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Lecture des propositions LIX à LXVI du De Servitute

Dans les propositions 38 à 58, les affects ont été systématiquement évalués dans ce qu’ils ont de bon et de mauvais, directement et indirectement, et de compatible avec la raison et la réalisation du modèle idéal de nature humaine posé par le projet éthique, à partir des critères fondamentaux énoncés par les prop. 38 à 40.

Comme annoncé à la fin du scolie de la prop. 58, il va s’agir maintenant de s’intéresser plus particulièrement aux désirs, c’est-à-dire aux conduites ou « actions » impulsés par les affects. Il y sera montré qu’aucun désir, aucun acte n’est mauvais en soi, mais qu’ils peuvent l’être en tant qu’ils prennent leur source dans des affects eux mêmes mauvais au sens défini précédemment. Ce qui signifie aussi qu’une rationalisation de la vie affective et des conduites qui s’y développent est concevable et possible, et les propositions 59 à 73 (et surtout 67-73) vont peu à peu préciser ce que serait idéalement le comportement d’un homme « libre », vivant entièrement sous la conduite de la raison. Les prop. 59 à 66 préparent cette transition idéale entre vie passionnelle et vie rationnelle, à partir de la prop. 59 qui en garantit la possibilité générale.

59 : principe général de substitution du régime de conduite (passion/raison).

60-62 : excès et aveuglement des désirs non rationnels, mesure/équanimité et clairvoyance des désirs rationnels.

63-66 : connaissance, affectivité et conduite eu égard au « bien » et au « mal »

***

Prop. 59 : A toutes les actions auxquelles nous détermine un affect qui est une passion, nous pouvons être déterminés sans lui par la raison.

demonstratio par 3, prop 3  |  3, def 2  |  4, prop 41  |  4, prop 43  |  3, prop 3, sc

aliter par 4, prop 45, cor 1  |  4, pref  |  4, prop 19

Principe de substitution essentiel à la mise en œuvre du projet éthique : toutes les conduites inspirées par les affects passifs peuvent l’être aussi bien (et même sans doute mieux) par la raison et les affects actifs qui l’accompagnent. Autrement dit les conduites humaines peuvent être progressivement rationalisées, et il n’est pas d’action humaine qui ne puisse l’être.

Le scolie de la proposition 4 du De Libertate traduira ainsi la proposition : toute action humaine peut prendre sa source « aussi bien dans les idées adéquates que dans les idées inadéquates ».

Cela revient à dire qu’aucune action n’est bonne ni mauvaise en soi, mais seulement relativement aux affects auxquels elle se trouve attachée et qui la motivent, comme l’énoncera explicitement la seconde démonstration de cette proposition, en renvoyant sur ce point à la Préface du De Servitute : « aucune action, considérée en soi seule, n’est bonne ou mauvaise ».

Macherey : « une conduite ne peut être appréciée que si on la restitue dynamiquement dans l’environnement mental auquel elle appartient, à l’intérieur duquel elle prend sens (…) » (326).

Macherey souligne la subtile dissymétrie de la proposition, signalée en particulier par les deux constructions légèrement différentes du verbe determinari : les actions peuvent être déterminées « à partir d’ » un affect passif (ex ea determinata), ou déterminées « par » la raison (ab ea determinata). En effet, les conduites passionnelles ne sont des « actions » qu’en un sens faible et passif (hétéronomes : soumises à l’extériorité), alors que seules les conduites déterminées par la raison sont des actions au sens fort (autonomes ou libres : dont l’agent est cause adéquate).

Matheron : « Qu’allons-nous faire sous le commandement de la Raison ? Les mêmes choses, en un sens, que nous faisions déjà sous l’emprise de la passion : sages ou ignorants, nous agissons toujours selon les lois de notre nature, et celles-ci demeurent immuables; puisque le désir de connaître et de faire connaître est la vérité du conatus, il reprend à son compte toutes les actions particulières qui découlent de notre structure biologique et par lesquelles, lors même que nous étions la proie du monde, nous nous efforcions de nous conserver en nous accordant à nos semblables. (…) En devenant raisonnables, par conséquent, nous ne perdrons rien et nous gagnerons beaucoup : plus nos idées se clarifieront, plus notre conatus fonctionnera efficacement ; à plus forte raison pourrons-nous faire tout ce à quoi la passion nous déterminait déjà. » (Individu et communauté, 520-521)

Démonstration

S’appuie sur la théorie de l’activité du De Affectibus (déf. 2 et prop. 3) : agir par raison, c’est agir au sens fort, dans le sens d’une expansion maximale de soi, c’est donc agir au maximum de sa puissance.

