : par ex. la nature du feu, selon la physique de l’époque, consiste dans le mouvement très rapide de petites particules très acérées ; la brûlure est la trace laissée dans mon corps par le feu, trace qui conditionne l’affection elle-même ; elle ne nous révèle pas la nature du feu, mais l’indique confusément en tant que les lésions des tissus brûlés enveloppe comme sa cause la nature des pointes qui les ont déchirés (Guéroult, 197, n. 1).

Il y a l’explication de l’erreur de la physique qualititative des anciens et des scolastiques : le feu n’est pas « brulant » ni « chaud », etc.

Macherey : « la manière dont les causes extérieures insinuent leurs effets en nous s’effectue dans des conditions qui font que nous méconnaissons la nature de cette action, parce que l’idée qui l’accompagne renvoie à un objet dont la nature n’est pas clairement démêlée » (176, n. 1).

Commencent ici à être déterminées les conditions de la formation des idées des choses extérieures, qui se présentent sous d’abord la forme d’un complexe perceptif mélangé : « enveloppement » de la nature du corps humain et « en même temps » (simul) de celle du corps extérieur ; indistinction/confusion fondamentale.

Macherey commente l’emploi de involvere dans cette proposition, et précise : « Une idée peut donc impliquer la nature d’une chose sans l’expliquer, c’est-à-dire sans faire connaître la nature de cette chose par ses causes », « fonction purement indicative de la perception, qui « implique » la nature de la chose perçue sans la faire connaître » (172, n. 1)

Autrement dit, l’âme ne perçoit jamais ni le corps extérieur ni le corps propre comme tels, ce que précisent les deux corollaires.

L’âme perçoit 3 choses : son corps, elle-même, les événements qui surviennent au corps.

Ainsi elle perçoit plutôt l’idée de la rencontre (occursus, hapax ?) des choses et de son corps (les effets), et non pas adéquatement l’idée de son corps ni l’idée des corps qui affectent celui-ci (les causes) : « des idées de mélange séparées des causes du mélange » (Deleuze, Cours sur Spinoza,  24/01/78), des conséquences séparées de leurs prémisses (Eth II, 28 demo).

Les idées spontanées de l’âme renvoient à qq chose de réel, mais ces idées sont toujours déformées, confuses, séparées de leurs causes, inadéquates.

Voir le Soleil à deux cents pieds (ex. pris en E, II, 35 scolie, puis en E, IV, 1, scolie) : idée mêlée de la rencontre du soleil et de mon système optique. « Cette perception n’exprime la nature du Soleil qu’en tant qu’elle affecte son corps [le corps dont l’âme est l’idée], tout en n’exprimant la nature de son corps qu’en tant qu’il est affecté par le Soleil » (Guéroult, 197).

Cette conn. du 1e genre est confuse, inadéquate, mais n’a rien d’illusoire, d’irréel ou d’arbitraire : elle fonctionne selon des lois rigoureuses. Idée adéquate de la résultante mais idée inadéquate des causes de cette résultante.

La connaissance spontanée est toujours une méconnaissance; en même temps, il n’y a rien ici d’illusoire.

Il y a là une première possibilité d’erreur : l’âme est incapable de discerner dans l’affection qu’elle perçoit ce qui relève de la nature de son corps et ce qui relève de la nature du corps extérieur.

Corollaire I

L’âme humaine ne perçoit jamais comme tel le corps dont elle est l’idée : elle est l’idée d’un corps singulier mais n’en a pas l’idée distincte.

Corollaire II

Précise la prop. 16 : notre perception des corps extérieurs indique plus ou d’abord « l’état » (constitutio) de notre corps, plutôt que la « nature » des corps extérieurs.

La perception (confuse) de la nature de notre corps accompagne et compose chacune de – toutes – nos perceptions : la nature de notre corps constitue une sorte de « filtre à travers lequel passent les affections » (Macherey, 175), éprouvées par son intermédiaire. « les affections du corps » sont plutôt ses affections que les affections des autres corps sur lui.

« Indique plutôt l’état de notre corps » : une sorte de « signe », ou d’indice, qui exprime en premier lieu « l’état » (constitutio, situation d’affections, et non la nature ou essence) de notre corps, et secondairement, de manière allusive, la nature des corps extérieurs.

