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Lecture des définitions et de l’axiome du De Servitute

Déf. 1 : Par bien, j’entendrai ce que nous savons avec certitude nous être utile.

Déf. 1 et 2 vont ensemble.

Le bien = l’utile.

« ce que nous savons avec certitude » : il s’agit de la définition « objective » d’un bien, de son idée adéquate, non de sa représentation imaginaire.

Macherey : « la référence insistante faite ici à un savoir établi en toute certitude détache le concept d’utilité du contexte d’immédiateté dans lequel il a été initialement formé (…) et lui confère une détermination rationnelle et réfléchie » (33).

« nous être utile » : ce bien est défini relativement à « nous » ; pas un bien « en soi ». La suite parlera d’ « utile propre » et d’ « utile commun ».

« utile » : ce qui entretient ou augmente notre puissance d’agir.

La démonstration de la proposition 8 fera référence à cette définition en ces termes : « Nous appelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre être (Déf. 1 et 2), c’est-à-dire (Prop. 7, p. III) ce qui accroît ou diminue, seconde ou réduit notre puissance d’agir ».

Ainsi, le problème éthique qui commence ici peut se formuler ainsi : comment savoir avec certitude ce qui nous est utile ? comment connaître et rechercher ce qui pour nous sont des « biens » ? (retrouve l’interrogation initiale du TRE).

L’éthique spinoziste a ainsi souvent été rangée dans les morales dites « utilitaristes », mettant en avant l’intérêt et refusant la référence à des normes idéales, absolues et universelles. Mais il faut bien mesurer les spécificités de « l’utile » spinoziste (propre et commun), intimement lié à la puissance et à la connaissance.

Déf. 2 : Et par mal, ce que nous savons avec certitude empêcher que nous possédions un bien.

Le mal est défini relativement au bien : est un « mal » pour nous, nous nuit ce qui contrarie l’accès à un bien, ce qui entrave notre puissance d’agir.

Déf. 3 : Les choses singulières, je les appelle contingentes, en tant qu’à l’examen de leur seule essence, nous ne trouvons rien qui pose nécessairement leur existence, ou bien qui l’exclue nécessairement.

Les déf. 3 et 4 vont ensemble : contingence et possibilité.

Elles caractérisent le domaine de l’action pratique : « un champ travaillé par une dynamique interne de transformation, où sont envisageables certains changements par lesquels les choses peuvent devenir, au point de vue de l’agent de cette action, autres que ce qu’elles sont, dans une certaine mesure du moins. » (Macherey, 34).

Il est nécessaire de faire appel à ces notions pour qu’il y ait un champ d’action et d’intervention pensable. Ce qui fait difficulté étant donnée l’ontologie nécessitariste du de Deo : en soi, il n’y a lieu de penser que du nécessaire et de l’impossible.

D’où l’importance de réviser, dans le cadre du projet éthique, la compréhension de ces notions et d’en préciser l’usage légitime, pragmatique et opératoire, comme il a été fait pour celles de « bien » et de « mal ».

Ce qui suppose de distinguer maintenant le « contingent » du « possible », alors qu’ils avaient été provisoirement confondus (scol. 1 Prop 33 p. 1).

Renvoie au scol. 1 Prop 33 p. 1, mais aussi au corollaire de II, 31, et cette distinction sera exploitée en IV, 12.

Leur point commun : l’existence des choses appelées contingentes ou possibles nous apparaît frappée d’un certain coefficient d’incertitude, due à notre connaissance nécessairement partielle du déterminisme universel.

Choses contingentes, ici : leur seule essence, telle que nous l’examinons, ne pose ni n’exclut leur existence.

Sens différent de celui utilisé dans De Deo, 29 : « contingent » s’opposait alors massivement à nécessaire.

D’après De Deo, 24, c’est le cas, objectivement, de toutes les choses produites par Dieu : leur essence n’implique pas leur existence, bien que celle-ci soit nécessaire, mais d’une nécessité extérieure.

L’existence de toute chose singulière est nécessaire (au sens d’une nécessité extérieure : existe par des causes nécessaires), mais l’existence d’aucune chose singulière (et même d’aucun mode) n’est nécessaire au sens fort (de ce qui découle nécessairement de sa propre essence ou nature, d’une nécessité intérieure). C’est pourquoi, connaître la nécessité de l’existence d’une chose singulière suppose toujours la connaissance de ses causes efficientes (d’autres choses singulières).

