Le premier moment de Ethique V – qui s’étend de la proposition 1 à la proposition 20 – consiste dans l’exposé de la première « solution » – minimale, selon l’expression de Macherey – du problème éthique, celle qui est aussi la plus aisément praticable : il va s’agir de la mise en place d’une sorte de thérapeutique mentale, alimentée par le développement de la connaissance du 2e genre, et destinée à réguler la vie psychique et affective de telle sorte à en réduire progressivement les effets indésirables et asservissants, dans l’ordre de la « durée » et de la « vie présente ». Les propositions 21 à 42 exposeront ensuite la solution « maximale », qui passera « au point de vue de l’éternité » en s’appuyant sur la connaissance du 3e genre.
Les propositions 1 à 10 vont plus particulièrement mettre en place les éléments d’une sorte de « thérapie psychophysiologique » (Macherey, 50), dont le mouvement général est celui d’une rationalisation progressive de la vie affective permettant d’en accroître le contrôle. Celle-ci aboutira ensuite, dans les propositions 11 à 20, à la production d’un affect nouveau, et actif, « l’amour envers Dieu » (amor erga deum).
***
Prop. 1 : Selon que les pensées, et les idées des choses, s’ordonnent et s’enchaînent dans l’esprit, de même très exactement les affections du corps, autrement dit les images des choses, s’ordonnent et s’enchaînent dans le corps.
demonstratio par 2, prop 7 | 2, prop 6, cor | 2, prop 7, cor | 2, prop 18 | 3, prop 2
Enonce la réciproque du « parallélisme » entre étendue et pensée : à l’ordre de nos pensées correspond nécessairement l’ordre des affections de notre corps. Ni le corps n’agit sur l’âme, ni l’âme sur le corps – contrairement à ce que pense Descartes : cf. Préface – mais tout ce qui se passe dans l’un des deux ordres a son équivalent exact dans l’autre, sans aucune prévalence de l’un ou de l’autre, dans la mesure où ces deux ordres relèvent d’une seule et même nécessité causale.
Autrement dit, à la compréhension intellectuelle du monde et de nous même, et à ses progrès, doit correspondre une transformation analogue de notre expérience corporelle. Ainsi le principe qui est à l’origine des idées inadéquates et des affects passifs – les affections de notre corps en tant que celui-ci est d’abord soumis au hasard des rencontres avec les corps extérieurs – est aussi celui-là même qui va permettre à notre corps de se soustraire progressivement à l’influence de l’extériorité dans l’exacte mesure où se développeront en nous les idées adéquates de la raison.
Comme le montreront la proposition 10 et sa démonstration, en s’appuyant sur cette proposition, le développement de la connaissance nous donnera ainsi « le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps selon un ordre conforme à l’entendement ».
Macherey : « c’est-à-dire que, dans le même temps où nous renforçons et clarifions le fonctionnement de l’âme, en pensant adéquatement, et en raisonnant démonstrativement selon les procédures de la connaissance du second genre, au lieu d’abandonner l’élaboration de nos représentations et de nos pensées au hasard des rencontres et des occasions extérieures, simultanément nous devons aussi mettre de l’ordre dans la vie du corps, en lui restituant la capacité de mieux coordonner et maîtriser ses mouvements, sans se laisser entraîner au gré des accidents provoqués par ses rencontres occasionnelles avec les autres corps : et par là même, on peut dire que le corps se met à fonctionner “adéquatement“, d’une manière qui n’est plus passive mais pleinement active, en affinant ses propres et les images de choses qui en résultent, en parvenant à mieux les enchaîner entre elles, précisément “selon un ordre allant dans le sens de l’intellect“ » (54).
Revient au principe général du « parallélisme » énoncé par la prop. 7 de la partie 2, qui doit s’entendre dans les deux sens : idées/choses et choses/idées.
Applique le principe à l’âme et au corps de l’homme.
Matheron : « le parallélisme, à présent, va se lire d’abord dans le sens Pensée-Etendue, ensuite et secondairement seulement dans le sens Etendue-Pensée. A mesure que la Raison se développe, elle acquiert une importance croissante dans notre esprit ; une modification correspondante (transposition de la Pensée à l’Etendue) doit donc s’opérer dans les rapports de force à l’intérieur de notre corps ; par là-même, d’après la loi générale de la mécanique des sentiments, l’équivalent corporel de la Raison a de plus en plus de chances de l’emporter sur les affections passives ; ce qui revient à dire (re-transposition de l’Etendue à la Pensée) que la Raison a de plus en plus de chances de l’emporter dans notre esprit sur les passions. » (Ind. et comm., p. 545).