Constitutio pourrait être traduit par « disposition », et renvoyer aux manières pour le corps d’être « disposé » (cf. Postulat 6). Il s’agit de ses dispositions passagères.

Prop. XVII : Si le Corps humain est affecté d’une manière qui enveloppe la nature d’un corps extérieur, l’Esprit humain contemplera ce même corps extérieur comme existant en acte, ou comme étant en sa présence, jusqu’à ce que le Corps soit affecté d’un affect qui exclue l’existence, ou la présence, de ce corps.

demonstration par 2, prop 12  |  2, prop 16  |  2, prop 16, cor 1

La représentation globale/indistincte en quoi consiste la perception s’accompagne immédiatement d’une sorte de jugement d’existence, qui affirme la présence actuelle du corps extérieur perçu, et la maintient tant qu’une nouvelle perception et un nouveau jugement d’existence ne viennent pas l’exclure.

Voir, c’est croire que ce que l’on voit existe (en dehors de soi et de l’acte de voir).

En un sens, la vision hallucinatoire de l’oasis est le modèle de toute perception sensible.

Contemplari : considérer, contempler ; caractère de simple suggestion

Il y a une persistance naturelle des idées perceptives : elles ne disparaissent pas d’elles-mêmes (pas d’auto-négation), mais seulement si d’autres les remplacent tout en les excluant.

Persistance naturelle de ce sentiment d’existence, qui prépare la leçon du corollaire (sentiment de la présence de la chose en son absence : hallucination).

En même temps, comme le sous-entend aussi la démonstration, ce sentiment ou cette affirmation d’existence contenue dans la perception est momentané/précaire : il ne dure que tant que rien ne l’exclut encore.

On entre ici dans la Théorie de l’imagination : caractère tendanciellement hallucinatoire de la perception.

Propositions essentielles, maintes fois reprises par la suite : au moins 37 fois.

Les termes de la famille de « imaginer » sont très fréquents dans l’Ethique, avec plus de 370 occurrences : http://ethicadb.org/search.php?str=imagin%2A&o=1

Macherey : « la philosophie de Spinoza, s’il fallait lui attribuer un thème privilégié, serait d’abord une philosophie de l’imagination, cette dernière constituant l’activité principale, et on peut dire aussi l’activité dominante de l’âme humaine en tant que celle-ci est idée d’un corps. » (184)

La démonstration s’opère directement à partir de la précédente.

Corollaire : déduit le caractère proprement hallucinatoire du contenu perceptif

L’idée de l’affection du corps par un corps extérieur, en quoi consiste toute perception d’un tel corps, s’étant une fois produite, peut se reproduire indéfiniment, en l’absence du corps concerné, du fait de l’impression de cette affection conservée dans le corps humain.

Si la modification du corps demeure (par le biais de son inscription), persistance/rémanence de l’idée dans l’âme.

Deuxième possibilité de l’erreur (développée par le scolie) : prendre pour existante une chose qui ne l’est pas.

Autonomie de la représentation par rapport à la présence effective des choses : ainsi, selon la formule de Taine citée par Guéroult (202), « la perception est une hallucination vraie ».

L’imagination est la base du fonctionnement de la mémoire.

La démonstration décrit le processus mécanique/physique par lequel se forme et se conserve cette impression physique initiale : Modifications de la masse cérébrale par les mouvements de l’influx nerveux, et répétition de ces mouvements de manière spontanée, et non plus provoquée par la présence effective du corps extérieur (automatisme corporel). Il s’agit des images matérielles inscrites dans l’organisation du corps humain.

Puis, en tire les conséquences pour l’esprit, via les prop. 12 et 17 : l’âme peut contempler/considérer les corps extérieurs comme existants ou présents, en leur absence, bref les imaginer.

Sentir, percevoir n’est pas autre chose qu’imaginer (en particulier du côté du sujet qui perçoit) : affirmation de l’existence ou de la présence d’un corps.

Scolie : « comment il peut se faire que nous contemplions comme présent ce qui n’est pas, comme il arrive souvent » – définition de l’imagination

« encore pour d’autres causes » : précise le statut des postulats de la physique : non pas des théorèmes scientifiques mais des résumés de ce que nous savons par expérience.

