La seconde difficulté propre à la compréhension de ce que signifie agir pour un corps humain tient non plus à la définition de agere, mais à celle de Corpus. Qu’est-ce qu’un corps, et plus précisément qu’est-ce qu’un corps humain ? Sans prétendre du tout à l’exhaustivité sur ce point difficile du spinozisme, nous pouvons distinguer deux types d’approche de la nature du corps humain dans le discours de l’Éthique : ces deux approches, encore une fois, ne sont sans doute pas sans rapport, mais il semble qu’elles ne puissent être non plus confondues d’emblée. Pour distinguer ces deux manières de considérer le corps, recourons au scolie de IV, 39, où il est question du fameux cas du poète espagnol devenu amnésique :
« Il est à noter ici, que j’entends que la mort survient au Corps au moment où ses parties sont ainsi disposées, qu’elles établissent entre elles un autre rapport de mouvement et de repos. En effet, je n’ai pas l’audace de nier que le Corps humain, alors que sont maintenues la circulation du sang et d’autres choses dont on estime qu’elles font vivre le Corps, puisse néanmoins changer sa nature en une autre tout à fait différente de la sienne. En effet, aucune raison ne me contraint à déclarer que le Corps ne meurt que s’il est changé en cadavre ; bien plus, l’expérience elle-même semble persuader du contraire. Et en effet, il arrive parfois qu’un homme ait pâti de tels changements, qu’il serait difficile de dire qu’il est le même : ainsi j’ai entendu raconter au sujet d’un certain Poète Espagnol, qui avait été terrassé par une maladie, et bien qu’il se fût depuis rétabli, qu’il demeura cependant tellement oublieux de sa vie passée, qu’il ne croyait pas que les Contes et les Tragédies, qu’il avait faites, étaient les siennes, et qu’à coup sûr il aurait pu être pris pour un bébé adulte, s’il avait oublié aussi sa langue maternelle […]. »
Notre attention doit avant tout se porter sur le type de changement dont il est question à au moins trois reprises dans ce scolie : il nous est dit, d’abord, que le corps humain, quoique subsiste la circulation sanguine, peut « changer [mutari] sa nature contre une autre tout à fait différente » ; ensuite, que rien ne peut nous obliger à penser que « le Corps ne meurt que s’il est changé [mutetur] en cadavre » ; enfin, qu’un homme peut pâtir « de tels changements [mutationes] » qu’il en perdrait presque son identité.
Le changement radical dont parle ici Spinoza à propos du corps n’est pas une transitio, une transition, c’est-à-dire un passage à une plus grande, ou à une moindre perfection ; mais un changement de forme, une mutatio, une mutation par laquelle l’organisation des parties du corps, selon un certain rapport de mouvement et de repos, est détruite et transformée en une autre. Dans la préface de la partie IV, Spinoza déjà distinguait entre ce changement-transition et ce changement-mutation de l’essence :
« Quand je dis que quelqu’un passe [transire] d’une moindre perfection à une plus grande, et le contraire, je n’entends pas qu’il change [mutatur] son essence, ou forme, en une autre. En effet, un cheval par exemple n’est pas moins détruit s’il est changé [mutetur] en homme que s’il est changé en insecte : c’est sa puissance d’agir, en tant qu’elle est comprise à travers sa propre nature, que nous concevons comme augmentée ou diminuée. »
Il semblerait que ce texte, implicitement, indique une hiérarchie de puissance croissante de l’insecte à l’homme en passant par le cheval : d’où vient en effet qu’on peut imaginer que, pour un cheval, devenir un homme, c’est mieux que de devenir un insecte ? C’est qu’on imagine le premier changement comme équivalent à un progrès – la puissance de l’homme étant supérieure à celle du cheval –, et le second, à une déchéance – la puissance d’agir de l’insecte étant inférieure à celle du cheval. Cependant, la pensée de cette hiérarchie implicite est d’emblée neutralisée, voire rendue impossible, par le fait qu’en vérité, pour un cheval, ce n’est pas devenir moins puissant que de devenir insecte, ni devenir plus puissant que de devenir homme : dans les deux cas, c’est devenir autre, c’est-à-dire non pas passer à une puissance moindre ou supérieure, mais changer de nature.
