Skip to content

Utilité et communauté de nature – extrait d’Alexandre Matheron

Tout d’abord, une chose partiellement semblable à nous, en tant qu’elle est semblable à nous, peut-elle nous nuire ? Précisons, en développant l’argumentation un peu elliptique de Spinoza (Eth IV, 30, demo). Soient deux êtres X et Y, X possédant deux caractères A et B, et Y possédant le même caractère A et un autre caractère C. Il s’agit de savoir dans quelle mesure X peut être mauvais pour Y ; c’est-à-dire dans quelle mesure le conatus de X, en produisant ses propres conséquences, peut contrecarrer le conatus de Y et, à la limite, le briser. Est-ce la propriété A de X qui peut mettre en danger la propriété A de Y ? Non, car cela signifierait qu’un être de nature A produit, en tant qu’il est A, des conséquences qui aboutissent à la négation de cette nature A : celle-ci, dans ce cas, serait contradictoire, et ni X ni Y n’auraient jamais pu exister. Mais la propriété A de X ne peut-elle pas faire obstacle à la propriété C de Y ? Non plus, car, si les conséquences de A entraînaient la négation de C, il y aurait, à l’intérieur de Y lui-même, incompatibilité entre ces deux propriétés ; Y, dans ces conditions, serait logiquement et ontologiquement impossible. Est-ce alors la propriété B de X qui peut contrecarrer la propriété A de Y ? Pas davantage, et pour la même raison : c’est X, cette fois, qui se détruirait lui-même pour cause de contradiction interne. Aucune des trois combinaisons où intervient A ne répond donc à la question. Aussi n’est-ce jamais par le biais de notre commune nature qu’une chose peut nous être nuisible (Eth IV, 30) : penser autrement (et c’est cela seulement que nous dit ici Spinoza) reviendrait à admettre l’existence d’un conatus d’autodestruction (Eth IV, 30, demo).

Reste alors la quatrième combinaison. Si le conatus de X s’oppose à celui de Y, cela ne peut venir que de l’action de B sur C : de ce qu’un être de nature B, en tant qu’il est B, tend à produire des conséquences incompatibles avec celles qu’un être de nature C s’efforce d’actualiser. Mais il ne peut en être ainsi que si les natures B et C sont elles-mêmes logiquement incompatibles : non pas simple- ment différentes, mais contraires ; ce qui veut dire qu’une chose A peut être soit B, soit C, mais jamais les deux à la fois, et qu’elle ne peut recevoir l’une de ces déterminations sans perdre l’autre  (Eth III, 5). Alors, effectivement, X nuira à Y : de son conatus découleront des événements qui, mettant en question l’existence de C tout en laissant subsister A, empêcheront Y de réaliser l’intégralité de son essence et pourront même, en cas de réussite totale, le détruire par dissociation de ses deux éléments constituants. Si, par conséquent, une chose est mauvaise pour nous, c’est dans la seule mesure où, sur quelque point, sa nature nous est contraire (Eth IV, 30).

Mais alors, quelle influence le caractère A de X exerce-t-il sur Y ? N’en aurait-il aucune ? Serait-il pour lui simplement indifférent ? Cela ne se peut pas ; car cela voudrait dire que X, en tant qu’il est A, produit des effets qui ne contribuent en rien à la conservation de Y, ni par suite à celle de A, ni par conséquent à la sienne propre : ce qui constituerait une exception absurde à la loi générale du conatus (Eth IV, 31, demo). X, en tant qu’il est A, est donc nécessairement bon pour Y (Eth IV, 31, demo) : les conséquences qu’il tend à actualiser en vertu de sa nature A aboutissent en permanence à la reproduction de cette même nature, et Y, qui est aussi A, ne peut qu’en bénéficier par contrecoup.

Mais X ne pourrait-il pas servir Y par d’autres propriétés encore ? Non, sans aucun doute. Par B, nous l’avons vu, il lui nuit. Mais supposons même que B, au lieu d’être contraire à C, en soit simplement différent : c’est-à-dire que B et C puissent, tout aussi bien, coexister ou ne pas coexister dans un même sujet de nature A. Dans ce cas, B ne menacera certes pas C. Mais il ne lui sera non plus d’aucune aide ; que B soit présent ou qu’il soit absent, qu’il parvienne ou non à actualiser ses conséquences, Y en tant qu’il est C, n’en sera nullement affecté ; rien de ce qui résultera de B ne rendra jamais Y plus ou moins C. B et C, envisagés seuls, abstraction faite de A, seront l’un par rapport à l’autre dans la situation que décrivait la proposition 29 : la simple différence ne peut engendrer que l’indifférence mutuelle (Eth IV, 31, cor). C’est donc bien par le seul canal de leur caractère commun A que X peut être utile à Y (Eth IV, 31, cor).

Ainsi la question préalable est-elle tranchée : dans la mesure où une chose s’accorde avec notre nature, elle est nécessairement bonne (Eth IV, 31) ; inversement, si elle est bonne, c’est dans la seule mesure où elle s’accorde avec notre nature (Eth IV, 31, cor). Le profit que nous pouvons tirer des êtres qui nous entourent se mesure donc au nombre de propriétés qu’ils partagent en commun avec nous. N’importe quoi peut toujours nous servir, car rien de ce qui existe dans l’Etendue et la Pensée ne nous est absolument étranger ; mais tout ne peut pas nous servir au même degré, car tout ne nous ressemble pas au même titre : plus une chose nous est semblable, plus elle nous est utile (Eth IV, 31, cor).

Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, 1969, p. 261-263.

Publier un commentaire

Les champs requis sont marqués *
*
*