« comme il arrive souvent » : régime général et naturel de la perception humaine.

Psychologiquement, « la différence est nulle entre la perception et l’hallucination » (Guéroult, 210).

« des images de choses » : Il s’agit des images matérielles inscrites dans l’organisation du corps humain, des impressions corporelles ; il s’agit des « affections du corps humain ». Ces « images » doivent être distinguées des images mentales ou « imaginatio mentis » qui en sont les idées.

Elles ne reproduisent pas la « figure » des choses : elles ne leur ressemblent pas, ne sont pas dans un rapport de conformité avec elles.

L’idée de Pierre telle que Paul la perçoit et telle qu’elle est en soi : dans l’idée vraie de Pierre, l’existence n’est affirmée que tant que Pierre existe effectivement ; dans l’idée que Paul a de Pierre, l’existence de Pierre est affirmée tant que dure l’état du corps de Paul indiqué par cette idée ;

Imaginer le Soleil comme un disque à deux cens pieds n’est pas une erreur en tant que tel : corrigée, elle n’est en rien un vice, mais une vertu.

On ne peut voir dans l’acte d’imaginer une « erreur » de l’esprit, qu’en tant qu’on le considère comme privé d’une autre idée qui exclurait l’existence de la chose imaginée : on le considère comme privé du savoir que ces choses n’existent pas, c’est-à-dire de la conscience du caractère imaginaire de ces représentations, et, s’il n’en est pas privé, on ne le considère pas comme dans l’erreur.

L’esprit/homme qui imagine/perçoit le Soleil comme un disque tout en sachant qu’il n’en est pas un n’est pas considéré comme étant dans l’erreur.

Si l’on acceptait de reconnaître ces idées d’images pour ce qu’elles sont – grâce à une idée de l’entendement -, elles n’auraient rien de négatif.

L’erreur n’est donc pas dans l’idée imaginative mais dans l’âme qui imagine (tout en étant privée de l’idée vraie).

Il n’y a pas de critique spinoziste de l’imagination comme telle, mais des usages que nous faisons de certaines de ses productions : l’imagination n’est pas en elle-même une « puissance trompeuse » (Pascal). La doctrine de l’erreur, en partie tournée contre Descartes et exposée à partir de la prop. 32 du De Mente, précisera ce point. Et les 20 premières prop. de la partie V présenteront l’imagination comme un moyen efficace, un art et une thérapeutique de la vie affective.

L’erreur dont l’imagination est la cause, et l’accusation même de l’imagination comme cause de l’erreur (et comme « vice »), relèvent d’une « défaillance de l’entendement » (Guéroult, 216). C’est pourquoi la théorie de l’erreur ne sera vraiment déduite que par la suite.

En fait, il faudra reconnaître que l’imagination est purement et simplement « étrangère à la sphère de la vérité » (Guéroult,  212), bien qu’elle puisse être, pour l’âme, cause de fausseté. Il faut même dire que la perception imaginative est un « commencement d’intellection et de rapport avec la vérité », et en cela une « vertu » (une puissance : potentia, vis, virtus, qui exprime la puissance de Dieu et l’effort de l’âme pour affirmer son corps), dont il faut apprendre à user. Sans elle, l’âme serait privée de toute connaissance des choses existant dans la durée, c’est-à-dire de toute expérience : or, « notre entendement serait plus imparfait si l’âme était seule et qu’elle ne connût rien en dehors d’elle-même » (E, IV, 18, scolie). Comme on l’a déjà pressenti, le pouvoir qu’à l’âme de connaître distinctement les choses varie en proportion de la richesse et de l’ampleur de son imagination/perception (indexée elle-même sur la grande composition de son corps et la variété de ses dispositions) : ainsi, plus une âme imagine, plus elle est apte à percevoir plusieurs choses à la fois, plus elle peut aussi développer son entendement, notamment grâce aux notions communes. La supériorité d’une âme sur une autre (hommes/animaux et hommes/hommes) consiste donc d’abord dans sa plus grande force d’imaginer, liée à une plus grande complexité du corps dont elle est l’idée (cf. notamment E, II, 14). Il faudra donc même développer ce pouvoir d’imaginer – non le réduire -, c’est-à-dire accroître la disposition du corps à être affecté d’un grand nombre de manières. « Est nuisible au contraire ce qui diminue cette aptitude du corps » (E, IV, 38). Cf. aussi E, V, 39, scolie : plus une âme accroît son imagination, plus son entendement peut accroître sa puissance (proportionnellement) ; seule importe la proportion entre l’imagination (et les idées inadéquates) et l’entendement (et les idée adéquates) : cf. Guéroult, 219 n. 73, et E, V, 20 scolie.

