En y regardant attentivement, le mieux que je puisse faire est de ramener à quatre tous ces modes.
I. Il y a une perception acquise par ouï-dire ou par le moyen d’un signe conventionnel arbitraire.
II. Il y a une perception acquise par expérience vague, c’est-à-dire par une expérience qui n’est pas déterminée par l’entendement ; ainsi nommée seulement parce que, s’étant fortuitement offerte et n’ayant été contredite par aucune autre, elle est demeurée comme inébranlée en nous.
III. Il y a une perception où l’essence d’une chose se conclut d’une autre chose, mais non adéquatement, comme il arrive[1] ou bien quand, d’un effet, nous faisons ressortir la cause ou bien qu’une conclusion se tire de quelque caractère général toujours accompagné d’une certaine propriété.
IV. Il y a enfin une perception dans laquelle une chose est perçue par sa seule essence ou par la connaissance de sa cause prochaine.
Voici des exemples pour illustrer ces distinctions. Je sais par ouï-dire seulement quel a été mon jour de naissance ; que j’ai eu tels parents et autres choses semblables, dont je n’ai jamais douté. Je sais par expérience vague que je mourrai ; si je l’affirme, en effet, c’est que j’ai vu d’autres êtres semblables à moi rencontrer la mort, bien que tous n’aient pas vécu le même espace de temps et ne soient pas morts de la même maladie. C’est par expérience vague encore que je sais que l’huile est pour la flamme un aliment propre à l’entretenir, et que l’eau est propre à l’éteindre, que le chien est un animal aboyant et l’homme un animal raisonnable ; et ainsi ai-je appris presque tout ce qui se fait pour l’usage de la vie.
Voici maintenant comment nous concluons une chose d’une autre chose. Quand nous percevons clairement que nous sentons tel corps et n’en sentons aucun autre, nous concluons clairement de là que l’âme est unie[2] au corps et que cette union est la cause de cette sensation ; mais en quoi cette sensation, ou cette union, consiste, c’est ce que nous ne pouvons connaître absolument par là ; de même quand je connais la nature de la vision et aussi cette propriété à elle appartenant, qu’un même objet vu à grande distance paraît plus petit que si nous le regardons de près, j’en conclus[3] que le soleil est plus grand qu’il ne m’apparaît et autres propositions semblables.
Une chose enfin est perçue par sa seule essence quand, par cela même que je sais quelque chose, je sais ce que c’est que de savoir quelque chose ou quand, par la connaissance que j’ai de l’essence de l’âme, je sais qu’elle est unie au corps. C’est de cette sorte de connaissance que nous savons que deux et trois font cinq et que deux lignes parallèles à une troisième sont parallèles entre elles, etc. Très peu nombreuses toutefois sont les choses que j’ai pu jusqu’ici connaître d’une connaissance de cette sorte.
Pour faire mieux entendre tout ce qui précède je me servirai enfin d’un exemple unique : Soient donnés trois nombres ; on en cherche un quatrième qui soit au troisième comme le second est au premier. Des marchands diront ici mainte fois qu’ils savent ce qu’il faut faire pour trouver ce quatrième nombre parce qu’ils n’ont pas encore oublié le procédé que sans démonstration ils ont appris de leurs maîtres. D’autres de l’expérience des cas simples tirent un principe universel : il arrive que le quatrième nombre soit connu comme dans la proportion 2, 4, 3, 6, et l’expérience montre qu’en divisant par le premier le produit du second et du troisième, on a comme quotient le nombre 6 ; obtenant par cette opération le même nombre qu’ils savaient déjà être le quatrième proportionnel demandé, ils en concluent que cette opération permet toujours de trouver un quatrième proportionnel.
Les Mathématiciens, s’appuyant sur la démonstration d’Euclide (proposition 19, livre VII), savent quels nombres sont proportionnels entre eux : ils le concluent de la nature de la proportion et de cette propriété lui appartenant que le produit du premier terme et du quatrième égale le produit du second et du troisième ; ils ne voient pas toutefois adéquatement la proportionnalité des nombres donnés et, s’ils la voient, ce n’est point par la vertu de la proposition d’Euclide, mais intuitivement, sans faire aucune opération.
B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, $ 10-16, trad. Appuhn.
[1] En pareil cas nous ne connaissons rien de la cause [hormis] ce que nous considérons dans l’effet ; cela se voit assez à ce qu’on ne peut alors en parler que dans les termes les plus généraux : Il y a donc quelque chose ; il y a donc un pouvoir, etc., ou même en termes négatifs. Ce n’est donc pas ceci ou cela, etc. Dans le second cas, il est attribué à la cause en sus de l’effet quelque chose qui est conçu clairement, comme on le verra par l’exemple donné ; mais on ne dépasse pas ainsi les propriétés, on n’atteint pas l’essence particulière de la chose.
[2] On peut voir clairement par cet exemple ce que je viens de noter : par cette union nous n’entendons rien si ce n’est la sensation elle-même, duquel effet nous concluons une cause au sujet de laquelle nous n’avons aucune connaissance.
[3] Une telle conclusion, bien que certaine, ne donne cependant pas une sécurité assez grande à moins qu’on ne soit au plus haut point sur ses gardes. A moins d’y veiller avec le plus grand soin, on tombera aussitôt dans l’erreur : quand on conçoit les choses de cette façon abstraite et non pas leur véritable essence l’imagination vient en effet aussitôt produire des confusions. Car les hommes se représentent par l’imagination ce qui est un, comme multiple : aux qualités conçues abstraitement, séparément, confusément, ils donnent des noms qu’ils emploient pour désigner d’autres choses plus familières ; par où il arrive qu’il imaginent les unes de la même façon que les autres auxquelles ils ont d’abord appliqué ces noms.
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