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Le problème de la propriété – extrait d’Alexandre Matheron

Pourquoi, en effet, y a-t-il un problème de la propriété ? Tout simplement parce que les hommes passionnés (tous les hommes passionnés, mais seuls les hommes passionnés) désirent nécessairement posséder des choses, c’est-à-dire pouvoir en disposer de façon absolue et à titre exclusif. Et ils ne désirent pas seulement posséder des choses : ils désirent en posséder le plus possible, en accumuler indéfiniment. Sur ce point, donc, Spinoza constate la même chose que Hobbes. Mais l’explication qu’il en donne est toute différente. Hobbes, pour en rendre compte, faisait intervenir la raison, sous la forme du calcul utilitaire : notre fin, selon lui, était de rester en vie le plus longtemps possible, et la raison nous permettait de découvrir les moyens qui conduisaient à cette fin ; nous désirons donc nous approprier ces moyens, puis les moyens de ces moyens, etc. : et, comme rien n’était jamais définitivement garanti, il n’y avait aucune limite à l’accumulation des instruments de survie. Le désir de posséder le plus de choses possible se déduisait donc de la conjonction de l’instinct de conservation et du calcul rationnel ; d’où il résultait que tout homme y était nécessairement sujet, puisque l’homme, en tant que tel, se définissait précisément par cette conjonction même. Chez Spinoza, au contraire, la raison n’intervient absolument pas : tout découle de l’imagination et d’elle seule.

Comment cela ? Disons, en gros, que dans le livre III de l’Éthique, la genèse du désir de propriété s’opère en trois temps.

Le premier temps nous en est donné dans la première partie de ce livre III, qui concerne uniquement la vie individuelle et se déduit directement du conatus. Toute augmentation de notre puissance d’agir nous réjouit (Éth III, 11), et nous désirons persévérer dans cette joie. Si cette joie s’associe dans notre esprit à l’image d’un objet extérieur, nous désirons donc continuer d’imaginer cet objet extérieur comme présent (Éth III, 12), Ce désir se reporte, par association, sur toutes les choses que nous avons eu l’occasion d’imaginer en même temps que cet objet (Eth, III, 14 ; III, 15). Et, comme l’expérience nous a appris que ces choses pouvaient disparaître (Éth, III, 18, sc. 1), nous nous attristons à l’idée de leur disparition future et nous nous réjouissons à l’idée de leur conservation future (Éth. III, 19). Si bien que nous désirons les conserver pour l’avenir, au double sens du mot « conserver » : à la fois assurer le maintien de leur existence et les garder disponibles pour nous, en vue de n’importe quel usage éventuel, même si nous n’en avons aucun besoin sur le moment (Eth. III, 13, sc.). Nous aspirons, autrement dit, à pouvoir en disposer de façon absolue, c’est-à-dire sans aucun obstacle et pour toujours.

Le second temps nous est donné dans la seconde partie du livre III, qui concerne les relations interhumaines, et où tout se déduit de l’imitation des sentiments. La proposition décisive, à cet égard, est la proposition 32 : si nous imaginons que quelqu’un tire de la joie d’une chose qu’un seul peut posséder, nous ferons effort pour qu’il ne la possède pas ; même si cette chose ne nous intéressait pas au départ, il suffit que quelqu’un la possède et que nous ne la possédions pas pour que, par imitation de ses sentiments, nous désirions nous l’approprier, et par conséquent, puisqu’elle est impartageable par hypothèse, la lui enlever. Telle est l’une des origines de l’envie. Or, de toute évidence, nous savons que les autres hommes éprouvent les mêmes inclinations à notre égard : nous savons qu’ils désirent nous enlever toutes les choses impartageables que nous possédons. D’où il résulte que toutes les choses dont nous voulons pouvoir disposer de façon absolue, nous voulons aussi pouvoir en disposer à titre exclusif : nous voulons en exclure les autres, les empêcher d’en jouir pour les empêcher de nous empêcher éventuellement d’en jouir.

Enfin, le troisième temps nous est donné à la fin du livre III, qui est consacré au retentissement de l’admiration sur les passions. Comme nous l’apprend le scolie de la proposition 55, la contemplation de notre puissance d’agir nous réjouit d’autant plus que nous nous imaginons que cette puissance d’agir nous est propre, que nous croyons qu’elle ne nous est commune avec personne d’autre, que nous estimons pouvoir nier des autres ce que nous affirmons de nous-mêmes. Et c’est cela qui ouvre le désir de propriété sur l’infini : nous voulons non seulement posséder certaines choses de façon absolue et à titre exclusif mais en posséder le plus possible à ce double titre, pour dépasser les autres le plus possible. D’où, au chapitre 29 de l’Appendice du livre IV, l’exemple des avares qui accumulent indéfiniment à seule fin de prouver aux autres et de se prouver à eux-mêmes qu’ils excellent dans l’art de s’enrichir.