Prop. 2 : Si nous éloignons une émotion de l’âme, autrement dit un affect, de la pensée d’une cause extérieure, et la joignons à d’autres pensées, alors l’amour ou la haine à l’égard de la cause extérieure, ainsi que les flottements de l’âme qui naissent de ces affects, seront détruits.
demonstratio par 3, aff def 6 | 3, aff def 7
1er principe de thérapie affective, 1er remède aux passions : le détachement à l’égard des causes extérieures de nos affects, permettant de réduire voire détruire les sentiments d’amour et de haine et leurs flottements. Or, les parties 3 et 4 de l’Ethique avait souligné tout ce que cet investissement objectif ou « objectal » des affects primaires de joie et de tristesse avait d’imaginaire, de passif et d’aliénant.
Ce détachement n’est pas pure et simple indifférence, mais ne peut consister lui-même qu’à joindre ces affects à « d’autres pensées » : ces « autres pensées » (la considération de l’ensemble de la nature et de ses lois, plutôt que la fixation sur des choses singulières et isolées) ne seront précisées qu’à partir de la proposition 11, ainsi que la nouvelle forme d’amour qui en découlera, « l’amour envers Dieu ».
Matheron : « Si nos désirs nous entraînent dans le mauvais sens, c’est parce qu’ils reposent sur des évaluations aberrantes : parce que nous nous trompons dans nos jugements sur le bien et le mal, aimant ou haïssant ce qui ne le mérite pas vraiment. Certes, la passion ne se réduit pas à une erreur : elle exprime, comme l’a montré la proposition 2 du livre IV, notre appartenance très réelle à la Nature universelle. Que le monde qui nous environne, en agissant sur notre corps, nous procure quelque plaisir ou nous inflige quelque souffrance, voilà qui n’a rien d’une illusion. Mais notre grand tort est de joindre ce sentiment à l’idée de telle ou telle chose particulière en laquelle nous nous aliénons. Redressons donc le cours de nos représentations : dissocions notre joie ou notre tristesse de la pensée de la cause extérieure qui nous paraissait la provoquer, associons-la à d’autres pensées, et l’amour ou la haine que nous éprouvions pour cette cause extérieure disparaîtra. » (Ind. et comm., 548).
Macherey : « Il faut donc, mais n’oublions pas que Spinoza évite néanmoins de donner à cet énoncé une forme prescriptive, que nous procédions à une complète réorganisation de notre champ mental, selon les règles d’une autre économie, qui ramène vers lui toutes ses productions, en les détachant de leur attachement obsessionnel à des fins externes, et en les dotant ainsi de nouvelles motivations, de manière à le rendre moins sensible aux à-coups des impulsions et des influences étrangères. Disons tout simplement : que l’âme s’exerce à penser par elle-même et pour elle-même, d’après les principes qui définissent causalement sa propre nature, au lieu de se soumettre à des fins, par définition aliénantes. » (57).
Rappelle simplement la définition de l’amour et de la haine comme joie ou tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure : cf. déf. 6 et 7 des affects et 3, 13 scolie.
Prop. 3 : Un affect qui est une passion cesse d’être une passion dès que nous en formons une idée claire et distincte.
demonstratio par 2, prop 21 | 2, prop 21, sc | 3, prop 3
2e principe thérapeutique : la connaissance claire et distincte d’un affect passif (c’est-à-dire la connaissance adéquate de ses causes) le transforme tendanciellement en affect actif, supprime la passivité du sentiment (sans supprimer le sentiment lui-même). Connaître une passion – c’est-à-dire comprendre les causes et les lois causales qui l’expliquent, autrement dit les théorèmes de la partie III de l’Ethique -, c’est ipso facto la vivre et la ressentir autrement, ne plus la subir comme passion, se la réapproprier.