La suite de la démonstration va s’attacher à montrer que ce qu’il est possible de faire en étant déterminé par la passion peut donc a fortiori être réalisé en étant déterminé par la raison, puisque celle-ci est synonyme de puissance accrue d’agir : bref, ce que la passion peut pousser à faire, la raison le peut encore mieux qu’elle, suivant l’axiome implicite selon lequel « qui peut le plus peut le moins ».

Trois cas sont alors envisagés :

S’il s’agit de conduites inspirées par des passions tristes, il va de soi qu’aucune de ces actions ne saurait excéder la puissance agissante de la raison, puisque la tristesse, intrinsèquement mauvaise, est aussi en elle-même une impuissance.

Par ex., les conduites éventuellement utiles produites par la douleur (en tant qu’elle peut contrecarrer les excès du chatouillement : 4, 43) peuvent être aussi bien produites directement par la raison, et même plus efficacement.

S’il s’agit de conduites inspirées par des joies passives et mauvaises (comme le chatouillement par ex., cf. 4, 43 à nouveau), cela revient au même, dans la mesure où le caractère mauvais de ces joies consiste précisément aussi dans une forme d’impuissance. Ce que le chatouillement passionnel peut nous faire faire, l’allégresse rationnelle le peut aussi bien sinon mieux.

Le cas des actions inspirées par des joies bonnes est évidemment plus complexe. Il se subdivise donc en deux sous-cas : soit ces joies bonnes sont néanmoins passives, ce qui revient donc aux deux cas précédents ; soit ces joies bonnes sont actives et conviennent avec la raison, auquel cas nous sortons du cadre de la proposition : le champ d’action de tels affects équivaut alors à celui de la raison elle-même.

Autrement

Une action n’étant pas bonne ou mauvaise en soi, par nature, mais seulement relativement au contexte mental dans lequel elle se produit, rien n’empêche en principe qu’elle puisse être effectuée dans un autre contexte, non plus passionnel mais rationnel.

Toute action, même passionnelle et mauvaise, étant dans son fond l’expression, même partielle et mutilée, de la puissance d’agir en quoi consiste le conatus, il est toujours possible en principe de la reconduire à ce fond d’activité afin d’en réorienter le cours et la signification éthique.

Scolie

Illustration par un exemple : l’action de frapper n’est ni bonne ni mauvaise en soi, et en tant qu’action physique le mouvement du bras est une « vertu », expression de la puissance et de la structure du corps humain.

Cette action peut être d’autre part jointe à n’importe quelles « images de choses », que celles-ci soient confuses ou claires, inadéquates ou adéquates, et associée à divers affects : c’est en cela seulement qu’une action peut être dite mauvaise ou bonne.

Prop. 60 : Un désir naissant d’une joie ou d’une tristesse qui se rapporte à une ou à quelques parties du corps, et non à toutes, ne tient pas compte de l’utilité de l’homme tout entier.

demonstratio par 4, prop 6  |  3, prop 6  |  3, prop 7  |  3, prop 12

Comme annoncé à la fin du scolie précédent, cette proposition explique une première raison qui fait que le désir qui naît d’une passion peut être dit « aveugle » : parce qu’il est excessif. Au contraire, la proposition suivante montrera que les désirs et conduites nées de la raison ne peuvent avoir un tel excès/aveuglement.

Définit le critère de l’aveuglement/excès d’un désir : est excessif et en cela aveugle tout désir qui naît d’un affect « partiel », concernant une seule ou quelques partie(s) du corps au détriment des autres et de l’ensemble (partialité locale). Ainsi, par ex., les désirs naissant du « chatouillement » sont excessifs en ce sens (4, 43).

Le caractère partiel de ces affects fait que les désirs qui en sont issus sont inutiles voire nuisibles : car contraires aux critères énoncés par les prop. 38 et 39 (est bon ce qui favorise les aptitudes globales du corps sans menacer son équilibre).

Démonstration

Commence par la démontrer pour le cas des joies partielles et des désirs tyranniques qui en naissent : un plaisir local stimulé par une cause extérieure tend naturellement, conformément à son conatus propre, à se maintenir et donc à conforter son hégémonie sur le reste du corps ; il engendre ainsi des conduites qui tendent à opprimer les autres parties du corps, à entraver l’expression de son conatus global.

