Textes de référence : I, 12, I, 13, corol, I, 13, scolie, I, 15, scolie, Lettre XII à Meyer.
L’essentiel du Livre I traite de la réalité – ou « nature des choses » – au sens le plus général, c’est-à-dire énonce ce qui vaut de tout attribut. Or c’est une grande originalité de Spinoza que d’aborder tous les genres d’être de manière équivalente, et de leur attribuer des propriétés communes (nécessité, infinité, indivisibilité), sans aucun privilège donné à l’un ou l’autre de ces genres d’être.
Or, cette équivalence des genres d’être pose d’emblée un problème en ce qui concerne l’étendue et son indivisibilité : en effet, la corporéité est généralement conçue comme divisible.
Guéroult : « la divisibilité de la matière constitue l’argument massue traditionnellement invoqué pour rejeter l’étendue hors de la substance divine. » (211).
L’enjeu est également celui de la « corporéité » ou de l’incorporéité de Dieu.
Sur ce point les Principes (I, prop 16) avaient déjà montré que Dieu n’est pas corporel, en un premier sens (Dieu n’est pas un corps, n’est pas un mode de l’étendue), sinon il serait divisible.
En particulier, Descartes opposait la divisibilité de la substance étendue à l’indivisibilité de la substance pensée, ce qui fonde son « dualisme », dualisme précisément rejeté par Spinoza.
La distinction fondamentale entre substance et modes permet à Spinoza d’affirmer conjointement, et ce contre Descartes notamment :
– que l’étendue conçue comme substance est indivisible comme tous les autres attributs (seule l’imagination, confondant substance et modes, nous la fait percevoir comme divisible) ; c’est en ce sens qu’il faudra dire que « Dieu est chose étendue (res extensa) » (2, prop. 2).
– que la pensée conçue au niveau des modes est autant « divisible » que l’étendue lorsque celle-ci est conçue elle-même modalement.
Spinoza complique donc la question du divisible/indivisible, du fait de la distinction entre substance et modes :
– toute substance (et la substance infiniment infinie) est indivisible, non composé de parties : les attributs ne sont pas des parties de la substance ( = tout), ne sont pas les éléments composant un ensemble ;
– l’étendue elle-même comme substance/attribut est indivisible (en tant qu’infinie, nécessaire, etc.) ; L’attribut étendue n’est pas la somme de tous les corps étendus ;
– l’étendue comme modes, l’étendue « modifiée », les modifications de l’étendue sont divisibles : non pas cependant une division réelle mais seulement modale.
E, 1, 15, scolie
C’est l’imagination (sens) qui nous révèle une étendue divisible (le divers, le multiple phénoménal) et l’entendement qui nous fait concevoir celle-ci comme « infinie, unique, indivisible ».
L’enjeu de ce scolie pour Spinoza est à la fois d’assurer qu’en un certain sens Dieu est corporel (contre les préjugés des théologiens et des philosophes), mais qu’il n’est pas ou qu’il n’a pas un corps au sens empirique (et modal) du terme (contre les préjugés de la foule).
D’abord contre ceux qui pensent – de manière anthropomorphique – que Dieu a un corps au sens courant de l’expression. (De même Dieu n’est pas une âme ou n’a pas une âme). Ceux-ci sont rapidement congédiés.
Ensuite contre ceux qui disent que Dieu n’a rien de corporel du tout : les lois des corps, la légalité de l’étendue appartiennent à l’essence divine, la nécessité des lois de l’étendue (« chose étendue »). C’est l’étendue ainsi comprise – comme les lois nécessaires, éternelles et universelles de l’étendue – qui est indivisible, au sens où elle s’exprime de manière unitaire et complète dans chacun des modes de l’étendue.
Au contraire, nier que l’étendue ainsi comprise appartienne à Dieu, c’est s’interdire de la comprendre : en effet, si elle n’appartient pas à Dieu, si ce n’est pas une réalité substantielle (= un attribut divin), c’est qu’elle n’est pas cause de soi, et qu’il faut donc supposer qu’elle ait été « créée » : comment comprendre qu’existe ce qui n’existe pas par soi ? Or la notion de création est pour Spinoza un non-sens (et implique une certaine impuissance de Dieu, cf. I, 17, scolie notamment).
Les théologiens et les philosophes tels Descartes refusent d’attribuer l’étendue à Dieu au nom de son indivisibilité : l’étendue étant caractérisée (selon eux) par sa divisibilité infinie, elle est contradictoire avec l’unité de la nature divine et sa perfection.
Ainsi Descartes : « Parce que l’extension constitue la nature du corps, et que ce qui est étendu peut être divisé en plusieurs parties, et que cela marque du défaut, nous concluons que Dieu n’est point un corps » (Principes de la philosophie, I, 23).
