Dans cet extrait, A. Matheron retrace la génèse des rapports de force inter-humains, tels qu’ils découlent de l’imitation des affects, à partir d’une lecture des propositions 27 à 40 du De Affectibus.
***
Si un être quelconque imagine une augmentation ou une diminution de puissance chez un autre être dont la nature a quelque chose de commun avec la sienne, sa propre puissance augmente ou diminue du même coup ; car il se trouve ainsi indirectement affecté par la cause de ce qui arrive à son semblable, et, dans la mesure où sa nature est la même, cette cause produit en lui le même effet (Eth. III, 27). Pour l’homme, en particulier (mais seulement en particulier), imaginer les sentiments d’un autre homme, c’est donc ipso facto les éprouver. D’un point de départ aussi mince, des conséquences capitales se déduisent.
1. Supposons, tout d’abord, que nous rencontrions par hasard un homme qui souffre. Partageant sa souffrance (c’est la pitié, Eth III, 27 sc), nous nous efforçons de l’en soulager pour nous en délivrer nous-mêmes (c’est la bienveillance, Eth III, 27, cor 3 sc) ; nous l’aidons à satisfaire ses désirs, et nous le conseillons, comme il le souhaite, sur la manière d’y parvenir. Si notre assistance est efficace, il se réjouit. 2. Or sa joie, pour la même raison, devient la nôtre, et nous désirons nous maintenir dans cet état. Croyant à présent savoir ce qui plaît à notre semblable, nous nous efforçons, en permanence, de lui plaire effectivement (telle est, sous sa première forme, l’ambition, Eth III, 29 et sc). Si nous y parvenons quelque temps, notre obligé nous considère comme la cause unique dont dépend, pour lui, l’obtention de tout ce à quoi il s’attache : il nous aime (Eth III, 29, sc), il met toute sa puissance à notre disposition, il s’aliène à nous ; il a enfin trouvé ce qu’il cherchait ! Ce qui, à nouveau, retentit sur nous : nous nous aimons nous mêmes à travers l’amour que nous inspirons à autrui (ce qui est la gloire, Eth III, 30 et sc). Et, pour persévérer dans ce sentiment exaltant, nous voulons à tout prix perpétuer la situation qui l’engendre : avec une abnégation totale, nous veillons aux intérèts d’autrui afin d’apparaître à ses yeux comme la providence même. 3. Mais l’on ne saurait en rester là. Car nous avons, nous aussi, nos propres aliénations, qui ne sont généralement pas les mêmes que celles de notre obligé. D’où la contradiction inévitable : impossible de renoncer à aimer ce que nous aimons, impossible de ne pas nous réjouir de ce qui réjouit les autres, impossible de nous complaire à la fois dans deux choses que nous savons incompatibles (Eth III, 31). La solution s’impose : nous profierons de l’ascendant que nous exerçons sur celui qui s’en est remis à nous pour tenter de le convertir ; nous mettrons tout en œuvre pour que ce qui nous semble bon lui semble bon (Eth III, 31 sc) ; moyennant quoi nous pourrons travailler sans arrière-pensée à son bonheur. Or, voilà qui va très loin, car nous ne saurons jamais avec une entière certitude ce qui se passe dans les consciences. Ce que chacun juge être bon étant lié à son idéologie, nous exigeons d’autrui qu’il adopte, dans tous ses détails, notre superstition personnelle, et qu’il nous le prouve en confessant notre foi et en pratiquant notre culte ; ce que chacun juge être bon se manifestant dans ses choix économiques, ce sont tous les détails de la vie matérielle d’autrui que nous prétendons gérenter, et dont nous voulons qu’il nous remercie constamment de les régenter. Tout cela uniquement pour son bien ; rien d’ « intéressé » encore. Dire que le pouvoir veut se faire aimer est une tautologie, puisque telle est son unique raison d’être ; mais l’exercer revient à contraindre les autres hommes, pour que nous puissions faire ce qu’ils aiment, à aimer ce que nous faisons et à nous le montrer en faisant ce que nous aimons : l’ambition de gloire devient ambition de domination. Nous irons, dans ce sens, aussi loin que nous le pourrons : aussi longtemps qu’autrui espérera quelque chose de nous, tout sera parfait ; puis, au delà d’un certain seuil de résistance, il nous faudra recourir à la crainte (TP II, 10).
L’appropriation privée et le rapport d’exploitation déduits de l’interaction des pouvoirs.
