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Lecture des propositions XXI à XXIII du De Libertate

Le scolie de la prop. 20 a annoncé le passage à une nouvelle phase du processus libératoire : au delà de l’horizon du corps et de la « vie présente », sur le plan de l’éternité, en rapport avec la connaissance du 3e genre et aboutissant à la production de « l’amour intellectuel de Dieu ».

Les propositions 21 à 23 vont d’abord dégager les conditions et la signification d’une « vie éternelle » de l’âme, d’une éternité en-soi (et non encore pour-soi) de l’âme (au sens de la déf. 8 du De Deo ≠ « immortalité » au sens courant/théologique), elle-même liée à la considération d’une forme d’éternité du corps.

***

Prop. 21 : L’esprit ne peut rien imaginer, ni rien se rappeler des choses passées, que durant la durée du corps.

demonstratio par 2, prop 8, cor   |  2, prop 26  |  2, prop 17, sc   |  2, prop 18, sc

Ni perception/imagination, ni souvenir/mémoire dans l’âme, si ce n’est pendant la durée de l’existence « actuelle » du corps dont elle est l’idée : en ce sens et sur ce plan, l’âme n’est pas « immortelle », elle dure aussi longtemps que le corps, ni plus ni moins, et ses productions ordinaires (perceptions et souvenirs : idées relevant du 1er genre de connaissance) cessent dès que son corps cesse lui-même d’exister comme tel dans l’espace et le temps.

De même, la prop. 34 énoncera que « ce n’est que pendant la durée du Corps que l’Esprit est soumis aux affects qui sont des passions », en s’appuyant sur cette proposition-ci et sur la définition générale des affects (passifs) comme imaginations.

Maxime Rovere : « La proposition affirme donc qu’imaginer ou se souvenir supposent d’envelopper le concept d’une existence sous la durée. Par là, Spinoza définit ce qu’on appelle le temps de la vie. La vie ne se conçoit nulle part ailleurs que là, dans le rapport au corps. » (Exister…, 331-332).

Démonstration`

Repose essentiellement sur les propositions du De Mente, concernant l’imagination.

Une âme ne peut se représenter quoi que ce soit (son corps ou d’autres corps) comme « actuel » ou existant dans la durée que pendant la durée du corps dont elle est l’idée.

La prop. 8 du De Mente, son corollaire et son scolie ont distingué deux manières pour une chose singulière d’exister : au sens courant, en tant qu’elle a une existence « actuelle », dans la durée, et d’autre part en tant seulement qu’elle (son essence) est comprise dans les attributs de Dieu (de toute éternité). Parallèlement, les idées de ces choses existent elles-mêmes soit seulement en tant que comprises dans les attributs de Dieu, soit aussi en tant qu’elles existent dans la durée. L’idée d’une chose existante/actuelle est elle-même une chose existante/actuelle (donc représentée par une âme/corps eux-mêmes actuellement existants). Cf. commentaire de ces énoncés.

A la différence des idées de l’entendement (qui tendent à saisir les choses du point de vue de l’éternité, non de la durée), les idées perceptives/mémorielles appartiennent nécessairement à la 2e catégorie : ce sont des idées « actuellement » existantes (existant dans la durée) de choses « actuellement » existantes ; donc les idées des affections d’un corps existant en acte, c’est-à-dire en tant que celui-ci est affecté par d’autres corps existant en acte, dans la durée.

En effet, il n’y a pas d’autre moyen pour une âme humaine de concevoir un corps comme existant en acte que d’en faire l’expérience à travers les affections de son propre corps existant : cf. 2, 26.

Or, se représenter une chose comme existant en acte dans la durée, c’est-à-dire comme « présente » ici et maintenant, c’est précisément l’imaginer (cf. déf. de l’imagination en 2, 17, scolie), et s’en souvenir c’est se la représenter comme ayant existé en acte, sur la base des « images » laissées dans notre corps : cf. déf. de la mémoire en 2, 18, scolie.

Donc, une âme humaine ne peut produire des imaginations/souvenirs, ne peut se représenter des choses comme « présentes », au sens d’existant dans la durée, que durant l’existence actuelle ou « présente » de son corps.