Macherey : « Le palais de l’ivrogne excité au point de se prendre pour un individu à part entière n’est tel que suggestionné par les forces étrangères de l’alcool qui, en le poussant à dilater ses papilles gustatives au maximum, et ainsi à vivre autant qu’il le peut sa vie de palais, comme peut justement le souhaiter un ivrogne, affaiblissent à long terme l’organisme dont il est un organe et en dehors duquel il ne saurait exister (…) » (338 n. 1)

Spinoza passe ensuite au cas inverse d’une tristesse partielle et du désir qui en naît : un tel désir de se faire du mal localement est à tous égard mauvais, la tristesse n’étant de toute façon jamais bonne, et étant ici de plus exercée au détriment de l’équilibre global du corps.

Scolie

Le plus souvent nous en sommes en proie à de tels désirs partiels et excessifs, focalisés sur une partie de l’organisme au détriment de l’équilibre (santé) du tout. Leur caractère nuisible et l’aveuglement qui les caractérise sont de plus accentués encore par la considération obnubilée du présent et du court-terme.

Macherey : « Tout ce raisonnement est construit autour de l’opposition de la « santé » (valetudo) et de la « maladie » (morbus), ce qui rapproche l’éthique d’une hygiène, celle-ci concernant simultanément le corps et l’âme. » (340 n. 1)

Prop. 61 : Un désir qui naît de la raison ne peut être excessif.

demonstratio par 3, prop 3  |  3, def 2

Au contraire des désirs qui se développent sur fond de joie ou de tristesse passives, les désirs naissant de la raison ne peuvent avoir d’excès et ne sont en cela pas aveugles.

Le scolie de la prop. 4 du De Libertate exploitera notamment cette proposition pour montrer que le meilleur remède aux affects passifs et excessifs consiste à les rationnaliser en les connaissant, ce qui permet de les soustraire à l’influence des causes extérieures, à se les réapproprier pour ainsi dire : « ce à quoi nous devons principalement nous appliquer c’est à connaître autant que possible chaque affect clairement et distinctement, de telle sorte que l’Esprit soit déterminé par l’affect à penser avec clarté et distinction ce qu’il perçoit dans cet affect même, et ce en quoi il trouve une entière satisfaction ; et que, par suite, l’affect lui-même soit séparé de la pensée d’une cause extérieure et soit joint à des pensées vraies ».

Macherey : « l’affectivité (…) n’a rien en soi qui doive nous inquiéter sur le fond : elle n’est nocive que par ses excès incontrôlés ; et c’est là précisément que la connaissance rationnelle a un rôle à jouer, en introduisant dans le fonctionnement de nos dispositions affectives un élément de mesure qui fait qu’ « elles ne peuvent avoir de l’excès » » (343)

Démonstration

Un tel désir rationnel est un désir qui exprime au mieux l’essence même de l’individu, qui constitue sa conduite propre (son action au sens fort) en tant qu’elle correspond adéquatement à sa seule nature.

Or il est exclu qu’une essence s’excède elle-même d’elle-même. Si les désirs issus de passions peuvent avoir de l’excès, c’est que, au contraire de ceux-ci, ils s’expliquent par l’intervention de forces extérieures, qui peuvent nous dépasser.

Macherey : « Cela revient à dire que (…) il n’y a rien dans le désir pris en lui-même qui le condamne à prendre une forme excessive, éthiquement dangereuse et condamnable, ce qui n’arrive que suite à l’intervention de circonstances adventices qui accompagnent sa manifestation. Appliquée à l’élan affectif du désir, la raison ne fait donc rien d’autre que ramener celui-ci à sa source authentique (…) » (342)

Prop. 62 : L’esprit, en tant qu’il conçoit les choses sous la dictée de la raison, est affecté également, qu’il s’agisse de l’idée d’une chose future ou passée, ou bien d’une chose présente.

demonstratio par 2, prop 44, cor 2  |  2, prop 43  |  2, prop 43, sc   |  2, prop 41  |  2, def 4

Alors que l’esprit soumis aux affects passifs tend à être obnubilé par le présent, au court-termisme de l’imagination, l’esprit éclairé par la raison considère « également » (aeque), de manière équivalente, avec équanimité, les choses passées, futures et présentes (pas de partialité temporelle).