Prop. XVIII : Si le corps humain a une fois été affecté par deux ou plusieurs corps à la fois, quand ensuite l’Esprit en imaginera un, aussitôt il se souviendra aussi des autres.

demonstration par 2, prop 17, cor

La mémoire et l’association des idées.

Jusque ici n’était envisagé que le cas le plus simple de l’affection par un seul corps à la fois : on se rapproche davantage de l’expérience concrète.

Une conjonction qui peut être parfaitement contingente (hasard de rencontres),  devient une association nécessaire ou automatique de/dans l’âme.

Association des idées = association des images (co-enracinement corporel d’affections s’étant produites de manière concomitante)

Scolie

Les lois d’association en quoi consiste la mémoire.

Transcription de la réalité externe suivant les enchainements du corps (causalité des événements de mon corps), et non pas suivant leur enchainement propre (causalité des choses).

Par là, la mémoire est une double cause de fausseté.

Premièrement : ce sont des idées qui « enveloppent/indiquent » (involvunt), qui réfractent lointainement la nature des choses extérieures mais qui ne l’expliquent pas (du fait de la prop. 16). Ainsi, les rapports entre elles ne sont fondés sur aucune ressemblance véritable. Au contraire, l’entendement enchaîne des idées qui révèlent la nature des choses telle qu’elles sont en soi.

Deuxièmement : distinction ordre des idées des affections du corps humain (qui renvoie à l’ordre des images des choses dans ce corps, au « hasard des rencontres » (E, II, 29 scolie) / ordre de l’intellect ; l’ordre de l’intellect est « le même chez tous les hommes », au contraire de l’ordre des idées des affection d’un certain corps humain.

L’association des idées par le biais de la mémoire se fait selon un ordre qui n’a rien à voir avec la nature des choses (c’est l’ordre temporel ou circonstanciel des affections du corps), et qui est propre à chaque homme.

« il s’agit d’opposer la succession du contingent dans le temps, ce qui est le propre de la mémoire, à la procession du nécessaire indépendamment du temps, c’est-à-dire sous l’aspect de l’éternité, ce qui est le propre de l’entendement. » (Guéroult, 232).

Les idées inadéquates me sont particulières, différentes de celles des autres hommes. Particularité relative des idées de l’imagination; base de l’universalité et de la particularité des religions/superstitions, par ex.

Au contraire, la raison connaissant les choses telles qu’elles sont, selon leur vraie causalité, elle les connaîtra indépendamment de la particularité des corps; universalité absolue des idées de la raison ; « L’entendement est donc ce qui unit, l’imagination ce qui divise » (Guéroult, 234).

Thématique de la trace et du langage.

Exemple célèbre : question du langage, comme fondé sur l’imagination/mémoire (déjà décrit dans le TRE)

Face corporelle du langage.

Puis généralisation à toutes sortes de signes : le soldat, la trace.

C’est toute la biographie de chacun des individus qui est inscrite à titre de traces dans son corps, et détermine l’interprétation de phénomènes naturels. Le corps a une histoire.

Macherey : « Pour la perception et ses représentations, tout n’est que signes, signes de signes, sans que rien ne vienne interrompre définitivement cette chaine de significations, de manière à la fixer distinctement sur une seule chose déterminée par les conditions de sa seule nature : dans le monde de l’imagination, il n’y a de place que pour des interprétations. » (190, n. 1).

Cette interprétation des phénomènes par association d’idées est ce qui permettra d’expliquer la construction des « idées générales » (≠ « notions communes »), telles que celles d’homme, de cheval ou d’histoire d’amour (TRE, §82).