Quoi qu’il en soit, il faut donc clairement distinguer entre l’essence comme puissance d’agir et l’essence comme forme, ou rapport de mouvement et de repos : un changement de la puissance d’agir, une transition, est un changement quantitatif ; un changement de la forme, une mutation, est un changement qualitatif, ce qui équivaut à une destruction pour la chose qui la subit.
Or, d’après le scolie de IV, 39, ce changement-destruction peut affecter le corps sans que celui-ci soit transformé en cadavre. Cela ne signifie bien évidemment pas qu’un corps changé en cadavre ne serait pas détruit ; mais cela signifie qu’il existe différentes formes de destruction, ou différentes façons de mourir. La première forme de destruction corporelle est le devenir cadavre : c’est la destruction des fonctions vitales de l’organisme, par arrêt principalement des activités cardiaque, cérébrale et respiratoire (par arrêt de la « circulation sanguine » dont Spinoza dit qu’elle est ce qui, croit-on, fait vivre le corps). Or, à cette première forme de destruction – qu’est la mort biologique –, Spinoza ajoute une autre forme, dont le poète espagnol amnésique semble presque avoir fait l’épreuve : la destruction affective. Le poète a en effet presque tout oublié, au point qu’il ne reconnaisse plus ses propres créations littéraires ; seule lui demeure sa langue maternelle, c’est-à-dire la trace corporelle de cet enchaînement des images que sont les mots. A été détruite en grande partie la mémoire du poète, c’est-à-dire une grande partie de son imagination : ont donc été supprimées en son corps des images, c’est-à-dire des impressions d’objets que le corps avait – mais n’a plus – le pouvoir de conserver.
Selon le second postulat de la troisième partie, en effet :
« Le Corps humain peut éprouver passivement beaucoup de changements, et néanmoins retenir les impressions ou les traces des objets (sur elles, voir le Post. 5, p. 2), et par conséquent aussi les images des choses, dont on verra la déf. dans le scolie de la Prop. 17, p. 2. »
À la suite de la définition de la passivité et de l’activité, Spinoza use, dans ce postulat, d’un terme – pati – qui ne peut être pris qu’en son sens technique : le corps produit des effets qui ne s’expliquent pas entièrement par sa propre nature. On sera attentif au fait que la formulation même du postulat atteste que la passivité corporelle ne peut se penser qu’en termes d’efficience : être passif, ce n’est pas avant tout subir une cause extérieure ; c’est produire un certain effet. Ainsi, en toute rigueur, nous ne saurions dire que le corps pâtit de changements produits en lui par un autre : c’est encore le corps lui-même qui effectue, quoique de manière inadéquate, les changements qui ne s’expliquent pas à travers sa seule essence. C’est pourquoi pati est suivi de l’accusatif : multas mutationes. De tels changements, bien évidemment, ne sont pas des changements de nature : ici, le terme mutatio doit être pris en un sens large, qui englobe toutes formes de modification corporelle, et non pas seulement celles qui se distinguent des transitiones.
Or de quel type d’effet le corps est-il ici la cause partielle ? Il produit, nous dit la suite du postulat, les traces – vestigia – des corps extérieurs qui l’affectent. Le cinquième postulat de la petite physique, auquel renvoie notre postulat de la troisième partie, explique cette production ainsi :
« Lorsqu’une partie fluide du Corps humain est déterminé par un corps extérieur à frapper souvent contre une autre partie molle, elle change la surface de celle-ci et imprime comme des traces du corps extérieur qui la pousse. »
C’est bien la partie fluide du corps humain – et non pas le corps extérieur lui-même – qui frappe la partie molle, qui en change la surface (le plan) et qui y imprime l’empreinte du corps extérieur : être déterminé par un corps extérieur, c’est donc bien avant tout produire en soi un certain effet, et non pas subir purement et simplement l’effet d’un autre.