Non pas seulement en tant que cette connaissance est vraie – puisque « rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est ôté par la présence du vrai, en tant que vrai. », cf. IV, 1) – mais dans la mesure où transformant le régime mental au niveau de l’idée de l’idée, elle le transforme identiquement au niveau de l’idée/affect lui-même. Autrement dit, la correspondance établie par le parallélisme général entre l’ordre des idées et l’ordre des choses s’opère également au sein du parallélisme « intra-cogitatif » (idée/idée de l’idée, formule de Guéroult) : une idée confuse et inadéquate s’accompagne nécessairement d’une idée de cette idée marquée par la même confusion et la même inadéquation ; mais réciproquement, l’idée adéquate d’une idée quelconque – ici la compréhension d’un affect passif – transforme corrélativement son objet en idée adéquate – ici, en affect actif.
Matheron : « là est bien la clef de ce début du livre V : Spinoza dans les propositions suivantes conclura des idées d’idées aux idées, puis de celles-ci aux images corporelles correspondantes ; la conscience claire de nos sentiments, déclarera-t-il, s’accompagne (proposition 3) d’une transformation de ces sentiments eux-mêmes, et cette transformation, à son tour, s’accompagne (proposition 10) d’une réorganisation des affections de notre corps. Faute de procéder ainsi, l’on ne comprendrait pas comment la connaissance intellectuelle que nous prenons de notre esprit peut s’insérer dans la mécanique affective et en orienter le déroulement. » (Ind. et comm., 545-546).
Macherey souligne le lien avec la proposition précédente : « connaître ses propres affects, c’est détacher ceux-ci de leur relation contingente à un objet extérieur, et les ramener à l’âme elle-même dont ils sont, en tant qu’idées pouvant être appréhendées comme telles, des productions nécessaires ; et donc c’est comprendre que leur cause, purement mentale, se trouve dans l’âme et non pas en dehors d’elle. En clair, cela signifie que l’âme se réapproprie ses affects en considérant ceux-ci d’un nouveau point de vue, qui est proprement celui de l’idée de l’idée, telle qu’elle est donnée en Dieu, ainsi que cela avait été expliqué dans les propositions 20 et 21 du de Mente. Alors ces affects sont eux-mêmes éprouvés d’une tout autre façon » (58).
Le scolie de la prop. 18 du De Libertate montrera, sur la base de cette proposition, comment il est possible de détruire tout à fait la tristesse : à la différence de ce qui se produit pour la joie (qui peut faire l’objet d’une conversion en joie active), connaître adéquatement une tristesse c’est la détruire en tant que tristesse, dans la mesure où les affects actifs ne se rapportent qu’à la joie et au désir (il n’y a pas de tristesse active).
Un sentiment passif est par définition l’idée confuse d’une affection du corps.
Or, par le parallélisme « intra-cogitatif », il n’y a qu’une différence de raison entre une idée et l’idée de cette idée (2, 21, scolie) : autrement dit, ces deux idées sont une seule et même chose, étant donc exclu que l’une soit adéquate et l’autre inadéquate.
Par conséquent, former une idée claire d’un affect passif, cela revient automatiquement à lever la confusion de l’idée en quoi consiste cet affect : l’affect s’identifie alors à son concept et perd son caractère de représentation inadéquate.
Matheron : « Un sentiment passif, par définition, est l’idée confuse d’une affection de notre corps ; mais, lorsque l’idée d’une idée confuse est adéquate, cette idée confuse, elle aussi, devient nécessairement adéquate : en connaissant clairement nos sentiments, nous connaissons clairement les modifications corporelles correspondantes, et nos passions se font actions. » (Ind. et comm., 549).
Traduit la proposition en termes de proportion : plus un affect est connu, moins l’âme en pâtit.
Prop. 4 : Il n’est pas d’affection du corps dont nous ne puissions former un certain concept clair et distinct.
demonstratio par 2, prop 38 | 2, prop 12 | 2, prop 13, lem, 2
corollarium par 5, prop 4
scholium par 1, prop 36 | 2, prop 40 | 5, prop 2 | 4, prop 61 | 3, prop 31, cor | 4, prop 37, sc 1 | 4, prop 37, alit | 4, prop 59 | 3, prop 3
La perception que nous avons de notre corps, bien que le plus souvent aveugle et confuse, n’est pas condamnée à l’inadéquation de l’imagination. Tout événement du corps peut en droit faire l’objet d’une connaissance plus claire et plus distincte, appuyée sur les notions communes de la connaissance du 2e genre.