Prop. XIX : L’Esprit humain ne connaît le Corps humain lui-même, et ne sait qu’il existe, qu’à travers les idées des affections dont le Corps est affecté.

demonstration par 2, prop 13  |  2, prop 9  |  2, prop 13, post, 4  |  2, prop 7  |  2, prop 11, cor   |  2, prop 12  |  2, prop 16  |  2, prop 17

La perception du corps propre n’est pas de nature différente de celle des corps extérieurs, et ne s’effectue qu’à l’occasion même de la perception des autres corps (et réciproquement) : si les corps extérieurs n’affectaient pas le corps humain, l’âme ne percevrait pas son corps, puisqu’elle ne percevrait aucune affection.

Macherey : « L’âme humaine, qui connaît les autres corps par l’intermédiaire du corps humain, donc sans connaître véritablement leur nature, connaît aussi le corps humain par l’intermédiaire des autres corps, donc sans connaître véritablement sa nature, et pas autrement. » (192).

Ainsi, si l’âme humaine est « idée du corps », elle n’a pas l’idée (adéquate) de son corps : elle l’imagine, elle en « connaît » les affections, mais non l’essence.

« L’Esprit humain ne connaît pas le Corps humain » (démo) : mais il ne s’agit pas d’une ignorance absolue, mais tout de même d’une connaissance, partielle, mutilée, inadéquate.

La prop. 23 du De Mente, comme en écho, énoncera que l’âme ne se connaît pas non plus elle-même.

démonstration

Assez complexe…

Dieu n’a pas une connaissance directe du corps humain : il ne le connaît – et ne forme ainsi l’âme qui en est l’idée – que pour autant qu’il forme aussi les idées des autres corps affectant le corps humain, à l’infini ;

C’est donc en Dieu, objectivement, et non seulement dans l’âme, donc subjectivement, qu’une connaissance du corps humain (existant en acte) est impossible directement, indépendamment des relations qu’il entretient avec les autres corps (Macherey, 194).

Ainsi, « l’idée que Dieu a du corps humain [= l’idée qu’est l’âme] n’est pas une idée que l’âme a » (Guéroult, 236).

« Dieu en tant qu’il constitue l’âme » (seulement) = ce qui se produit dans cette âme ; le point de vue de l’âme.

Prop. XX : De l’Esprit humain aussi, il y a en Dieu une idée ou connaissance, qui suit en Dieu de la même manière, et se rapporte à Dieu de la même manière, que l’idée ou connaissance du Corps humain.

demonstration par 2, prop 1  |  2, prop 3  |  2, prop 11  |  2, prop 9  |  2, prop 7

Les prop. 20 et 21déduisent la connaissance de soi que l’âme est, les prop. 22 et 23 la connaissance de soi que l’âme a.

Il y a en Dieu une idée (ou connaissance) de l’âme humaine, autrement dit il y a en Dieu une idée de l’idée du corps humain, une connaissance de l’idée d’un corps humain qu’est chaque âme humaine existant en acte.

Idée (âme) et idée de l’idée (idée de l’âme) sont produites en Dieu de manière strictement simultanée : l’une ne provient pas de l’autre, et elles ne sont pas non plus identiques l’une à l’autre, mais indissociables par leur nécessaire simultanéité.

Il y a bien ici deux enchainements distincts, mais suivant le même ordre nécessaire et dans un seul et même attribut (la Pensée). Le principe de redoublement de l’idée n’est pas interne (la première idée – l’âme – n’est pas la cause de la seconde – idée de l’âme), mais externe (en Dieu).

L’âme, l’idée d’un corps est une chose/réalité comme les autres : à ce titre, il y en a une idée en Dieu. Toute idée est ainsi à la fois « idée relativement à l’objet dont elle est l’idée [ici, un corps] et objet relativement à l’idée qui en donne la connaissance ; idée pour une chose, dont elle révèle l’être objectif, elle est aussi chose pour une idée, qui prend pour objet son être formel. » (Macherey, 199).

Il ne s’agit pas là de la connaissance/perception que l’âme a d’elle-même (seulement à partir de la prop. 22), mais de « la connaissance qu’il y a de l’âme » (Macherey, 195 n. 1) : « une sorte de réflexivité sans réflexion, ou si l’on veut d’une conscience sans conscience » (Macherey, 196-197).