De tout cela, nous pouvons déjà tirer deux conclusions. D’une part, tant que les hommes resteront passionnés, il sera absolument impossible de supprimer toute propriété privée : si l’on supprime la propriété sous l’une de ses formes, elle réapparaîtra sous une autre, ou bien alors on se heurtera à une indignation généralisée qui entraînera la ruine de l’État (TP Ill, 9 ; IV, 4 in fine) ; aussi longtemps que les hommes seront gouvernés par leurs passions, ils s’attacheront nécessairement à des choses et voudront en exclure les autres. D’autre part, et en contrepartie, le problème de la propriété s’évanouit lorsque les hommes deviennent raisonnables : la propriété perd alors littéralement tout sens, puisque l’attachement aux choses disparaît, et à plus forte raison le désir d’en exclure autrui ; l’homme libre, nous le savons, désire faire jouir les autres de ce dont il jouit lui-même (Éth, IV , 37), sans aucune restriction et jusqu’au bout. Mais c’est seulement le premier de ces deux points qui doit nous retenir ici, car la politique n’est faite que pour les hommes passionnés. Et c’est pourquoi Spinoza nous dit, à l’article 1 du chapitre I du TP que le type le plus parfait de système politique inapplicable est celui qu’expose l’Utopie de Thomas Morus, qui supprime, précisément, toute propriété privée : le communisme intégral ne serait réalisable que si les hommes étaient raisonnables, mais, dans ce cas, la politique elle-même deviendrait superflue parce qu’on n’aurait plus besoin d’État, et la minutieuse législation utopienne perdrait toute raison d’être au moment précis où elle cesserait d’apparaître comme une chimère.

Cela dit, il faut tout de même nuancer les choses. Si la propriété privée, en tant que telle, est indépassable sous le régime de la passion, il n’en reste pas moins qu’elle peut prendre diverses formes, selon que le hasard des associations nous a amenés à nous attacher à telle ou telle sorte d’objets. Or les conséquences n’en sont nullement indifférentes du point de vue des rapports interhumains. Ce qui est décisif, ici, c’est le second temps de la genèse du désir de propriété : celui qui rend compte de son caractère exclusif. De la proposition 32 du livre III de l’Éthique, en effet, il résulte que plus une chose est impartageable, plus sa possession oppose nécessairement les hommes les uns aux autres. Bien entendu, en toute rigueur, un objet extérieur singulier est toujours impartageable par définition : si on le partage en deux, cela donnera naissance à deux autres objets, et lui-même disparaîtra. Mais il peut l’être en plusieurs sens, et à des degrés divers : ce qui est impartageable numériquement ne l’est pas toujours spécifiquement, pourvu que ce soit reproductible. Si, par conséquent, nous nous attachons à une chose en raison de ses caractères spécifiques plutôt que de ses caractères individuels, et si par ailleurs la reproductibilité des choses de cette espèce n’a pas de limites assignables, la situation sera beaucoup moins conflictuelle que dans les deux cas contraires : il nous sera possible, sans déposséder autrui, d’acquérir un bien qui ne se distingue du sien par rien qui nous intéresse. Or, de ce point de vue, il y a deux sortes d’objets extérieurs dont la possession produit des effets tout opposés ; et ce sont justement, comme par hasard, les deux principaux biens économiques. C’est ce qui ressort de l’article 8 du chapitre VII du TP.

D’un côté, il y a la terre. Les effets de sa possession ne sont pas mentionnés expressément dans cet article 8, mais ils se déduisent sans peine de ce qui nous y est dit des effets de sa non-possession. La terre, négativement, n’unit pas les hommes, puisqu’elle isole chacun d’entre eux dans son propre champ. Et surtout elle les divise positivement. D’une part, en effet, la terre est la chose singulière concrète par excellence : un champ n’est jamais le même, qualitativement, qu’un autre champ, et c’est important pour l’imagination ; lorsque nous envions notre voisin, nous ne voulons pas simplement autant de terre que lui, nous voulons très précisément la sienne, car c’est de cette terre-là très précisément qu’il tire de la joie, et c’est sa joie à lui que nous désirons éprouver. D’autre part, à supposer même que l’aspect quantitatif des choses nous satisfasse pour l’essentiel, la terre, de toute façon, n’est pas reproductible ; et sa répartition est déjà faite, il n’y a plus de place libre : on ne peut acquérir un terrain qu’en en délogeant quelqu’un, légalement ou non – exactement comme un corps physique, dans l’étendue spinoziste où tout est plein, doit en déloger d’autres pour occuper une place nouvelle. Sans doute les conflits peuvent-ils être plus ou moins aigus : ils s’atténueraient dans une grande mesure si le sol était partagé également, car on est plus sensible à des différences portant à la fois sur la quantité et la qualité qu’à des différences portant uniquement sur cette dernière. Mais, tant que l’on s’attachera à la terre, l’envie et le repliement sur soi subsisteront.