Ici, c’est donc, implicitement, reconnaître que nous ignorons les causes efficientes (extérieures) de l’existence de cette chose, ou en tout cas que nous considérons celle-ci in abstracto, séparément de l’ordre causal dans lequel son existence s’insère et trouve son origine. La chose considérée est pour cela marquée d’un plus fort coefficient d’incertitude.

Déf. 4 : Ces mêmes choses singulières, je les appelle possibles, en tant qu’à l’examen des causes qui doivent les produire nous ne savons pas si ces causes sont elles-mêmes déterminées à les produire.

Attention cette fois portée sur les causes efficientes nécessaires de ces choses – elles sont supposées connues –, et non sur leur essence propre : l’incertitude et l’ignorance porte sur la nécessité de leurs effets, c’est-à-dire, en un sens, sur les causes de ces causes. En effet, ignorer ce qui détermine une chose à produire des effets (à être cause), c’est ignorer ses causes.

Or, l’existence de toute chose singulière dépend de causes, qui dépendent elles-mêmes de causes, etc. à l’infini : il nous est donc inévitable d’ignorer l’ensemble des causes qui conduisent à l’existence d’une chose singulière.

Ainsi, toute la réalité est marquée d’un certain coefficient de possibilité, autre et moindre toutefois que dans le cas des choses appelées « contingentes ».

En effet, cette potentialité ne s’oppose pas massivement à l’idée de nécessité ni de détermination : la chose possible (future) est conçue à l’intérieur d’une causalité déterminée (nous voyons les causes qui doivent, devraient ou pourraient la produire, nous les « examinons »), mais nous ignorons si ce rapport causal va s’effectuer ou non. Quelque chose de la nécessité est saisi, mais quelque chose est ignoré aussi (représentation d’une sorte de nécessité partielle ou incomplète). A la différence de la chose singulière contingente dont nous ignorons, a fortiori, toute nécessité (pas de nécessité interne ni externe).

Macherey : « Donc, même lorsque nous savons quelle est la cause qui détermine l’existence ou la non existence d’une chose, ce qui exclut de parler à son propos de contingence au sens qui vient d’être défini, il reste que, n’étant pas en mesure de maîtriser la totalité des conditions qui font que cette cause produit effectivement les effets qu’il est en elle de produire, nous sommes en droit de considérer que la nécessité de cette chose est rendue sinon incertaine, du moins potentielle (…), en attente des conditions de son actualisation » (38).

Dans la démonstration de IV, 12, un caractère distinctif de la notion de « possible » sera souligné : imaginer une chose comme possible dans le futur, c’est en même temps imaginer « certaines choses qui en posent l’existence », ce qui alimente l’espoir et la crainte et avive les affects à l’égard de cette chose (la distinction servira au moment de déterminer la force respective des affects à l’égard des choses considérées comme présentes, futures, passées, nécessaires, contingentes, possibles). Au contraire, « en tant que nous imaginons une chose comme contingente, nous ne sommes affectés par aucune image autre que celle de cette chose et qui puisse en poser l’existence ». Caractère quelque peu hallucinatoire et « flottant » de la chose représentée come contingente.

Nous croyons davantage à la chose possible qu’à la chose contingente, et nous nous y intéressons davantage.

Le champ du « possible » dessine ainsi un certain champ d’intervention possible à même la nécessité, « la nécessité telle que nous pouvons la mettre à l’œuvre » (Maxime Rovere).

Sur ces notions de possible et de contingent, cf. aussi cet extrait d’Alexandre Matheron.

Déf. 5 : Par affects contraires, j’entendrai dans la suite ceux qui entrainent l’homme dans des sens différents, quand même ils sont du même genre, comme gourmandise et avarice, qui sont des espèces d’amour ; et ce n’est pas par nature, mais par accident, qu’ils sont contraires.

Les 3 définitions suivantes récapitulent certaines dimensions de la vie affective déjà étudiées dans le De Affectibus : fluctuation affective, temporalisation affective, fixation objectale du désir (« fin »).

Thématique de la fluctuatio animi : cf. scolie de la prop. 17 e la partie III.

Déf. 6 : Ce que j’entendrai par affect à l’égard d’une chose future, présente et passée, je l’ai expliqué dans les scolies 1 et 2 prop. 18 partie 3, on s’y reportera.

Renvoie à la partie III.

C’est en particulier à ces choses considérées comme futures ou passées que s’appliquent les notions de contingence et de possibilité.

Ces notions temporelles seront utilisées à partir de la proposition 9.

Remarque

Au delà d’un certain seuil, il n’y a plus de différence de quantité ni d’intensité.