Il ne s’agit pas non plus de la connaissance que l’âme est, en tant qu’idée du corps. L’idée de l’âme suit de Dieu et non de l’âme (qui n’en est en rien la cause), comme l’idée du corps suit de Dieu et non du corps dont elle est l’idée : l’idée de l’âme ne suit pas de l’idée du corps.

Macherey : « la connaissance que l’âme est et la connaissance de l’âme sont ainsi dissociées dans leur principe » (199).

Les prop. 20 à 23 constituent l’ébauche d’une théorie de la conscience (de soi) ou de la réflexion, qui sera reprise par la suite dans plusieurs passages.

Comme le souligne Guéroult, cette théorie de la réflexion se distingue fortement des « philosophies de la réflexion » : « la seconde [l’idée de l’âme] ne constitue donc pas un dépassement à l’égard de la première [l’âme] » (247). L’ensemble des prop. 20 à 23 insiste au contraire pour identifier le rapport idée de l’âme/âme au rapport âme/corps, et ramener ces deux rapports à une seule et même forme (comme rapport idée/objet de l’idée).

démonstration

L’âme (existant en acte) étant elle-même un mode, et Dieu ayant l’idée de tous ses modes (prop. 3), il y a nécessairement en Dieu une idée de l’âme elle-même.

Cette idée (de l’âme humaine et non du corps humain), dans la mesure où elle existe en acte et est finie, suit de Dieu non en tant qu’il est infini mais en tant qu’il est affecté par une autre idée de chose singulière (= l’idée d’une autre âme), etc., c’est-à-dire par une chaine infinie de causes finies,

Cette idée (d’idée), la connaissance de cette âme suit selon le même ordre que celui selon lequel cette âme elle-même (l’idée/chose dont elle est l’idée) suit de Dieu.

Prop. XXI : Cette idée de l’Esprit est unie à l’Esprit de la même manière que l’Esprit lui-même est uni au corps.

demonstration par 2, prop 12  |  2, prop 13

Le même lien de idée/objet qu’entre le corps et l’âme (comme idée du corps).

La même « union » entre le corps et l’âme qu’entre l’âme et l’idée de l’âme.

Démonstration

Cette union est démontrée de la même manière que l’a été l’union de l’âme et du corps.

Et toutes les conséquences déjà tirées de l’union âme/corps doivent être répliquées à propos de l’union idée de l’âme/âme.

Ainsi Guéroult écrit : « l’idée de l’âme perçoit la totalité des affections de l’âme et n’en perçoit pas d’autres, de même que l’âme perçoit toutes les affections de son corps et n’en perçoit pas d’autres ; l’âme se sent comme elle sent son corps, et ne peut rien sentir de soi qui ne soit sentiment de son corps et des affections de son corps ; elle ne sent qu’elle existe que dans la mesure où elle sent son corps et sent qu’il existe ; etc. » (248).

Le scolie passera par une autre voie, directement à partir la prop. 7 et de son scolie : l’idée d’une idée et l’idée dont elle est l’idée sont une seule et même chose, un seul et même individu, que l’on conçoit (deux fois, à deux degrés différents) sous un seul et même attribut (la pensée).

Guéroult (250) montre que le scolie se développe sur le plan ontologique (unicité/unité absolue de la substance) alors que la démonstration proprement dite se maintient, comme tout le passage, sur le plan gnoséologique (déduction à partir de l’idée de Dieu ou entendement inifni).

« une seule et même chose » : non pas selon une relation de composition mais de concomitance.

« sous un seul et même attribut » : il y a donc une différence de nature entre l’union âme/corps (impliquant 2 attributs distincts) et l’union idée de l’âme/âme (un seul et même attribut).

L’âme et le corps sont une même chose « quant à la cause » mais non « quant à l’essence » (Guéroult, 249).

Paradoxe : s’il s’agit d’une même chose considérée sous le même attribut, comment distinguer l’idée de l’idée de l’idée ?

Solution : la prop. 7 qui affirme « l’autosuffisance de l’ordre et connexion des choses, quelle que soit la nature de ces choses, pour autant qu’elles se situent ensemble dans un même système de détermination causale [systèmes autonomes et homologues] . » (Macherey, 201).