En ce sens, ils ont partiellement raison : l’unité substantielle exclut bel et bien toute divisibilité/discontinuité ; mais ils ont tort cependant de penser l’étendue elle-même comme divisible.
Une fois exclue la divisibilité de l’étendue – du fait de son infinité, il n’est plus contradictoire – bien au contraire – d’attribuer l’étendue à la substance divine.
En fait, l’argument principal qui est développé dans le scolie de la Prop. 15 est qu’infinité (bien comprise) et divisibilité sont contradictoires : l’infinité exclut la division en parties (sinon, paradoxes du continu et du discontinu).
Le scolie de la prop. 13 précise que par « partie de substance » on ne peut rien entendre sinon l’idée d’une substance finie, ce qui est contradictoire.
Autrement dit, il y a deux manières de comprendre la quantité qui est le propre du genre d’être de l’étendue :
– soit modalement, c’est-à-dire extensivement – partes extra partes, numériquement et « abstraitement » distinguées, comme des parties discontinues, comme le fait l’imagination/perception ;
– soit comme substance, intensivement, dans sa globalité, comme le fait l’entendement ; les modes de l’étendue sont alors conçus non comme des parties discontinues (réellement distinctes ou séparées) mais comme des « modifications continues (modalement distinguées) d’une chose indivisible » (Guéroult, 216).
L’eau – évoquée dans le scolie de la prop. 15 – illustre directement la continuité indivisible de l’étendue, et même si l’eau peut tomber goutte à goutte, « c’est l’étendue toute entière dans son principe, et non seulement l’une de ses parties, qui est contenue dans chacune de ces gouttes » (Macherey, 130).
Au delà, ce scolie fait signe vers une réflexion d’ensemble sur la notion d’infini, et les différentes manières de concevoir celle-ci, telle qu’elle est développée notamment dans la Lettre XII.
Lettre XII à Meyer : reproduite ici
L’infini ≠ l’indéfini, multitude : l’indéfini – par ex. l’idée d’une série illimitée de nombres – est l’idée d’infini comprise à partir du fini (comme agrégat de parties finies en nombre indéfini).
Spinoza dénonce la manière de considérer l’infini à partir du fini : c’est le contraire qu’il faut faire (penser le fini à partir de l’infini).
L’erreur des cartésiens est de prêter à l’infini les propriétés du fini (nombrable, mesurable) : par ex., après avoir conçu la ligne comme composée de points, il la juge indivisible à l’infini. Or, la ligne n’est pas plus composée de points que la substance étendue peut être dite composées de corps (réellement distincts).
Chez Spinoza, les caractères indivisible, infini et continu de toute substance sont indissociables : ainsi, la négation du vide par Spinoza est-elle fondée sur cette continuité et indivisibilité fondamentales. C’est pourquoi Spinoza critique implicitement Descartes qui n’admet pas non plus le vide tout en affirmant en même temps la divisibilité de la substance étendue (position contradictoire pour Spinoza).
Distinction de Guéroult (219) : Dieu est constitué d’une infinité d’attributs et non pas composé d’attributs ; car toute composition est composée de parties, toute partie est finie ; les attributs ne sont pas des parties (finies) de Dieu mais des « constituants » infinis.
L’essentiel de la Lettre XII consiste à dénoncer les manières d’expliquer l’infini par le fini : « l’infini se conclut de la multitude des parties ».
De cette racine commune découlent deux erreurs :
– nier l’indivisibilité de la substance et affirmer par là qu’elle est finie
– nier la divisibilité infinie des modes, et affirmer par là que leur multitude est finie
Spinoza veut prouver au contraire que nul Infini ne se conclut de ses parties, « c’est-à-dire que le discontinu est une fiction » (Guéroult, 510). La continuité est divisibilité infinie.
L’affirmation simultanée de l’infini et du divisible est illégitime dans le cas de la substance ; elle est toutefois légitime dans le cas des modes, parce qu’il ne s’agit pas alors d’une divisibilité en parties réellement séparées (ou discontinues), mais de la divisibilité infinie du continu (divisibilité modale et non réelle/substantielle).
La divisibilité et la finitude des modes doivent être pensés à partir de l’indivisibilité et de l’infinité de la substance.
Cette réflexion sur l’infini se développe en une critique des prétentions du nombre : nombre, mesure et temps sont des fictions.
– des produits de l’imagination, des « êtres de raison » ou plutôt d’imagination.
– Des néants de connaissance (comme tels ni vrais ni faux)
– Des auxiliaires de l’imagination (et non des instruments de l’entendement)
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