Prop. 22 : En Dieu pourtant il y a nécessairement une idée qui exprime sous l’aspect de l’éternité l’essence de tel ou tel corps humain.

demonstratio par 1, prop 25  |  1, ax 4  |  1, prop 16  |  2, prop 3

Mais (tamen), tout corps (humain ou non) a aussi une essence singulière qui « existe » éternellement (en tant que comprise dans l’attribut Etendue), indépendamment de son existence temporelle, c’est-à-dire de son actualisation hic et nunc à l’intérieur de l’ordre temporel et spatial du facies totius universi. Tout corps singulier est d’une part une essence, c’est-à-dire un corps « logiquement possible » (Matheron, Etudes…, 699), et d’autre part un corps existant en acte dans la durée, c’est-à-dire effectivement produit par Dieu à une place déterminée à l’intérieur du réseau causal des choses existant dans l’espace et le temps : son essence, c’est « un certain rapport de mouvement et de repos caractérisé par certaines lois qui ne peuvent consister en rien d’autre qu’en des combinaisons particulières de lois universelles de la nature » (Matheron, ibid., 699), conformément à la définition qui suit la proposition 13 du De Mente.

Or à cette essence (éternelle) doit nécessairement correspondre en Dieu une idée elle-même éternelle : « Dieu conçoit donc l’essence éternelle de notre corps comme une vérité éternelle et, par la seule considération de cette essence, comprend éternellement quels sont les enchainements logiquement ordonnés d’affections que notre corps est capable par nature de se donner et qu’il se donnera si les causes extérieures ne l’en empêchent pas. » (Matheron, ibid., 699-700).

Démonstration

Dieu étant cause efficiente non seulement de l’existence (actuelle) des choses mais aussi de leur essence (éternelle), ces essences ne peuvent être conçues ou connues qu’à partir de l’essence même de Dieu, comme étant leurs conséquences/effets nécessaires. Autrement dit, l’essence singulière de tout corps est comprise dans l’essence de Dieu (ou de l’attribut Etendue).

Or, Dieu ayant nécessairement l’idée de son essence et de tout ce qui en découle (donc de toutes les essences de choses singulières), il a nécessairement en lui (comme partie de son « entendement infini » ou « idée de Dieu ») l’idée de l’essence de tout corps singulier.

Prop. 23 : L’esprit humain ne peut pas être absolument détruit en même que le corps ; mais il en reste quelque chose, qui est éternel.

demonstratio par 5, prop 22  |  2, prop 13  |  2, prop 8, cor

Tire la conséquence des prop. 21 et 22 : si l’existence actuelle d’une âme, et les idées qui en dépendent (celles du 1e genre de connaissance, imagination et souvenir), s’achèvent nécessairement avec la fin de l’existence actuelle du corps dont elle est l’idée (bref, ce qu’on appelle couramment la mort), la prop. 22 implique que « quelque chose (…) qui est éternel » en « subsiste ». Cette « partie » éternelle de l’âme correspondant précisément à l’idée éternelle de l’essence de son corps, telle que la prop. 22 vient de démontrer qu’elle existait nécessairement en Dieu.

Matheron : « la proposition 23 nous montre alors que cette idée éternelle par laquelle Dieu conçoit l’essence de notre corps n’est pas autre chose que notre esprit. » (Etudes, 700).

Autrement dit, « en tant qu’elle est l’idée d’une essence, l’âme elle-même est une essence, et cette essence, qui doit aussi être conçue en Dieu, est nécessairement éternelle. » (Macherey, 126). Notre âme a/est donc, en soi, quelque chose d’éternel.

Ainsi, même si les idées inadéquates que nous avons en tant que nous existons corps et âme dans la durée disparaissent quand nous mourons, « quelque chose en nous ne meurt pas : l’idée que nous sommes éternellement, et par laquelle Dieu conçoit l’essence éternelle de notre corps. » (Matheron, 689).