Il y a bien ici deux enchainements distincts, mais suivant le même ordre nécessaire et dans un seul et même attribut (la Pensée).

Cette idée de l’idée, concomitante et inséparable de l’âme qu’elle a pour objet n’est donc pas une conscience de sujet, mais plutôt une conscience sans sujet, voire une conscience « inconsciente » (Macherey) : elle n’est pas projection ou production de l’âme, elle n’en émane pas ; elle est la même chose qu’elle, se produisant seulement en même temps qu’elle, brassant le même contenu dans une forme différente et avec la même nécessité.

L’idée de l’idée est « la forme de l’idée », c’est-à-dire l’idée considérée seulement en tant que « manière de pensée, sans relation à l’objet », sans la « matière » de l’idée.

Considérer une idée dans sa « forme », c’est porter son attention non plus sur le contenu ou l’objet de l’idée mais sur elle-même, la réfléchir, au second degré : l’idée non plus comme idée d’un objet mais comme objet d’une idée.

Ainsi savoir quelque chose (contenu de l’idée), c’est en même temps savoir qu’on le sait (forme de l’idée, savoir du savoir), et ainsi de suite à l’infini.

« là-dessus, plus tard » : car la forme adéquate de cette connaissance de l’âme par elle-même ne sera développée qu’à partir du niveau de la connaissance rationnelle (concept et entendement), et non imaginative (perception imaginative) comme ici.

Ici s’esquisse seulement la « théorie de la certitude » (comme savoir du savoir) et de l’idée vraie ou du « verum index sui », développée plus tard.

Prop. XXII : L’Esprit humain perçoit non seulement les affections de Corps, mais aussi les idées de ces affections.

demonstration par 2, prop 20  |  2, prop 12  |  2, prop 11, cor   |  2, prop 21

Cette réflexivité objective des idées a son versant subjectif : la conscience (dans le « sujet »), définie comme perception des idées des affections du corps.

L’âme n’a pas connaissance d’elle-même directement mais seulement par l’intermédiaire des idées de ses propres affections (affections de l’âme, affections mentales), elles-mêmes étant les idées des affections de son corps.

Macherey (204) : « ce qu’elle connaît, ce dont elle a l’idée, ce sont les modalités selon lesquelles son objet ou idéat est affecté », qu’il s’agisse de son corps (1e niveau) ou d’elle-même (2e niveau) ; ainsi « de la même façon que l’âme imagine le corps dont elle est l’idée, elle s’imagine elle-même ».

Macherey (206) : « L’âme est comme le miroir d’elle-même : mais ce qui lui est donné à voir dans ce miroir réfléchissant, c’est la même chose que ce qu’elle vit immédiatement, quoique exprimé dans un autre langage. »

Ainsi cette conscience de soi ne doit pas être confondue avec une véritable connaissance de soi, comme le précisera la prop. suivante.

Prop. XXIII : L’Esprit ne se connaît pas lui-même, si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du Corps.

demonstration par 2, prop 20  |  2, prop 19  |  2, prop 11, cor   |  2, prop 16  |  2, prop 13  |  2, prop 22

La connaissance empirique que l’esprit à de lui-même n’excède pas cette perception des idées des affections du corps, la réflexivité spontanée de ses propres idées.

Lorsqu’un homme perçoit/imagine un corps extérieur, il se rend compte qu’il le perçoit, ce qui ne signifie pas qu’il sait ce qu’il imagine, ni pourquoi ni comment.

Autrement dit, la réflexivité de l’âme humaine n’est pas l’entendement.

On est là aux antipodes de Descartes (et du cogito), pour qui l’âme est beaucoup plus aisée à connaître que le corps.

Toutefois, elle n’est pas non plus pure ignorance : de même qu’il en allait pour la connaissance de la nature des corps extérieurs cf. prop. 16 et 19), la perception de l’âme par elle-même « implique/enveloppe » ou « indique » la nature de l’âme, sans l’expliquer, sans la lui faire concevoir clairement et distinctement.

Macherey : « la double négation exprimée par la tournure syntaxique non nisi (…) révèle l’étroitesse des conditions qui conduisent la connaissance qu’il y a de l’âme à se transformer en une connaissance que l’âme a d’elle-même. » (207).

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