NOTE : cette page biographique, qui est en cours de rédaction, s’inspire de la lecture du Spinoza de Steven Nadler (Spinoza, a life, 1999), l’une des dernières biographies de référence publiées.
En attendant que cette page soit achevée, vous pouvez vous reporter aux extraits de la biographie de Spinoza écrite par Gilles Deleuze.
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Spinoza – Bento alias Baruch, Benoit : « béni » – naît le 24 Novembre 1632 à Amsterdam, dans une famille de commerçants juifs portugais assez nombreuse et relativement aisée. Son père Michael est un membre respecté de sa communauté et participe activement à l’organisation de celle-ci dans différents conseils de laïcs.
Les Pays-Bas sont alors secoués à la fois par des guerres avec l’Espagne, puis l’Angleterre et la France, ainsi que par une lutte interne entre les orangistes et les républicains, lutte aux nombreuses volte-face et qui se poursuivra jusqu’à la fin du XVIIe siècle.
Le jeune Baruch semble avoir brillé durant ses années d’études, qu’il ne poursuivit cependant pas très loin – en tout cas certainement jusqu’à l’âge de 14 ans -, contraint de rapidement s’occuper des affaires commerciales de la maison Spinoza dès la fin des années 1640 et plus encore après la mort de son père en 1654. Ces années d’études furent pour lui en tout cas l’occasion d’acquérir une connaissance approfondie de la Bible, des grandes sources rabbiniques, et d’apprendre l’hébreu – en plus du portugais, langue maternelle, de l’espagnol, langue littéraire, et du néerlandais, langue du commerce et du droit.
En 1654, le père de Spinoza meurt, Baruch a alors 21 ans et reprend à son compte, avec son jeune frère Abraham, les affaires commerciales paternelles. Ceci ne l’empêche cependant pas de poursuivre des études, non pas à l’école talmudique proprement dite mais dans une yeshiva, groupe d’études religieuses et littéraires pour adultes, ce qui lui permit notamment de lire de très près les grands philosophes juifs, influencé peut-être par deux grands rabbins du moment, Saul Levi Mortera et Menasseh ben Israël.
Dans les années 1654-56, l’éducation de Spinoza prend cependant « un tour franchement profane et, aux yeux des rabbins, inquiétant »[1] : de plus en plus insatisfait des études religieuses juives et soucieux d’avoir accès à l’ensemble des écrits philosophiques et scientifiques de son temps, Spinoza décide d’apprendre le latin, ce qui l’amène à fréquenter le jésuite Franciscus Van den Enden aux idées démocratiques extrêmes, et dont la rencontre fut sans doute cruciale pour Spinoza. Au programme des leçons de Van den Enden figurait d’abord l’héritage littéraire au sens large de la Grèce et de Rome, les œuvres néoclassiques de la Renaissance, et une pratique importante du théâtre : ce serait à la sortie de la représentation d’une pièce de Térence, peut-être montée sous la direction de Van den Enden, que Spinoza aurait été poignardé par un Juif passionné. De plus, il est probable que Van den Enden ait donné à Spinoza des cours à la fois sur la « science nouvelle » (Bacon, Galilée, Bruno) et de philosophie politique (Machiavel, Hobbes, Grotius, Calvin et Thomas More). De manière plus générale, Spinoza développa alors de nombreux contacts au sein du milieu intellectuel d’Amsterdam, très varié et largement ouvert aux idées hétérodoxes en général, ce qui amène Nadler à dénoncer la ville d’Amsterdam elle-même comme responsable de l’excommunication de Spinoza en 1656 : « Ex-jésuites aux idées politiques avancées, « collégiants » aux tendances sociniennes, juifs apostats, voire quakers et libertins libre-penseurs – s’il faut chercher le « corrupteur » de Spinoza alors, en un sens, le véritable coupable est Amsterdam elle-même. Les idées hétérodoxes s’épanouissaient dans cette cité relativement libérale et tolérante. »[2]