Cette proposition garantit une portée en droit absolue à la proposition principale : il n’y a pas d’affection du corps qui ne puisse être connue adéquatement, ce qui garantit par conséquent que tout affect passif peut faire l’objet d’une idée claire et distincte (comme le soulignera le corollaire), et ainsi devenir tendanciellement actif (comme l’a montré la proposition précédente).
Mieux se connaître comme âme, c’est aussi mieux se connaître comme corps, et réciproquement : les 3 plans – affections du corps, idées de ces affections (affects), idées de ces idées – vont ensemble.
La démonstration de la prop. 14 du De Libertate s’appuiera sur cette proposition pour montrer que toutes les affections du corps peuvent être rapportées par l’âme à l’idée de Dieu.
Notre corps peut faire l’objet en nous de « notions communes » (= connaissance du 2e genre) : car tous les corps ont quelque chose en commun, qui comme tel ne peut être conçu qu’adéquatement, et que tout ce qui arrive à un corps est nécessairement perçu par l’âme qui en est l’idée (2, 12).
Cette conception claire des affections du corps implique la connaissance claire des affects, puisque ceux-ci ne sont rien d’autre que les idées des affections du corps.
Scolie commun aux propositions 1 à 4.
Récapitule et coordonne les enseignements des propositions précédentes.
Insiste sur le fait que ce sont les mêmes affects et désirs qui fonctionnent soit de manière passive, soit de manière active : la passivité n’étant jamais que de l’activité aliénée, de même que les idées inadéquates ne sont jamais que des idées « mutilées ». Par ex., l’imitation affective est une tendance naturelle et nécessaire qui peut entraîner les hommes soit vers l’ambition, l’orgueil, la rivalité et la guerre, soit vers la piété et la concorde.
C’est pourquoi la conquête d’un certain empire sur nos passions ne saurait consister pour Spinoza en un combat mené de l’extérieur contre l’affectivité comme telle, mais bien plutôt dans sa réorientation interne, dans sa libération désaliénante.
Or, le meilleur moyen de cette réorientation est la connaissance, en tant que celle-ci consiste en une augmentation de la puissance propre de l’âme, propre à enclencher la dynamique de sa libération progressive.
Le scolie de la proposition 10 reviendra sur cette réorientation de la vie affective.
Matheron : « Telle est la méthode à suivre pour atteindre l’objectif que la proposition 2 nous assignait : au départ, nous voulions connaître nos sentiments pour découvrir comment les vaincre, à la manière du médecin qui étudie un déterminisme physiologique pour ensuite agir sur lui ; et nous nous apercevons à présent que la connaissance, directement et par elle-même, est le meilleur de tous les remèdes. Ainsi devenons-nous spinozistes. » (Ind. et comm., 551-552)
Prop. 5 : L’affect envers une chose que nous imaginons, simplement, et non comme nécessaire, ni comme possible, ni comme contingente, est, toutes choses égales d’ailleurs, le plus grand de tous.
demonstratio par 3, prop 49 | 4, prop 11 | 2, prop 35, sc
La prop. 5 et la prop. 6 portent toutes deux sur des considérations modales, et déterminent en quelque sorte deux pôles extrêmes : considérer les choses « simplement », c’est-à-dire comme libre, s’accompagne de la plus grande passivité et soumission aux affects (prop. 5) ; au contraire, comprendre toutes les choses comme nécessaires implique la plus grande activité de l’âme et son plus grand empire sur les affects (prop. 6). Le processus de libération se déploiera entre ces deux pôles.
Imaginer une chose « simplement » (simpliciter) : l’imaginer tout à fait isolée, en dehors de toute considération modale (ni comme nécessaire, ni comme possible, ni comme contingente), comme si elle flottait in abstracto en dehors de toute relation causale avec d’autres choses, c’est-à-dire comme imaginairement « libre » (ainsi que le précisera la démonstration).
Un affect associé à une chose imaginée de cette façon est, toutes choses égales par ailleurs, plus grand et donc plus fort qu’un affect associée à une chose modalement représentée.
Macherey : « C’est-à-dire que ces choses sur lesquelles nous fixons occasionnellement nos affects, sans du tout connaître les causes de cette fixation, attisent notre désir avec une intensité maximale, en raison précisément de l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons des mécanismes qui ont déclenché ce désir, mécanismes qui ne s’expliquent certainement pas à partir de la seule nature de ces choses. Au contraire, lorsqu’il s’agit de choses que nous considérons comme nécessaires, parce que nous les connaissons par leurs causes, nous sommes naturellement empêchés d’en faire des absolus, ce qui signifie concrètement que nous y tenons moins, dans la mesure où nous en relativisons la réalité. » (69).
