Ci dessous, l’article « attribut » tiré de « l’index des principaux concepts de l’Ethique » écrit par Gilles Deleuze, puis quelques commentaires de ma part sur cet article.
TEXTE
ATTRIBUT. – « Ce que l’entendement perçoit de la substance comme constituant son essence » (Ethique, I, déf. 4). Les attributs ne sont pas des façons de voir de l’entendement, parce que l’entendement spinoziste ne perçoit que ce qui est; ce ne sont pas davantage des émanations, parce qu’il n’y a nulle supériorité, nulle éminence de la substance par rapport aux attributs, ni d’un attribut sur un autre. Chaque attribut « exprime » une certaine essence (I, 10, sc. 1). Si l’attribut se rapporte nécessairement à l’entendement, ce n’est pas parce qu’il réside dans l’entendement, mais parce qu’il est expressif et que ce qu’il exprime implique nécessairement un entendement qui le « perçoive ». L’essence exprimée est une qualité illimitée, infinie. L’attribut expressif rapporte l’essence à la substance et c’est ce rapport immanent que l’entendement saisit. Toutes les essences, distinctes dans les attributs, ne font qu’un dans la substance à laquelle les attributs les rapportent.
Chaque attribut est « conçu par soi et en soi » (lettre II, à Oldenburg). Les attributs sont réellement distincts : aucun n’a besoin d’un autre, ni de rien d’autre, pour être conçu. Ils expriment donc des qualités susbtantielles absolument simples; aussi doit-on dire qu’une substance correspond à chaque attribut qualitativement ou formellement (non pas numériquement). Multiplicité formelle purement qualitative, définie dans les huit premières propositions de l’Ethique, et qui permet d’identifier une substance pour chaque attribut. La distinction réelle entre attributs est une distinction formelle entre « quiddités » substantielles ultimes.
Nous ne connaissons que deux attributs, et pourtant nous savons qu’il y en a une infinité. Nous n’en connaissons que deux parce que nous ne pouvons concevoir comme infinies que des qualités que nous enveloppons dans notre essence : la pensée et l’étendue, pour autant que nous sommes esprit et corps (II, 1 et 2). Mais nous savons qu’il y a une infinité d’attributs parce que Dieu a une puissance absolument infinie d’exister, qui ne se laisse épuiser ni par la pensée ni par l’étendue.
Les attributs sont strictement les mêmes, en tant qu’ils constituent l’essence de la substance, et en tant qu’ils sont enveloppés par les essences de mode et les contiennent. Par exemple, c’est sous la même forme que les corps impliquent l’étendue et que l’étendue est un attribut de la substance divine. En ce sens, Dieu ne possède pas les perfections impliquées par les « créatures » sous une forme différente de celle qu’elles ont dans les créatures elles-mêmes : ainsi, Spinoza nie radicalement les notions d’éminence, d’équivocité et même d’analogie (suivant lesquelles Dieu les posséderait sous une autre forme, sous une forme supérieure … ). L’immanence spinoziste ne s’oppose donc pas moins à l’émanation qu’à la création. Et l’immanence signifie d’abord l’univocité des attributs : les mêmes attributs se disent de la substance qu’ils composent et des modes qu’ils contiennent (première figure de l’univocité, les deux autres étant celle de la cause, et celle du nécessaire).
Gilles Deleuze, « Index des principaux concepts de l’Ethique » in Spinoza philosophie pratique (1970-1983).
COMMENTAIRES
– malgré la formulation de Spinoza (« ce que l’entendement perçoit de la substance… »), les attributs ne sont pas des « façons de voir » de l’entendement, des représentations, mais bien des dimensions de la substance elle-même, car l’entendement ne perçoit (vraiment) que ce qui est, l’idéel et le réel coïncidant. Chaque attribut exprime une essence, une « qualité illimitée, infinie » de la substance, des « qualités substantielles absolument simples ».
– il y a une multiplicité réelle des attributs : « aucun n’a besoin d’un autre, ni de rien d’autre, pour être conçu » (mais pas pour être), chaque attribut est « conçu par soi et en soi ». Chaque attribut est absolu et infini en son genre : autosuffisant par rapport aux autres, relativement absolu et relativement infini (à la différence de la substance qui est absolument absolue et absolument infinie). Mais à cette multiplicité réelle des attributs – qui sont numériquement distincts les uns des autres – ne correspond aucun multiplicité réelle de la substance (qui reste numériquement une) : la substance ne connaît qu’une multiplicité formelle ou qualitative – celle des attributs qui en expriment l’essence – mais pas de multiplicité réelle ou numérique.
– nous ne connaissons en tant que tels que deux attributs – étendue et pensée – car nous sommes nous-mêmes des « modes » relevant de ces deux attributs seulement : « nous n’en connaissons deux parce que nous ne pouvons concevoir que des qualités que nous enveloppons dans notre essence (…) pour autant que nous sommes esprit et corps ». Ceci ne nous empêche cependant pas de comprendre qu’il y a une infinité d’attributs, dans la mesure où la substance, étant « puissance absolument infinie d’exister », ne peut se laisser « épuiser ni par la pensée ni par l’étendue ». Une substance infiniment infinie, pure positivité, ne peut s’exprimer par un nombre fini d’attributs, ce qui impliquerait l’idée d’une certaine limitation.
– Deleuze termine son article en insistant sur l’univocité des attributs :
Univoque signifie ce qui n’a qu’un sens, et s’opppose à équivoque qui désigne ce qui a plusieurs sens ou plans de signification. J’ai déjà dit que se jouait ici une ancienne question, remontant au moins à Aristote, qui soutenait que « l’être se dit de différentes manières ».
Pour Spinoza, l’être doit se dire d’une seule et même manière, de manière univoque donc : il n’y a qu’un seul régime d’être, ce qu’exprime aussi bien l’idée d’immanence, c’est à dire le refus d’une séparation ontologique entre « créateur » et « créatures », le refus de la transcendance de Dieu.
Cela signifie que tout ce qui est – que ce soit substance, attributs ou modes – est de la même manière, selon la même étoffe, selon le même type d’être. Et c’est la notion d’attribut qui assure cette univocité, dans la mesure où les attributs « qualifient » à la fois la substance et les modes : « Par exemple, c’est sous la même forme que les corps impliquent l’étendue et que l’étendue est un attribut de la substance divine ». C’est pourquoi Deleuze peut écrire que Spinoza, ce faisant, refuse toute idée d’éminence – les qualités divines seraient d’un ordre supérieur, éminent -, tout idée d’équivocité – les mêmes mots désigneraient des réalités différentes selon qu’il s’agit de Dieu ou des choses créées – et même d’analogie – concept qui implique une différence de nature ou de plan entre ce qui est comparé.
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