Macherey souligne l’ambiguïté de certaines formules de Spinoza, qui pourraient laisser penser que cette vie éternelle de l’âme serait ce qui survit , c’est-à-dire ce qui succède à sa vie temporelle, une fois détachée pour ainsi dire de l’existence actuelle de son corps (127 et sqq.). Ce qui invalide une telle interprétation, c’est d’une part le fait que quelque chose du corps aussi ne peut être détruit et donc existe éternellement (son essence), et d’autre part le fait que le concept d’éternité est défini comme étranger à toute idée de durée, donc de succession temporelle. Ni le corps, ni l’âme ne « passent » à l’éternité : ils sont en soi éternels, même quand ils existent dans la durée. Et le verbe remanet (« subsiste », « reste ») doit donc être pris dans un sens logique et non chronologique : abstraction faite de son existence temporelle, et non dans un autre temps (avant/après).

En particulier, l’expression « quelque chose d’elle » (ejus aliquid) invite à penser l’essence et l’existence en terme de parties, qui pourraient être isolées l’une de l’autre une fois le corps détruit : mais il faut comprendre ce « quelque chose » comme « quelque chose qui appartient à l’essence de l’âme » (comme le précise la démo), c’est-à-dire comme sa « fonction » essentielle (Macherey, 130). Et cette fonction c’est précisément celle d’un « mode particulier du penser » (comme le précisera d’emblée le scolie suivant), autrement dit l’activité de l’intellect, la production d’idées adéquates : « cette part de nous qui est définie par l’intelligence » (De Servitute, chapitre 32).

Moreau discute aussi avec précision le sens à donner à cette « éternité » de l’âme (L’expérience et l’éternité, 532 et sqq.) :

–       Spinoza n’emploie jamais le mot d’ « immortalité », mais toujours le terme d’éternité, comme dans la déf. 8 du De Deo, et au sens où l’éternité de Dieu a été démontrée.

–       Elle ne peut être conçue comme « immortalité » d’une « partie » de l’âme (un intellect immortel dans une âme par ailleurs mortelle) : l’éternité ne doit pas être pensée comme durée indéfinie, et l’éternité de l’âme est enracinée dans l’essence du corps (en ce sens, elle n’est pas qu’intellectuelle).

–       A ce stade du raisonnement, elle n’est encore que l’éternité « objective » des âmes (ou des idées de corps) en général (pas seulement humaines), de toute âme « en soi », ce qui ne signifie pas encore que cette éternité soit « pour l’âme » elle-même, qu’elle soit connue ou reconnue d’elle. Reste à déterminer comment elle peut le devenir dans l’âme de certains hommes au moins, comment elle peut représenter proportionnellement la plus grande part d’une âme singulière existante.

De même, Matheron précise : « Bien entendu, cela ne prouve pas encore que nous ayons une vie éternelle. Car les propositions 22 et 23 (qui valent d’ailleurs pour toutes les idées de tous les corps, y compris pour celles des animaux et des pierres) concernent uniquement l’idée que nous sommes, et non pas encore les idées que nous avons. Or, de même que nous serions totalement inconscients si nous n’avions aucune idée, de même si nous étions simplement une idée éternelle sans avoir aucune idée éternelle, notre éternité serait une éternité inconsciente – comme l’est tout aussi bien celle de l’ “âme“ de la pierre ou de l’animal. (…) Mais la suite va précisément montrer que nous avons des idées éternelles. » (Etudes…, p. 700).

Résumé des prop. 21 à 23, par Matheron, dans Individu et communauté :