Affect envers une chose imaginée comme libre > affect envers une chose imaginée comme nécessaire > affect envers une chose imaginée comme possible > affect envers une chose imaginée comme possible contingente.
Or, imaginer une chose comme libre, c’est l’imaginer « simplement », à l’état isolé.
Prop. 6 : L’esprit, en tant qu’il comprend toutes les choses comme nécessaires, a en cela plus de puissance sur les affects, autrement dit, en pâtit moins.
demonstratio par 1, prop 29 | 1, prop 28 | 5, prop 5 | 3, prop 48
Au contraire de ce qui est énoncé par la prop. précédente, comprendre les choses comme nécessaires, ce qui est le propre de la raison, c’est accroître notre puissance sur les affects.
Repose directement sur la proposition 5 : les affects associés à des choses conçues comme nécessaires sont moins forts que ceux associés à des choses imaginées comme contingentes, possibles ou libres.
En effet, comprendre les choses comme nécessaires, c’est, au lieu de les considérer comme isolées, les replacer à l’intérieur du réseau causal auquel elles appartiennent (le « nœud infini des causes »), c’est donc les relativiser et par là en être moins affecté. Ainsi, comme l’avait démontré la prop. 48 : « Amour et Haine sont diminués dans la mesure où nous imaginons que Pierre n’est pas la cause à lui seul de la Tristesse ou de la Joie qu’enveloppent ces affects. »
Ce scolie souligne que cette connaissance de la nécessité ne s’oppose pas purement et simplement à l’imagination des choses singulières mais doit « s’appliquer » de plus en plus à elle : c’est sur la connaissance du 1e genre, en tant qu’elle peut être plus ou moins « vivace » et « distincte », et plus étendue, que s’appuie et agit la connaissance rationnelle (2e et 3e genres). C’est là la condition pour gagner en puissance sur les affects.
Et ceci est confirmé aussi par l’expérience : une perte représentée comme inévitable nous attriste moins ; la condition « inconsciente » de l’enfant ne nous attriste pas dans la mesure où nous la considérons comme naturelle et normale, etc.
Macherey : « le scolie qui accompagne cette proposition introduit, en alternative à la précédente, la perspective d’une sorte d’ars imaginandi débouchant sur une autre manière d’imaginer, en progrès par rapport à la précédente du point de vue même de l’intellect (…) Il s’agit non pas d’imaginer moins, mais au contraire d’insuffler à cette activité une plus grande énergie, c’est-à-dire d’y appliquer davantage notre puissance mentale, en la pratiquant de manière moins distraite et inattentive, c’est-à-dire moins mécanique. (…) Cela signifie qu’il est parfaitement possible d’imaginer intelligemment, et non plus simplement ou bêtement, et ainsi de récupérer une plus grande maîtrise sur nos affects qui cessent de nous échapper du fait que, sur le plan même de l’imagination, ils ne sont plus rapportés à des choses considérées comme libres. » (70-71).
Prop. 7 : Les affects qui naissent de la raison, ou sont excités par elle, sont, si l’on tient compte du temps, plus puissants que ceux qui se rapportent aux choses singulières que nous contemplons comme absentes.
demonstratio par 2, prop 17 | 4, prop 6 | 4, prop 9 | 2, prop 40, sc 2 | 2, prop 38 | 5, ax 1
Après les considération modale, les considérations temporelles.
Les affects qui naissent de la raison sont les affects actifs évoqués par les prop. 58 et 59 du De Affectibus.
De tels affects sont plus puissants « si l’on tient compte du temps » que les affects associés à des choses considérées comme absentes : c’est-à-dire plus stables et plus résistants, ce qui leur permet de s’opposer victorieusement aux affects passifs portant sur des choses absentes, et d’occuper peu à peu l’âme de plus en plus. Cet enjeu temporel sera repris dans le scolie de la proposition 20, en référence à cette proposition : la puissance de l’âme sur les affects consiste notamment dans « le temps, grâce auquel les affects se rapportant à des objets que nous comprenons surmontent ceux qui se rapportent à des choses que nous concevons d’une manière confuse ou mutilée. »
Les affects qui se réfèrent aux choses absentes (c’est-à-dire aussi contingentes/possibles) sont des affects faibles et instables par nature, du fait de la précarité de leur cause (l’idée d’absence n’étant rien en soi de positif, mais seulement l’idée d’une cause excluant la présence actuelle de quelque chose). Le prestige du présent, qui joue généralement dans le sens de la passion, peut aussi jouer dans le sens de la raison. Car, au contraire des choses absentes, les choses singulières auxquels se rapportent les affects actifs ou rationnels sont conçues sous l’angle de leurs propriétés communes, propriétés considérées en un sens comme toujours présentes et agissantes (puisque communes et nécessaires), ce qui confère à ces affects une plus grande force « du point de vue du temps », une plus grande constance.