D’un autre côté, il y a l’argent. Les deux effets de sa possession, cette fois, sont explicitement indiqués à l’article 8 du chapitre VII. Négativement, l’argent ne divise pas nécessairement les hommes : dans la mesure où ils s’efforcent d’en gagner par le commerce et la finance, leurs activités respectives sont harmonisables, car elles exigent les mêmes moyens pour être menées à bon terme (eadem media, ut promoveatur, requirunt) ; tous veulent s’enrichir, tous veulent employer des procédés identiques pour y parvenir, et, dans l’emploi de ces procédés, la réussite des uns n’implique en rien l’échec des autres. Ce qui se comprend facilement. D’une part, en effet, l’argent ne vaut pas en tant que chose singulière concrète, mais en tant que « résumé de toutes choses », comme le dit Spinoza au chapitre 28 de l’Appendice du livre IV de l’Éthique : de même que les notions communes expriment les propriétés communes de tous les corps sans rien exprimer de singulier (cf. Eth. II, 37-38), de même l’argent représente toutes choses à titre d’équivalent quantitatif universel, et l’on ne s’attache à lui que pour cette raison ; lorsque deux individus possèdent une somme d’argent égale, ils n’ont aucun motif de s’envier mutuellement, car, s’il ne s’agit pas des mêmes pièces de métal, il s’agit bien de la même somme, et c’est cela seul qui compte à leurs yeux. Or, d’autre part, il est toujours possible d’acquérir la même somme que n’importe qui, voire davantage ; car Spinoza pose que l’argent est indéfiniment reproductible : on ne trouve aucune trace, chez lui, de l’idée mercantiliste selon laquelle la quantité globale des richesses serait donnée une fois pour toutes, et selon laquelle, par conséquent, l’on ne pourrait jamais gagner d’argent qu’aux dépens d’autrui ; il va de soi, au contraire, que tous peuvent s’enrichir simultanément à la condition de travailler et d’épargner. Bien entendu, si quelqu’un a plus d’argent que moi, mon premier désir sera de le lui prendre : toutes choses égales d’ailleurs, c’est la solution la plus facile. Mais il y a, en principe, d’autres solutions : quand les hommes s’attachent à l’argent plutôt qu’à la terre, l’envie peut faire place à l’émulation. Et ce n’est pas tout : non seulement l’argent ne divise pas les hommes de façon irrémédiable, mais il peut aussi les unir positivement ; car ceux qui cherchent à en gagner par le commerce ou par la finance doivent entreprendre des affaires qui sont solidaires les unes des autres (negotia […] quae […] invicem intricata sunt) : chacun a intérêt à ce que ses partenaires prospèrent, et Spinoza pose, à nouveau, que cette solidarité d’intérêts est beaucoup plus importante que les conflits mineurs, jamais insolubles, qui peuvent accidentellement survenir dans ce genre de tractations. Qu’il y ait des guerres commerciales, par exemple, ne semble pas le troubler outre mesure ; sans doute dirait-il que leur enjeu consiste toujours en la possession de monopoles sur certains emplacements géographiques particuliers, et que l’amour de l’argent y est donc encore indirectement contaminé par celui de la terre.

Bien entendu, l’amour de la terre et celui de l’argent sont tous deux irrationnels : ce sont deux sous-espèces d’avaritia (cf. Éth, III. Aff. déf. 47), et l’homme libre s’en affranchit au même titre. Mais il n’en reste pas moins que, sous le régime de la passion, leurs conséquences interhumaines respectives ne sont pas d’égale valeur. Quant aux raisons pour lesquelles les hommes s’engagent préférentiellement dans l’une ou l’autre de ces deux voies, c’est aux causes extérieures qu’il faut évidemment les demander ; si l’on veut modifier l’orientation des choix économiques, c’est donc sur elles qu’il faut agir. Et l’État peut le faire.

Alexandre Matheron, Etudes sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, ENS éditions, Lyon, 2011, « Spinoza et la propriété », p. 254-258.

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