C’est que, comme le montrera la démonstration, la raison tend à considérer toute chose de manière nécessaire et par là détachée des considérations temporelles : d’un tel point de vue, toute chose apparaît avec la même force comme également « présente », au sens d’un présent non plus relatif mais absolu, en quelque sorte intemporel ou éternel.

Macherey : la raison « conduit ceux qu’elle dirige à voir les choses d’une toute autre manière : non plus en tant qu’elles se présentent immédiatement à leur esprit suivant l’ordre commun de la nature, c’est-à-dire au hasard des occasions et des rencontres, de façon arbitraire et contingente, comme c’est le cas lorsqu’elles sont représentées par le biais de l’imagination, mais d’un point de vue nécessaire qui élimine de leur représentation tout élément d’incertitude. » (344)

Ceci aura pour conséquence une conduite elle-même rationnelle à l’égard des biens et des maux, comme l’établira la prop. 66 : « Sous la conduite de la Raison, nous poursuivrons plutôt un plus grand bien à venir qu’un moindre bien présent et un plus petit mal présent qu’un plus grand mal à venir. (…) Suivre l’impératif de la raison, ce n’est donc pas se soumettre à une règle abstraite prenant la forme d’une contrainte extérieure, mais c’est se placer, ou être placé, dans des conditions telles que le régime de l’âme est remanié et réaménagé de fond en comble dans son fonctionnement effectif. »

Démonstration

Repose essentiellement sur le cor. 2 de la prop. 44 du De Mente, selon lequel « Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses sous une certaine espèce d’éternité. »

Scolie

De manière générale, la considération de la durée temporelle des choses, qui nous conduit à affecter aux choses futures un certain coefficient d’incertitude, et d’irréalité, relève de la connaissance du 1e genre, des idées inadéquates de l’imagination, donc de notre ignorance/aveuglement. Aucune chose n’est en elle-même passée, présente ou future, l’essence d’une chose étant indépendante de toute inscription temporelle, et il n’y a pas de connaissance adéquate de la durée d’une chose (2, prop 31). Au contraire, la connaissance rationnelle (2e et 3e genres) amène à considérer les choses non comme contingentes mais comme certaines et nécessaires, c’est-à-dire telles qu’elles sont en elles-mêmes, sous une seule et « même espèce d’éternité », ce qui conduit à égaliser le coefficient de certitude associé aux choses présentes et futures.

Cependant, l’impossibilité d’une connaissance adéquate du temps d’existence des choses singulières a pour conséquence que la connaissance même vraie du bien et du mal reste nécessairement marquée d’une certaine généralité et abstraction : ce qui fait que lorsque celle-ci concerne l’avenir, il est normal que les désirs qui en naissent soient facilement contrariés par « le Désir des choses actuellement agréables » comme l’avait déjà montré la prop. 16 du De Servitute.

Maxime Rovere : « C’est la vérité même de ce que nous pensons être bien et mal, et non simplement une erreur concernant ces concepts, qui est désignée comme « abstraite ». Car, dans toute situation, ce que les causes impliquent nécessairement ne peut jamais être anticipé, sinon comme un pari que nous faisons, d’après notre connaissance de la situation. Ainsi, la raison pratique chez Spinoza est humaine, en ce sens qu’il lui est impossible de projeter dans l’avenir la nécessité qui exprime l’essence de Dieu. Dès lors qu’elle se propose d’accomplir des actes, elle ne peut garantir qu’ils enveloppent la même nécessité que celle qu’elle saisit dans les choses existantes. Car ce qui en vérité doit suivre du jeu des causes, seule la suite va le montrer. Autrement dit, notre raison est humaine quand elle se propose de faire les choses ; elle ne devient divine qu’ne fois les choses faites. » (Exister, méthodes de Spinoza, 233-234)

Prop. 63 : Qui est mené par la crainte, et fait le bien pour éviter le mal, n’est pas mené par la raison.

demonstratio par 3, prop 3  |  3, prop 59

On peut faire le bien soit directement (en l’ayant lui-même en vue),  conduit par la raison (comme le déduira le corollaire), soit conduit par la crainte et les passions, donc indirectement (afin d’éviter que se produise le mal que l’on redoute).