Cette force supérieure permet à ces affects de se stabiliser et de se renforcer, en contraignant peu à peu et de plus en plus les autres affects à s’adapter à eux (selon la loi énoncée par l’axiome 1).
Macherey : « Nous voyons ainsi comment un affect rationnel peut devenir un facteur d’équilibre interne de l’âme, dont les mouvements sont régulés, et du même coup modérés, du fait qu’ils cessent d’être tirés entre la représentation accablante de choses dont la fatalité s’imposerait à elle de manière absolue, parce qu’elle semble ne répondre à aucune cause assignable, et celle de choses qui l’ennuient par leur caractère accidentel, lié au fait qu’elles relèvent de causes extérieures qui peuvent faire, selon les circonstances, qu’elles soient ou ne soient pas : or il est clair que ce sont les mêmes choses et les mêmes événements que nous considérons spontanément comme “libres“, c’est-à-dire que nous traitons comme des absolus, et qui, à l’opposé, si nous y réfléchissons un peu attentivement, sont susceptibles d’être relativisés, de manière telle qu’ils nous touchent le moins, la condition de cette conversion se trouvant dans la connaissance rationnelle et dans les affects spécifiques que celle-ci développe. (…) Et ainsi la leçon de cette proposition rejoint celle des précédentes : le premier remède aux affects consiste, non pas à imaginer moins, mais à imaginer mieux, en mettant en place des mécanismes de régulation interne qui stabilisent le fonctionnement de l’imagination et en réduisent progressivement les effets les plus nocifs. » (73-74).
Prop. 8 : Plus il y a de causes qui concourent ensemble à exciter un affect, plus il est grand.
demonstratio par 3, prop 7 | 4, prop 5
Les prop. 8 et 9 considèrent la question du nombre et de l’envergure des causes à l’origine de tel ou tel affect : la multiplication de leurs causes est à la fois ce qui accroît la force des affects et ce qui va permettre d’en pâtir moins.
La prop. 8 démontre que plus il y a de causes simultanées à l’origine d’un affect, plus celui-ci est grand ou fort.
La force d’un affect passif – son conatus – ne se définit pas par notre propre force (celle de notre conatus propre) mais par la force des causes extérieures comparée à la nôtre : si ces causes sont nombreuses et produisent ensemble un affect, leur puissance causale sera plus grande, et cet affect sera donc d’autant plus impérieux en nous.
Propose une autre démonstration, plus directe : un affect est un effet, dont la puissance, comme celle de tout effet, se définit par la puissance de sa cause, comme l’a posé l’axiome 2 de cette partie.
Prop. 9 : Un affect qui se rapporte à plusieurs causes, et différentes, que l’esprit contemple en même temps que l’affect lui-même, est moins nuisible, et nous en pâtissons moins, et nous sommes à l’égard de chaque cause moins affectés, qu’un autre affect également grand se rapportant à une seule cause, ou à un moins grand nombre de causes.
demonstratio par 4, prop 26 | 4, prop 27 | 3, prop 7 | 2, prop 11 | 3, prop 48
Le fait de considérer les multiples causes d’un de nos affects et de les distinguer les unes des autres a pour effet d’atténuer le caractère mauvais de cet affect et plus généralement la passivité affective. Et c’est le contraire qui se produit si nous considérons un moins grand nombre de ses causes voire une seule.
Rapporter un affect à un plus grand nombre de causes, c’est commencer à relativiser chacune d’entre elles, à replacer l’affect dans sa nécessité causale, à le connaître rationnellement.