« Nous savons (…) ce qui est éternel et ce qui ne l’est pas. En premier lieu, toutes les essences sont des vérités éternelles (Eth. I, déf. 8, explication) ; y compris, par conséquent, l’essence singulière de notre âme et l’essence singulière de notre corps. En second lieu, l’existence elle-même est éternelle en tant qu’elle est conçue comme suivant de la seule définition d’une chose éternelle (Eth. I, déf. 8). L’existence de Dieu est éternelle, car elle se déduit de la seule définition de Dieu. L’existence des modes infinis est éternelle, car elle se déduit, elle aussi, de la seule définition de Dieu. Quant aux modes finis, dans la mesure où ils se déduisent de Dieu comme de leur cause immanente, l’essence de Dieu enveloppe encore leur existence (Eth. V, 30, démo) car, dans cette mesure, l’Attribut qui leur correspond tend nécessairement à les produire et doit nécessairement les produire ; chacun d’entre eux, en tant qu’il est une conséquence nécessaire de la nature divine, a donc quelque chose d’éternellement actuel (Eth. V, 29, scolie) : sa prétention à exister, qui, puisque Dieu produit tout ce qu’il conçoit, se réalise de toute façon un jour ou l’autre. Cette puissance finie d’exister (Eth. I, 11, demo 3 et scolie) n’est efficace que lorsque l’action des autres modes finis déjà existants la favorise, mais, en elle-même, elle ne dépend pas du temps : il est éternellement vrai que notre âme et notre corps doivent exister, et qu’ils existent aussitôt que certaines conditions extérieures bien déterminées sont réunies.

Mais, en troisième lieu, ces conditions sont-elles toujours réunies ? En ce qui concerne le corps, c’est impossible. L’Univers matériel se donne tous les états concevables, mais successivement et non pas simultanément. Les modes de l’Etendue, qui, pour cette raison, ne peuvent s’actualiser tous à la fois, apparaissent et disparaissent selon les rapports de force qui s’instaurent entre eux à chaque instant. Et notre corps, lui aussi, nait et meurt comme tous les autres.

En ce qui concerne l’âme, par contre, la question est plus complexe. D’une part, en tant qu’elle perçoit son objet comme actuellement présent, c’est-à-dire en tant qu’elle le perçoit par l’intermédiaire des affections qui lui adviennent, elle est sujette, elle aussi, à la naissance et à la mort, Impossible d’imaginer, impossible de nous souvenir de quoi que ce soit, sinon pendant la durée de notre corps (Eth. V, 21). Pas d’immortalité, dans le temps, par conséquent.

Mais n’oublions pas, d’autre part, ce qui a été démontré au début du livre II, et que Spinoza, depuis lors, avait à dessein laissé dans l’ombre. Dieu, en tant qu’il se conçoit lui-même, conçoit nécessairement toutes les conséquences de sa nature (Eth. II, 3) ; il conçoit, autrement dit, toutes les essences de tous les modes finis, et, grâce à cette totalisation, l’ordre selon lequel elles passent tour à tour à l’existence: autant d’essences de choses singulières, autant d’idées qui les expriment objectivement dans l’Entendement infini. Or ces idées, elles, sont éternelles sans restriction : leur prétention à exister ne rencontre aucun obstacle, car rien n’empêche l’Entendement infini de penser simultanément les modes successifs de l’Etendue ; du seul fait qu’elles se déduisent de la nature de Dieu, elles existent, indépendamment de toute condition de temps. Les idées des corps non-existants ont donc un statut un peu différent de celui de leurs idéats : ceux-ci n’existent qu’en tant qu’ils sont compris dans l’Attribut Etendue (Eth. II, 8, cor), à titre de virtualités logiques, de combinaisons concevables de mouvement et de repos ; celles-là existent en tant qu’elles sont comprises, non seulement dans l’Attribut Pensée, mais dans l’Idée infinie de Dieu (ibid.), à titre de parties actuelles de ce mode infini immédiat. L’équivalent dans la Pensée, de l’essence éternelle d’un corps, ce n’est pas seulement l’essence éternelle de l’idée correspondante ; c’est l’idée éternelle de l’essence de ce même corps. Et cela vaut aussi, bien entendu, dans notre cas particulier : il y a, en Dieu, une idée qui exprime l’essence singulière de notre corps sous la catégorie de l’éternité.