Faire ainsi le bien pour éviter le mal, c’est juger du bien, et le rechercher, en fonction du mal, au lieu de le connaître et de le viser directement pour lui-même. Une telle perspective renversée ne peut être qu’un signe d’ignorance, d’aveuglement et d’impuissance, puisque, comme le montrera la prop. suivante, il ne saurait y avoir de connaissance adéquate du mal. Du point de vue de la raison, c’est le mal qui doit être considéré comme un moindre bien, et non le bien comme un moindre mal.

Cette proposition permettra de démontrer (4, 67) que « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort », qu’il ne craint pas, parce qu’un tel homme vise directement le bien qui consiste à persévérer dans son être : l’homme libre désire vivre, ce qui est tout autre chose que de craindre de mourir.

De même, on peut obéir aux commandements de la loi et de l’Etat directement, parce qu’on en a compris et intégré l’utilité objective, ou bien obéir à ces commandements indirectement par crainte des châtiments qui pourraient suivre de son infraction : cette seconde attitude n’est pas rationnelle. Au contraire, la prop. 73 de cette partie montrera, sur la base de la proposition actuelle, que « l’homme qui est conduit par la Raison désire donc, afin de vivre plus libre, respecter le droit commun de la Cité », parce qu’il en vise directement l’utilité.

Démonstration

Etre conduit par la crainte, c’est être conduit par la Tristesse. Au contraire, la conduite rationnelle ne donne lieu qu’à des affects de joie et de désir. Il est donc exclu qu’une conduite motivée par la crainte soit rationnelle.

Scolie

Cette inversion dans la considération du bien et du mal est caractéristique de l’esprit « superstitieux », dont l’apparente valorisation des vertus consiste d’abord en une réprobation des vices : logique négative de répression et non d’expansion, qui conduit les superstitieux à cultiver le malheur et la tristesse en eux et chez les autres, et à se rendre odieux auprès de tous par leurs récriminations incessantes.

Macherey : « Ces gens-là, sous prétexte de s’en préserver, voient partout le mal. Et, obsédés par cette idée, ils développent, sur fond de crainte, une morale négative, présentant la forme d’un système d’interdits dont la transgression appelle un châtiment. » (358)

Corollaire

Au lieu de fuir directement le mal et de rechercher indirectement le bien, la conduite rationnelle consiste au contraire à rechercher directement le bien et à fuir indirectement le mal.

Macherey : « Autrement dit, c’est du bien au mal qu’il faut raisonner, et non du mal au bien, la première voie étant celle de l’activité et la seconde celle de la passivité. » (359)

Importance éthique capitale de ce corollaire pour la conduite de l’homme libre : repris 4 fois, notamment dans la démonstration des prop. 65 (maximiser les biens, minimiser les maux) et 67 (viser la vie plutôt que craindre la mort), ainsi que dans le scolie de la prop. 10 du De Libertate (L’homme libre est celui qui prête toujours attention « à ce qu’il y a de bon en chaque chose afin qu’ainsi nous soyons toujours déterminés à agir par un affect de Joie »).

Démonstration du corollaire : le désir rationnel reposant nécessairement sur une joie active et sans excès, il ne peut naître que de la connaissance du bien (et non du mal).

Scolie du corollaire : l’homme rationnel est analogue à l’homme bien portant qui prend un plaisir actif à entretenir sa santé en mangeant de bonnes choses, alors que l’homme conduit par la crainte est comparable au malade qui se force à prendre un médicament désagréable par peur de la mort.

Macherey : « l’homme libre se définit précisément par le fait qu’il suit, sans se forcer, une hygiène de vie qui, exempte du souci de la mort, garantit à sa puissance naturelle d’être et d’agir une perspective d’expression maximale, suivant une orientation irréversiblement affirmative et positive. » (362)

De même, le juge qui condamne à mort par le seul « amour du salut public » se distingue en cela de celui qui condamnerait et tuerait un autre homme par colère ou haine (par esprit de vengeance) : cf. aussi à ce propos le scolie de la prop. 51.

Prop. 64 : La connaissance du mal est une connaissance inadéquate.

demonstratio par 4, prop 8  |  3, prop 6  |  3, prop 7  |  3, def 2  |  3, prop 3  |  2, prop 29

Non seulement la raison amène à considérer toujours le mal à partir du bien (comme un moindre bien), et non l’inverse, mais de toute façon il n’y a pas à proprement parler de connaissance adéquate du mal comme tel, « étant impossible de concevoir le mal en lui-même » (Macherey, 363).