Macherey : « Là est le meilleur remède aux affects : il consiste à développer notre vie affective dans le sens d’un élargissement, d’un enrichissement progressif de ses préoccupations, de ses investissements objectaux et généralement de ses intérêts fondamentaux. Au lieu de nous attacher à une seule chose ou à un seul type de choses, ou de personnes, essayons d’aimer plus de choses à la fois, de replacer les objets sur lesquels nous fixons nos affects dans une perspective plus vaste où ces objets sont eux-mêmes en rapport non avec des causes occasionnelles, mais avec des causes générales, exprimant le concours de plusieurs causes, ce qui nous rend du même coup moins sensibles aux à-coups provoqués par des événements singuliers, dépendants des rencontres occasionnelles de notre corps avec les corps extérieurs. » (76)
Matheron : « Il n’en est pas toujours ainsi, bien entendu : dans l’état de nature, dans les sociétés déséquilibrées ou pauvres, en Théocratie, nos passions nous attachent en général à un très petit nombre de choses, voire à une seule à la fois. Mais dans l’Etat libéral et dans les sociétés qui lui ressemblent, les passions les plus violentes sont précisément celles qui nous donnent le plus à réfléchir : l’avaritia telle qu’elle se manifeste en économie marchande, l’ambition politique telle qu’elle se manifeste en régime d’assemblée, même si elles nous inspirent parfois de mauvais désirs, n’en créent pas moins les conditions de leur propre défaite en permettant à la Raison de se développer ; ce qui fait leur force (le grand nombre de choses auxquelles elles se rapportent) les rend en même temps bénéfiques. Puis, à nouveau, la Raison elle-même prend le relais : plus elle progresse, plus elle nous fait connaître les multiples causes de nos affections, plus elle élargit notre champ de conscience, et plus elle est capable de progresser. » (Ind. et comm., 557).
Démontre successivement les 3 points de la proposition.
De manière générale, un affect est mauvais dans la mesure où il bride la capacité de penser de l’âme, où il la restreint à un plus petit nombre d’objets et donc d’idées : considérer davantage de causes, c’est donc penser davantage, et c’est meilleur que de penser à moins de choses à la fois.
C’est aussi moins passif, plus actif : quand l’âme pense davantage de choses, elle actualise davantage son essence, elle est plus puissante.
Enfin, si les causes d’un affect sont représentées comme plus nombreuses, l’importance de chacune d’elle s’en trouve relativisée et sa force amoindrie dans notre esprit.
Macherey : « En ouvrant le champ de l’imagination, en l’orientant vers la considération de choses d’intérêt général, au lieu de le laisser à l’état rétréci où il se trouve spontanément, nous en réorienterons les productions dans le sens d’une véritable activité de pensée, qui est la forme d’expression par excellence de notre puissance mentale, et la condition première d’un libre exercice de celle-ci. » (77).
Prop. 10 : Aussi longtemps que nous ne sommes pas en proie à des affects qui sont contraires à notre nature, aussi longtemps nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps suivant un ordre pour l’intellect.
demonstratio par 4, prop 30 | 4, prop 27 | 4, prop 26 | 2, prop 40, sc 2 | 2, prop 47, sc | 5, prop 1
scholium par 5, prop 7 | 4, prop 46 | 4, prop 46, sc | 2, prop 18 | 4, prop 52 | 5, prop 6 | 5, prop 8 | 4, prop 63, cor | 3, prop 59
Revient de l’âme au corps dont elle est l’idée, selon le principe posé dès le début de cette séquence dans la proposition 1 : « Selon que les pensées, et les idées des choses, s’ordonnent et s’enchaînent dans l’esprit, de même très exactement les affections du corps, autrement dit les images des choses, s’ordonnent et s’enchaînent dans le corps. »
Assure donc la liaison idée d’idée (connaissance d’un affect) / idée (affect) / affection (du corps) : c’est d’un seul mouvement que sont rationalisées la vie de l’âme et la vie du corps, ainsi entrainées ensemble vers un surcroit d’activité.
« ordonner et enchaîner les affections du corps suivant un ordre pour l’intellect » – qu’est-ce qu’un corps rationnel ? : des gestes plus réguliers, plus sûrs, plus efficaces, plus « heureux », moins affolés et maladroits, une plus grande disposition de ses potentialités physiques propres, celle d’un corps bien équilibré, mieux assuré de lui-même dans son rapport aux autres corps et « apte à un plus grand nombre de choses » (V, 39). Bref, en d’autres termes, un corps qui se réapproprie son propre fonctionnement, c’est-à-dire plus précisément ce qui, dans l’enchainement de ses affections (ou « images de choses »), relève de sa propre nature (et de sa nature commune de corps) plutôt que des causes extérieures : cf. notamment sur ce point Matheron, Etudes…, p. 694-695.