Par conséquent, la passivité (III, postulat 2) implique certainement une impuissance du corps ; mais son aptitude à la rétention d’images, ordonnées en lui selon les rencontres fréquentes qu’il fait avec les corps extérieurs, participe de la puissance de l’organisme corporel.
Or, dans le cas du poète espagnol, la puissance corporelle de rétention de la plupart des empreintes des corps extérieurs est détruite ; le poète ne se souvient pas de sa « vie passée » – pas même des œuvres qu’il a écrites :
« Les corps extérieurs, par lesquels le Corps humain a été une fois affecté, pourront, bien qu’ils n’existent pas ni ne soient présents, être contemplés pourtant par l’Esprit comme s’ils étaient présents. »
Voilà ce que ne peut plus (ou presque plus) l’esprit du poète espagnol : et si l’on suit la démonstration de ce corollaire de II, 17, l’amnésie du poète doit donc être comprise comme une destruction du mouvement spontané de la plupart des parties fluides de son corps qui, ne rencontrant donc plus les surfaces des parties molles de celui-ci, ne peuvent plus être réfléchies de la même manière que lorsque, les premières fois, elles furent poussées par les corps extérieurs vers ces surfaces. La démonstration du corollaire se conclut alors ainsi :
« Par conséquent, bien que les corps extérieurs, par lesquels le Corps humain a été une fois affecté, n’existent pas, l’Esprit pourtant les contemplera comme présents toutes les fois que cette action du corps se répétera. »
Considéré en soi, c’est-à-dire indépendamment de la manière dont le corps est affecté par les corps extérieurs, le mouvement physique de rappel des images formées une première fois est une action corporelle, au sens fort. L’amnésie du poète s’explique donc organiquement par l’impossibilité de cette actio corporis, qui était une activité du corps physique s’expliquant par sa propre puissance.
Il est certes vrai que le scolie de IV, 39, en toute rigueur, ne dit pas que le corps du poète espagnol est mort. Cependant, si l’on en croit le début, Spinoza ne s’interdit pas de penser une mort du corps qui ne se réduise pas à une mort biologique. Dès lors, la destruction d’une très grande partie de la mémoire du poète espagnol peut être pensée comme une destruction du corps – comme une mort – quand bien même le poète, biologiquement, continuerait à vivre.
Autrement dit, la destruction de la plupart de ces enchaînements d’images qui constituent la mémoire corporelle du poète s’accompagne à coup sûr de lésions organiques – des lésions du cerveau, par exemple, irréversibles ou non. Mais le plus important, selon Spinoza, c’est ici la mort des liaisons affectives, qui équivaut semble-t-il non pas seulement à une destruction des termes en rapport (les affects-souvenirs), mais surtout à une destruction de l’organisation mémorielle liée à l’ancien rapport lui-même. Une maladie – qu’il faut bien appeler mortelle – peut donc entraîner pour le corps la disparition du rapport déterminé qu’avaient entre eux les affects, et qui fait que l’essence du mode affecté d’une telle maladie n’est pas seulement diminuée, mais détruite ; elle ne devient pas seulement autre, mais radicalement une autre.
Sans doute n’est-ce pas rigoureusement le cas du poète espagnol, qui conserve la mémoire de sa langue vernaculaire ; mais c’est le cas de tout mode humain qui perdrait totalement la mémoire, et qu’on pourrait alors prendre pour un bébé adulte (pro infante adulto) : corps d’adulte par sa structure organique apparente ; corps de bébé par son impuissance à lier les images, c’est-à-dire à convoquer les traces mnésiques des corps extérieurs.
P. Séverac, « Le devenir actif du corps affectif », Revue Asterion (http://asterion.revues.org/158), extrait.
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