Mais cette idée est-elle autre chose que notre âme ? Non, sans aucun doute. –L’âme est l’idée, en Dieu, du corps existant en acte. Or le corps existant en acte n’est pas autre chose que sa propre essence : il est cette essence elle-même (Eth. III, 7), modifiée par les corps extérieurs qui, tout en la déformant, la soutiennent dans l’existence. L’idée par laquelle Dieu pense éternellement le corps humain appartient donc à l’essence de l’esprit humain (Eth. V, 23, démo) : l’âme est cette idée même, modifiée par les idées toujours plus ou moins inadéquates des affections d’origine externe qui expriment l’insertion de son objet dans la durée. L’âme, par conséquent, n’est pas absolument détruite avec le corps : il en subsiste quelque chose qui est éternel (Eth. V, 23). Ce « quelque chose », qui est le cœur même de notre moi, nous en avions à peine conscience jusqu’à présent, car il était en quelque sorte recouvert par les idées des modifications passives qui nous rendaient méconnaissables à nous-mêmes ; submergé par l’imagination, il occupait dans notre esprit une place trop insignifiante pour que nous puissions le faire passer au premier plan. Mais, plus nous nous comprendrons adéquatement, plus il apparaîtra au grand jour ; et cela, grâce à la connaissance du troisième genre. (Individu…, 574-576)

Démonstration

Démo par l’absurde.

L’idée éternelle de l’essence éternelle de notre corps appartient nécessairement à l’essence de notre âme : notre âme a pour objet notre corps, en tant qu’essence et existence ; elle est l’idée d’une essence éternelle et, quand ils existent l’un et l’autre dans la durée, essence éternelle actualisée.

Il y a donc en quelque sorte deux manières de concevoir l’union de l’âme et du corps, telle que celle-ci est établie dans la proposition 13 du De Mente : sur le plan de l’existence (âme/corps dans la durée), comme c’était le cas jusqu’ici, sur le plan de l’essence (âme/corps hors de toute durée), comme c’est le cas ici.

Or, cette idée éternelle, quant à elle, ne peut être rapportée à l’âme en tant qu’elle existe dans la durée : donc, elle ne peut être rapportée à l’âme qu’en tant que celle-ci a « quelque chose » d’éternel, donc d’indépendant à l’égard de l’existence actuelle du corps, et qui subsiste à sa destruction.

Scolie

Identifie l’idée éternelle de l’essence éternelle d’un corps avec « un mode particulier du penser qui appartient à l’essence » de l’âme correspondante, ce mode relevant d’un « acte de l’entendement », autrement dit de la capacité à former des idées adéquates. Sachant que la prop. 21 a par avance exclu au contraire que l’activité inadéquate de l’âme puisse être détachée de l’existence actuelle du corps.

« Ce mode de penser, qui n’est pas l’âme elle-même, ne constitue pas non plus l’une de ses parties qui serait en elle-même son essence, mais “appartient à l’essence de l’âme“ : entendons qu’il contribue à l’affirmation de la tendance active qui est essentielle à l’âme parce qu’elle assure le plein développement de la puissance qui lui est propre : la puissance de penser, qui s’accomplit dans le fait de former des idées adéquates. Or c’est précisément dans l’accomplissement de cette tendance, et par cette pratique de l’activité de compréhension, que l’âme découvre qu’elle comporte quelque chose d’éternel, et même de nécessairement éternel. S’il y a quelque chose d’éternel dans l’âme humaine, c’est donc en ce sens qu’elle est habitée, possédée, par une certaine pratique de l’éternité, qui l’occupe au moins en partie. » (Macherey, 130-131).

Déjà le chapitre 32 de l’appendice du De Servitute avait évoqué « cette partie de nous-mêmes qui se définit par l’intelligence, c’est-à-dire la meilleure partie de nous-mêmes », et le scolie de la prop. 20 du De Libertate avait parlé de cet esprit qui « est le plus actif, qui est constitué dans sa plus grande partie d’idées adéquates ».