Déf. 7 : Par fin en vue de quoi nous faisons quelque chose, j’entends l’appétit.

L’appétit ou désir se manifeste à travers de schèmes de comportement qui se font en référence avec des choses futures et possibles posées alors comme leurs « fins », c’est-à-dire aussi comme « bonnes ».

Cf. notamment le scolie de la prop. 9 du De Affectibus : « nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons ».

Déf. 8 : Par vertu et puissance, j’entends la même chose, c’est-à-dire, la vertu, en tant qu’elle se rapporte à l’homme, est l’essence même ou nature de l’homme, en tant qu’il a le pouvoir de produire certains effets qui peuvent se comprendre par les seules lois de sa nature.

Reprise 9 fois par la suite.

Identifie vertu et puissance au sens fort : le « pouvoir » – la possibilité – , qu’à l’homme, de produire des effets par lui-même, par une nécessité intérieure – celle de sa nature propre – et non seulement par l’effet de causes extérieures.

Est ici défini le but de l’Ethique (et nominalement, de toute éthique : atteindre la vertu, c’est-à-dire aussi le « bonheur ») : le modèle théorique idéal est celui de l’homme « vertueux » ou « puissant » en ce sens.

Macherey : « il en résulte que la vertu, qui est le principe éthique par excellence, est tout sauf la soumission à une règle transcendante établie en rapport avec des valeurs absolues, qui s’imposeraient par elles-mêmes, indépendamment de la nature de l’individu dont elles orientent l’activité : elle consiste au contraire à faire tout ce qu’on peut pour être et agir conformément à sa nature, et ceci au maximum, suivant une dynamique immanente dont les orientations sont fondamentalement positives et affirmatives. (…) Ainsi, il y a dans chaque individu humain un désir de s’accomplir aussi intensément qu’il le peut, “autant qu’il est en lui de le faire“, désir qui va dans le sens d’une revendication d’autonomie, et par lequel il cherche à agir au maximum sous sa propre loi en étant soi-même cause adéquate de ses actions, et non en obéissant à des lois étrangères à sa nature qui en entravent la manifestation et convertissent sa puissance en impuissance. (…) et le projet  éthique de libération ne poursuit d’autre objectif que d’aider à la détermination des moyens permettant à ce projet d’aboutir. » (45)

Axiome : Il n’y a pas de chose singulière, dans la nature des choses, qu’il n’y en ait une autre plus puissante et plus forte. Mais, étant donnée une chose quelconque, il y en a une autre plus puissante, par qui la première peut être détruite.

L’élan vers cette vertu conçue comme puissance rencontre d’emblée des conditions très strictes, énoncées brutalement dans cet unique axiome, qui viennent le contrecarrer : la loi des rapports de force entre toutes les choses, menace permanente et principielle de destruction (mort), généralisée (aucune chose n’y échappe).

Toute chose singulière rencontre nécessairement sur son chemin d’autres choses singulières, moins et surtout plus fortes qu’elle-même, et dont le projet similaire de puissance/vertu a toutes les chances d’entrer en conflit avec le sien.

En droit, conflit potentiel – guerre incertaine – entre toute puissance singulière, par inter-limitation.

Loi fondamentale – axiome – des rencontres entres choses : précarité fondamentale de l’existence et du « destin » de toute chose finie, simple partie de la nature existant dans la durée.

Sous l’angle de cet axiome, les possibles rapports aux autres choses constituent « non une promesse d’être, mais une menace de destruction » (Macherey, 49).

Entendre le terme de chose, un sens large : individu singulier, au sens spinoziste du terme individu.

Par ex. : un organe, un homme, un groupe d’hommes, un Etat, etc. mais aussi bien une pierre, une plante, un animal, ou encore un affect, un désir, une haine, etc.

Ex. : un fruit rencontre un homme qui le mange, ou une rivière renverse un pont, ou un Etat écrase une sécession, ou au contraire se fait renverser par un coup d’Etat, un amour qui faiblit achevé par un nouvel amour, etc.

Selon Macherey, l’idée de « destruction » peut et doit être entendue comme un maximum (« menace permanente et graduelle de destruction », 51): « pour une chose, pouvoir être détruite, c’est être soumise à un processus de limitation [extérieure], par lequel sa puissance d’agir est pour une part diminuée ou contrainte, c’est-à-dire empêchée de se réaliser conformément aux dispositions inscrites dans sa nature » (50). Relativise la mort comme événement, la rend présente à chaque instant, venant de l’extérieur.

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