4. Ce n’est pas tout. Car, lorsque nous avons réussi à faire aimer une chose quelconque à notre semblable, celui-ci, comme nous le désirons, en prend possession, l’entretient, la reproduit et en tire de la joie. Or, cette joie, toujours pour la même raison, nous désirons l’éprouver nous-mêmes avec le maximum d’intensité. Si la chose en question ne peut être possédée que par un seul, le problème se pose donc : de notre semblable ou de nous-mêmes, lequel doit en jouir directement, lequel par procuration seulement ? Et la réponse est immédiate : à nous la chose, à lui de se réjouir de la joie qu’elle nous donnera (Eth III, 32). Telle est l’origine de l’envie (Eth III, 32 sc). Sans doute sa vivacité dépend-elle de la nature des biens économiques auxquels nous nous attachons : l’argent, par exemple, équivalent universel indéfiniment reproductible, ne la suscitera pas si nous acceptons de travailler, nous aussi, pour en acquérir ; mais la terre, chose singulière dont la quantité est limitée, est le bien monopolistique par excellence et ne peut que diviser les hommes (TP, VIII, 8). Le sol qu’autrui a cultivé sous notre direction et sous notre protection, nous tenterons donc, immanquablement, de l’en dépouiller ou de lui en ravir les fruits. La même analyse, du reste, vaut aussi en matière idéologique ; ceux à qui nous avons réussi à inculquer notre propre superstition, nous les envierons s’ils semblent nous surpasser dans la connaissance des choses divines, et nous nous approprierons éventuellement leurs inventions ; tout « éducateur », si ses élèves le laissaient faire, s’arrangerait pour qu’ils lui restent « intellectuellement » inférieurs (ut ingenio minus possent, TP, XI, 4).
Il y a pourtant des limites. En dépouillant autrui, en effet, nous l’attristons ; et, pour la même raison encore, nous partageons sa tristesse : il nous inspire, comme au début du cycle, de la pitié. Nous lui redonnons donc une partie de ce que nous lui avions pris. Le moins possible, certes. Juste ce qu’il faut pour l’apaiser. Dans le meilleur des cas, juste ce qu’il lui faut pour vivre. Moyennant quoi il se remettra à travailler, avec une obéissance confiante, à une œuvre dont nous nous approprierons à nouveau les résultats : le cycle recommencera. N’avons-nous pas là, sans la moindre intervention d’un quelconque calcul utilitaire, une véritable déduction du rapport d’exploitation – sous sa forme, il est vrai, plus particulièrement féodale ?
Tout pouvoir implique un rapport de forces
Demande de pouvoir, offre de pouvoir. Il est clair, cependant, qu’elles ne s’ajustent pas harmonieusement l’une à l’autre. Car puisqu’elles se déduisent toutes deux d’une même hypothèse, qui vaut pour l’homme en général (et sans doute aussi pour d’autres espèces), il faut en conclure que chacun de nous, même si c’est dans des proportions diverses, même si ces proportions varient selon les circonstances, désire à la fois se soumettre et dominer. Il appartient donc à l’essence même de tout pouvoir de se heurter à des résistances : pas de pouvoir sans conflit, plus ou moins larvé, entre dominants et dominés.
Supposons même, en effet, que nous nous trouvions à la phase la plus idyllique du cycle : celle de la pure ambition de gloire. Celui qui s’attache inconditionnellement à nous, du seul fait que nous occupons toutes ses pensées et qu’il veut par ailleurs, comme tout homme, plaire à tout homme, désirera se faire aimer de nous à titre exclusif pour s’en glorifier au maximum (Eth III, 33-35). Il exigera donc, avec un acharnement têtu, que nous lui aliénions la totalité de notre puissance comme il nous a lui-même tout aliéné, que nous soyons à son entière disposition comme il est entièrement à la nôtre. L’issue de cette lutte (qui n’aura, de toute façon, rien de dialectique !) dépendra du rapport des forces, mais elle consistera toujours en la reconnaissance au moins implicite, de la part du pouvoir supérieur, d’un contre-pouvoir subordonné.
Lors des deux phases suivantes, où nous sommes de plus en plus obligés de recourir à la crainte, les choses sont encore plus nettes. Celui qui nous craint nous hait, nous le haïssons donc à notre tour (Eth III, 40), il nous hait donc encore davantage, et la guerre risque de se déclencher à chaque instant. Si elle se déclenche, nous voilà pris tous deux dans l’engrenage de la vengeance et de la contre-vengeance (Eth III, 40 sc, cor 1 et 2). Peut-être l’un de nous sera-t-il par hasard vainqueur ; s’il ne tue pas son adversaire, il l’enchaînera ou l’enfermera : comble du pouvoir, mais en même temps négation du pouvoir, puisque nous pouvons tout faire du corps de notre victime sans plus avoir la moindre prise sur ses désirs (TP, II, 10). Mais peut-être aussi l’un d’entre nous prendra-t-il peur et fera-t-il des concessions ? L’autre, alors, recommencera à l’aimer quelque peu, il l’aimera lui-même à son tour (Eth III, 41 et sc), des échanges de biens et de services s’ébaucheront sur une base moins inégalitaire qu’auparavant, et, s’ils se poursuivent (mais ils ne se poursuivront pas, Eth III, 42), le calcul utilitaire pourra enfin faire sa première apparition (Eth III, 41 sc). L’équilibre final, ici aussi, dépendra du rapport des forces.
Alexandre Matheron, Etudes sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, ENS éditions, Lyon, 2011, p. 71-74.
Publier un commentaire