C’est en effet durant cette période que la réputation de Spinoza au sein de la communauté juive se dégrada de plus en plus au point de mener à son « excommunication » (herem) le 27 Juillet 1656, l’une des plus sévères prononcées à l’époque, et qui ne devait jamais être annulée. Parmi les griefs possibles à l’encontre de Spinoza, qui n’a alors que 24 ans, il semble que ce soit bien avant tout le caractère hérétique de ses pensées qui ait motivé le herem à son encontre et sa grande violence : en particulier, aurait été reprochée à Spinoza sa remise en cause conjointe du caractère littéralement divin de la Bible, de l’immortalité de l’âme, du caractère « élu » du peuple juif, de l’anthropomorphisme de la représentation de Dieu, et de la liberté humaine. Bien que n’ayant encore rien publié, il est probable que Spinoza fut déjà connu à Amsterdam pour être au moins proche de semblables opinions, toutes associées alors d’une manière ou d’une autre à des positions hérétiques voire « athéistes » : Nadler soutient de ce point de vue que le herem exemplaire de Spinoza eut aussi pour fonction de donner des gages aux autorités hollandaises – calvinistes -, qui veillaient également de leur côté à empêcher tout développement de l’athéisme : « Ainsi, le fait d’excommunier Spinoza était un moyen pour les juifs de démontrer non seulement qu’ils ne toléraient aucune infraction par rapport à leur orthodoxie mais aussi que leur communauté n’était pas un havre pour les hérétiques de tout poil. La violence rare de l’anathème visant Spinoza reflète peut-être la crainte du mahamad que les hollandais ne considèrent avec une sévérité particulière une communauté qui abriterait des dénégateurs non pas uniquement des principes de la foi judaïque mais aussi de ceux de la religion chrétienne. »[3]
Spinoza n’assista pas à la lecture du herem prononcé contre lui, et ne fit pas appel : « il quitta tout simplement la communauté »[4], écrit Nadler, soulignant ainsi qu’en dépit du caractère exceptionnellement violent de l’accusation portée contre Spinoza, celui-ci dût considérer sa sortie forcée de la Synagogue comme une étape logique et nécessaire de son existence, et partit sans regrets. L’un de ses premiers biographes, Lucas, lui attribue même ces paroles : « A la bonne heure, (…) on ne me force à rien que je n’eusse fait de moi-même si je n’avais craint le scandale. Mais, puisqu’on le veut de la sorte, j’entre avec joie dans le chemin qui m’est ouvert, avec cette consolation que ma sortie sera plus innocente que ne fut celle des premiers Hébreux hors d’Egypte (…) »[5]. Sans quitter Amsterdam, qu’il semble avoir habitée pour l’essentiel jusqu’en 1661, il s’éloigna du moins de son quartier d’origine du Houtgracht, tout en continuant d’élargir son champ de relations intellectuelles.
C’est sans doute pendant la période 1656-1661 que Spinoza s’initia en profondeur, de manière systématique, à la philosophie cartésienne, qu’il devait cependant connaître depuis plusieurs années déjà, et il suivit des cours auprès de philosophes cartésiens, notamment à l’université de Leyde : un groupe d’amis « libre-penseurs » se constitua alors autour de lui – notamment Jellesz, Balling, Simon de Vries et Meyer – et prit part à de nombreuses réunions philosophiques, d’abord autour des œuvres de Descartes, bientôt autour des idées de Spinoza lui-même, et de ses premiers écrits qui datent de cette époque. C’est à cette époque que commence probablement la rédaction du Traité de la réforme de l’entendement et du Court traité, ainqi que celle des premiers éléments de l’Ethique.