Ainsi, « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » : formule oxymorique et célèbre de l’Ethique. Comment en effet l’éternité pourrait-elle faire l’objet d’une expérience sensible ? Hypothèse a priori exclue, l’éternité étant en principe ce qui échappe et fait échapper aux conditions de l’expérience (nécessairement temporelle). Mais l’expérience dont il s’agit ici est l’expérience de la compréhension intellectuelle, telle qu’elle est représentée par l’image des « yeux de l’esprit », c’est-à-dire assurée par la pensée démonstrative qui permet précisément de concevoir les choses de manière nécessaire, du point de vue de l’éternité. Et si cette éternité est dite faire l’objet d’une expérience, c’est parce que « l’éternité à laquelle l’âme accède par cette expérience est une éternité présente, éprouvée, non sous la forme d’une réminiscence ou d’une espérance, au passé ou au futur, mais directement, à travers la saisie adéquate de son objet. » (Macherey, 132) : « il y a une sensation de l’intellection, qui est l ‘équivalent de la mémoire (…) il y a, au sens strict, des yeux de l’âme » (Moreau, 542) Ainsi, « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels dès lors que nous voyons avec les yeux de l’âme, qui nous fait comprendre adéquatement la nécessité des choses et de nous-mêmes, à l’aide d’idées qui sont données en Dieu même. » (Macherey, 134).

A propos de ce « sentiment d’éternité », Moreau souligne (ibid., 540 et sqq.) :

–       « éternels » : il ne s’agit pas d’immortalité, même si les hommes tendent à confondre les deux notions (cf. scolie de la prop. 34).

–       Il n’est pas identique au « fondement » de l’éternité qui vient d’être déduit par les prop. 21 à 23, et qui concernait en soi toute âme : « il semble donc s’agir ici de tous les hommes mais d’eux seuls » (« nous sentons… »).

–       Il ne se confond pas non plus avec la « proportion d’éternité », variable selon les hommes, et qui fera l’objet des propositions suivantes. Ici, « nous » = tous les hommes.

–       Il n’est pas connaissance adéquate de notre éternité et n’est pas lui-même l’objet d’une connaissance adéquate, ne s’identifie pas avec le savoir du sage des dernières propositions. Il est bien « sentiment », expérience sensible de l’éternité dans la durée, et sentiment mal compris. Le scolie de la prop. 34 précisera que « si l’on se réfère à l’opinion commune des hommes, on voit qu’ils sont en fait conscients de l’éternité de leur Esprit, mais qu’ils la confondent avec la durée et l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire, dont ils croient qu’elle subsiste après la mort. » (confusion éternité / immortalité).

–       C’est pourquoi selon Moreau ce « sentiment de l’éternité » est le propre de l’homme en tant qu’il est à la fois fini (vivant l’expérience comme contingente) et capable de comprendre la nécessité : Dieu ou un homme né libre n’auraient pas le « sentiment » de l’éternité, mais seulement sa connaissance (de même que pour eux il ne saurait y avoir à proprement parler de connaissance du mal). Et l’on peut penser que ni les pierres ni les animaux ne le ressentent (faute de pouvoir développer la connaissance adéquate des 2e et 3e genre).

–       « nous sommes éternels » (sentiment de mon éternité singulière) : même si le contenu et la méthode des démonstrations sont bien nécessairement les mêmes pour tous (à la diff. du contenu des expériences sensibles/corporelles, qui renvoie à la configuration singulière de chaque corps dans le temps), il faut admettre que « le sentiment qui l’accompagne est obscurément singulier », dans la mesure où « c’est sur le fond de telle finitude, de telle limitation, que j’éprouve la nécessité qui marque la démonstration » (548).

Et Moreau conclut : « Le sentiment de l’éternité s’éprouve. Il ne prouve rien. Seul l’ordre géométrique peut le faire. Mais l’expérience joue un autre rôle : si elle ne démontre, elle incite. Eprouvant que nous sommes éternels, c’est-à-dire que la nécessité que nous découvrons est un enjeu pour nous, elle nous fait aspirer à la vivre de l’intérieur. Elle nous engage ainsi à nous mettre en quête de cette éternité à la fois promise et donnée, c’est-à-dire à prendre le chemin qui nous conduira vers la connaissance et la béatitude.

Ainsi, nous voyons à al fin du livre V se rejoindre l’appréhension de l’éternité et le sentiment du moi, dans ce sentiment unique, irréductible, l’expérience de l’éternité. Ce sentiment a un rôle dans le système : il nous encourage à passer de la perspective absolue à la perspective différentielle. » (549).

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