IDÉE. – Mode de la pensée, premier par rapport aux autres modes de penser tout en se distinguant d’eux (Ethique, II, ax. 3). L’amour suppose l’idée, si confuse soit-elle, de la chose aimée. C’est que l’idée représente une chose ou un état de choses, tandis que le sentiment (affect, affectus) enveloppe le passage à une perfection plus ou moins grande correspondant à la variation des états. Il y a donc à la fois primat de l’idée sur le sentiment et différence de nature entre les deux.
L’idée est représentative. Mais nous devons distinguer l’idée que nous sommes (l’esprit comme idée du corps) et les idées que nous avons. L’idée que nous sommes est en Dieu, Dieu la possède adéquatement, non pas simplement en tant qu’il nous constitue, mais en tant qu’il est affecté d’une infinité d’autres idées (idées des autres essences qui conviennent toutes avec la nôtre, et des autres existences qui sont causes de la nôtre à l’infini). Cette idée adéquate, donc, nous ne l’avons pas immédiatement. Les seules idées que nous avons dans les conditions naturelles de notre perception, ce sont les idées qui représentent ce qui arrive à notre corps, l’effet d’un autre corps sur le nôtre, c’est-à-dire un mélange des deux corps : elles sont nécessairement inadéquates (II, II, 12, 19, 24, 25, 26, 27 … ).
De telles idées sont des images. Ou plutôt les images sont les affections corporelles elles-mêmes (affectio), les traces d’un corps extérieur sur le nôtre. Nos idées sont donc des idées d’images ou d’affections qui représentent un état de choses, c’est-à-dire par lesquelles nous affirmons la présence du corps extérieur tant que notre corps reste ainsi marqué (II, 17) : 1) De telles idées sont des signes : elles ne s’expliquent pas par notre essence ou puissance, mais indiquent notre état actuel, et notre impuissance, à nous soustraire à une trace; elles n’expriment pas l’essence du corps extérieur mais indiquent la présence de ce corps et son effet sur nous (II, 16). En tant qu’il a ces idées, l’esprit est dit imaginer (II, 17) ; 2) Ces idées s’enchaînent les unes aux autres suivant un ordre qui est d’abord celui de la mémoire ou de l’habitude : si le corps a été affecté par deux corps en même temps, la trace de l’un fait que l’esprit se souvient de l’autre (II, 18). Cet ordre de la mémoire est aussi bien celui des rencontres fortuites extrinsèques entre les corps (II, 29). Et moins les rencontres ont de constance, plus l’imagination flotte, et plus les signes sont équivoques (II, 44). C’est pourquoi, en tant que nos affections mélangent des corps divers et variables, l’imagination forme de pures fictions, comme celle du cheval ailé ; et en tant qu’elle laisse échapper les différences entre corps extérieurement semblables, elle forme des abstractions, comme celles d’espèces et de genres (II, 40 et 49).
(…)
On voit bien, dès lors, ce qui manque à l’idée inadéquate ou à l’imagination. L’idée inadéquate est comme une conséquence sans ses prémisses (II, 28, dém.). Elles est séparée, privée de ses deux prémisses, formelle et matérielle, puisqu’elle ne s’explique pas formellement par notre puissance de comprendre, n’exprime pas matériellement sa propre cause, et s’en tient à un ordre des rencontres fortuites au lieu d’atteindre à la concaténation des idées. C’est en ce sens que le faux n’a pas de forme et ne consiste en rien de positif (II, 33). Et pourtant il y a quelque chose de positif dans l’idée inadéquate : quand je vois le soleil à deux cents pieds, cette perception, cette affection représente bien l’effet du soleil sur moi, quoiqu’elle soit séparée des causes qui l’expliquent (II, 35; IV, 1). Ce qu’il y a de positif dans l’idée inadéquate doit se définir ainsi : c’est qu’elle enveloppe le plus bas degré de notre puissance de comprendre sans s’expliquer par elle, et indique sa propre cause sans l’exprimer (II, 17, sc.). « L’esprit n’est pas dans l’erreur parce qu’il imagine, mais en tant seulement qu’il est considéré comme privé de l’idée qui exclut l’existence des choses qu’il imagine présentes. Car si l’esprit, en imaginant présentes les choses qui n’existent pas, savait en même temps qu’elle n’existent pas réellement, il regarderait cette puissance d’imaginer comme une vertu de sa nature, et non comme un vice » (II, 17, sc.).
Tout le problème est donc : comment arrivons-nous à avoir, à former des idées adéquates, puisque notre condition naturelle nous détermine à n’avoir que des idées inadéquates ? (…)
Gilles Deleuze, Spinoza philosophie pratique (1981), « Index des principaux concepts de l’Ethique », p. 105-109
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