En 1661, Spinoza quitte Amsterdam pour s’installer à Rijnsburg, village situé à proximité de Leyde, et qui selon Nadler « alliait les vertus d’une paisible retraite à la campagne et les ressources d’une ville universitaire, tout ce qu’il fallait pour poursuivre son œuvre philosophique. »[6] Dans une pièce à l’arrière de la maison qu’il loue à un « collégiant » local, Spinoza installe son matériel à polir les lentilles, activité qu’il avait dû commencer à pratiquer à Amsterdam, sans doute pour subvenir par lui-même à ses besoins financiers, mais aussi pour des raisons scientifiques : dès la fin 1661 et au cours des années suivantes, il est reconnu comme un remarquable polisseur de verres et fabricant d’instruments optiques, notamment par Huygens et Leibniz. Durant le séjour à Rijnsburg, et contrairement au « mythe d’un Spinoza reclus, d’un solitaire vivant à l’écart du monde et travaillant seul à sa philosophie »[7], Spinoza entretient des relations amicales et intellectuelles intenses – visites et lettres – et se rend plusieurs fois à Leyde – où peut-être un nouveau cercle d’amis-disciples s’était formé -, La Haye et à Amsterdam. Pendant un temps, Spinoza eut un colocataire à Rijnsburg nommé Johannes Casear (ou Casearius), qui l’avait rencontré à l’université de Leyde et qui souhaitait recevoir de lui une formation complète en philosophie cartésienne : ces cours servirent de matière première aux deux premières œuvres de Spinoza publiées, les Principes de la philosophie de Descartes, suivi des Pensées métaphysiques. C’est au même moment où il réécrivit Descartes sous une forme géométrique, vers la fin 1661, que Spinoza travailla probablement aux premiers états de son Ethique, et que, selon Nadler, « la présentation explicitement géométrique de ses doctrines sur Dieu et sur la substance commença à mobiliser une grande part de son énergie intellectuelle »[8].
Dès la fin 1662 et le début 1663, le cercle d’amis cartésiens d’Amsterdam se réunit à nouveau mais cette fois pour lire et commenter la philosophie de Spinoza lui-même, dont celui-ci leur fait parvenir des extraits – notamment une première ébauche de ce qui serait la première partie de l’Ethique – afin de recueillir leurs questions et leurs commentaires.
Au printemps 1663, Spinoza quitte Rijnsburg pour une bourgade plus grande, Voorburg, située près de La Haye, où il loge chez Daniel Tydeman, artiste peintre et soldat, sans doute proche des « collégiants » : Spinoza se met alors lui-même à la peinture, et réalise semble-t-il de nombreux portraits, jamais retrouvés depuis. Mais il repart presqu’aussitôt à Amsterdam et y passe plusieurs semaines pour préparer la publication de ses cours sur Descartes, pressé par ses amis. Les Principes sont alors publiés, à l’automne 1663, accompagnés des Pensées métaphysiques, qui énoncent davantage ses propres idées métaphysiques et éthiques. L’ouvrage reçu un accueil encourageant : « Il semble que les traités aient été largement lus et discutés, en particulier à Leyde, et qu’ils aient valu à Spinoza une réputation de commentateur talentueux de la philosophie cartésienne. »[9]
En janvier 1665, alors que Spinoza est à Schiedam, commence la correspondance avec le jeune courtier en grains de Dordrecht, féru de théologie, Willem van Blijenbergh, ensemble de lettres qualifiées depuis de « lettres sur le mal », et dans lesquelles Spinoza tente d’expliquer à Blijenbergh sa conception du mal et du péché. Devant l’incompréhension persistante de son interlocuteur, et la dimension dangereusement polémique de l’échange, Spinoza décide d’y mettre fin.
Durant les années 1664-1665, malgré la guerre, la peste, la maladie et les lettres de Blijenbergh, Spinoza mena à bien l’écriture d’un brouillon presque complet de sa Philosophia – ainsi qu’il avait appelée dans le TRE -, qui s’intitulerait plus tard l’Ethique : en Juin 1665, les trois parties de l’ouvrage sont prêtes, et traduites en néerlandais. Mais Spinoza va alors s’interrompre pour se lancer dans la rédaction du Traité théologico-politique.
[1] Op. cit., p. 126.
[2] Op. cit., p. 178.
[3] Op. cit., p. 182.
[4] Op. cit., p. 186.
[5] Cité par Nadler, Op. cit., p. 186.
[6] Op. cit., p. 217.
[7] Op. cit., p. 232.
[8] Op. cit., p. 241.
[9] Op. cit., p. 252.