Matheron : « A partir de là, notre puissance d’agir peut augmenter indéfiniment : en enchaînant logiquement ses images dans un certain ordre, notre corps se donne à lui-même un modèle de plus en plus précis de sa propre structure interne ; en les enchaînant dans un autre ordre, il se donne à lui-même un modèle de plus en plus précis de la structure des corps extérieurs et (ce qui revient au même) de la manière de les produire ; plus il avance dans cette double voie, plus il devient capable de réagir aux vraies propriétés des choses en fonction de ses vrais besoins, de maîtriser les circonstances au lieu de s’adapter à elles selon le hasard des rencontres, de faire prévaloir en lui et hors de lui ses propres lois. » (Individu…, p. 559).
Ainsi, ce qu’a montré tout ce passage (prop. 1 à 10), c’est le processus de rationalisation progressive de l’existence, tel que celui-ci se développe nécessairement et automatiquement sur le double plan psycho-physique.
Commence par rappeler que les affects « contraires à notre nature » sont ceux qui sont « mauvais », donc ceux qui empêchent la puissance de l’âme – qui est de comprendre – de s’exercer et de se déployer, c’est-à-dire d’enchainer des idées adéquates les uns à partir des autres selon l’ordre de l’intellect (déduction).
En vertu du « parallélisme » rappelé dans la proposition 1, la manière dont l’âme enchaîne ses idées a sa correspondance stricte dans la manière dont le corps enchaine ses affections (ce qui lui arrive) : simultanément pour l’âme et pour le corps dont elle est l’idée, soit ce déroulement est chaotique (soumis au hasard des rencontres extérieures et à l’inadéquation de l’imagination), soit il s’ordonne peu à peu selon un ordre rationnel.
Scolie qui conclut l’ensemble des propositions 1 à 10.
Réciproque et effet en retour de la proposition : la rationalisation progressive de la vie corporelle a pour corrélat une moindre exposition aux affects mauvais, donc contraires à la nature de notre âme. Dynamique de la raison, cercle vertueux, du fait de la plus grande force et constance des affects rationnels, qui tend ainsi à stabiliser de mieux en mieux l’existence psycho-physique dans sa globalité.
A ce stade (sur le chemin de la connaissance parfaite de nos affects), la « règle de vie » à mettre en œuvre, et qu’il devient de plus en plus naturel de mettre en œuvre (à la fois condition et résultat de tout ce qui précède) repose essentiellement sur la mémoire et la répétition, donc sur l’évolution temporelle et la progression qu’elle permet : il s’agit de s’habituer à joindre peu à peu et de plus en plus souvent nos affections et nos affects à certaines « images » et pensées plutôt qu’à d’autres, afin d’avoir les principes de vie rationnelle « sous la main », permettant de réduire peu à peu la part des affections/affects mauvais au profit d’autres affects/affections. Cette progression s’opérant de l’intérieur même de l’imagination : c’est un ars imaginandi, un exercice au sein duquel il s’agit de transformer l’imagination de l’intérieur d’elle-même, en s’appuyant sur son propre fonctionnement (bref, mieux imaginer).
Principe d’ordonnancement des pensées et images : « toujours prêter attention à ce qu’il y a de bon en chaque chose », plutôt qu’à ce qu’il y a de mauvais ou de vicieux : il faut s’efforcer de et s’exercer à « connaître les vertus et leurs causes » et à jouir de cette considération. En effet, il n’y a pas de connaissance vraie ou adéquate du « mal » en tant que tel, et la considération de celui-ci ne peut donner lieu qu’à des idées inconstantes et synonymes d’impuissance de l’âme. La stabilisation rationnelle progressive du régime de notre existence nous conduit donc de mieux en mieux à comprendre et à vivre tous nos affects (ou presque) dans ce qu’ils ont de bon/utile. C’est ainsi toute notre expérience qui s’en trouve peu à peu transfigurée dans le sens d’une libération, à mesure que les idées adéquates, les affects actifs de l’âme et les affections actives du corps qui leur correspondent, prennent une place croissante et dominante en nous.
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