Le mal (de même que le bien) n’est rien, rien de réel en soi, mais ne caractérise une chose que relativement, dans les rapports qu’elle entretient circonstanciellement avec nous, comme le développent la Préface du De Servitute ainsi que la correspondance de 1665 avec Blyenbergh (les « lettres sur le mal »). Donc, concevoir un mal adéquatement, c’est au fond le faire disparaître comme tel.

La connaissance du mal est donc toujours inadéquate, même lorsqu’elle est vraie (d’où l’absence de précision sur ce point de la proposition : cf. aussi le scolie de la prop. 62 ci-dessus) : elle est inadéquate non pas en tant qu’elle est vraie, mais en tant qu’elle est connaissance d’un mal ; dans la mesure où connaître la vérité d’un mal, c’est certes reconnaître à juste titre quelque chose comme nous étant nuisible, mais c’est aussi connaître cette chose de manière partielle et incomplète, non dans sa réalité objective : c’est « mal » la connaître. Par là, la connaissance vraie est marquée d’une fondamentale ambiguïté affective et pratique, qui divise l’âme, en ce qu’elle est une paradoxale « connaissance triste » (Matheron, cf. plus bas) : en tant que connaissance vraie, elle est joie (cf. 3, 58), mais en tant que connaissance d’un mal, elle est tristesse (cf. démo) et nous incite à des conduites réactives d’évitement, guidées par la crainte.

Cf. par ex. ce que produit en nous la compréhension vraie des causes d’un empêchement ou d’un échec : à la fois du soulagement, voire une forme de satisfaction (née de la compréhension des raisons de cet échec), et en même temps, voire surtout, un sentiment d’impuissance, une tendance à la résignation, etc. Au mieux cette connaissance vraie du mal est consolatrice, ce qui dit bien son ambivalence.

Par contraste, comme le montrera le corollaire, un homme qui n’aurait que des idées adéquates ne se représenterait aucun mal comme tel, puisque sa compréhension adéquate de l’objet lui donnerait précisément les moyens de ne pas en subir le caractère nuisible : tout mal s’évanouirait pour lui, ce qui lui permettrait d’autant mieux d’orienter sa conduite directement vers le bien.

Matheron : « Nous (…) connaissons [la chose mauvaise] assez pour comprendre qu’elle peut nous nuire, mais pas assez pour savoir comment la mettre instantanément hors d’état de nuire, et c’est uniquement cela qui la fait apparaître comme un mal. Par exemple, la connaissance scientifique qu’un médecin a d’une maladie est adéquate en elle-même ; mais elle peut être trop abstraite pour lui donner les moyens de guérir immédiatement cette maladie, ou à plus forte raison de la prévenir ; et c’est pourquoi l’objet de cette connaissance est précisément une maladie, c’est-à-dire un mal. Mais s’il avait une connaissance complète de toutes ses causes, et de toutes les causes susceptibles d’agir sur ces causes, il aurait les moyens d’arrêter le processus dès les premiers signes précurseurs, ou de faire en sorte que ces signes précurseurs ne puissent même pas apparaître, et il n’y aurait plus ni maladie ni mal – pas plus qu’avoir faim n’est un mal pour ceux qui ont les moyens de se nourrir. » (646)

Démonstration

La connaissance du mal (vraie ou non) est essentiellement une tristesse consciente d’elle-même (4, 8), donc, comme toute tristesse, une passion de l’âme (non une action), qui dépend d’idées inadéquates et non adéquates.

Matheron : « Cette connaissance triste (…) n’est pas un sentiment actif : c’est un sous-produit de l’exercice de la Raison, qui ne surgit que lorsque celle-ci n’arrive pas à mener à bien ses entreprises ; en tant que connaissance vraie, elle n’est pas connaissance du mal; en tant que connaissance du mal, elle est nécessairement inadéquate. » (Individu et communauté, 523).

Corollaire

Si l’âme humaine ne formait aucune idée inadéquate – ce qui est de toute façon en réalité exclu, d’où le « si » -, elle ne formerait aucune représentation du mal.

Ce corollaire sera repris dans la démonstration de la proposition 68 qui ira jusqu’à énoncer que « si les hommes naissaient libres, et tant qu’ils seraient libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal. » (« puisque le bien et le mal sont corrélatifs »).

Matheron : « Si nous n’avions que des idées claires et distinctes, par conséquent, l’idée du mal ne nous effleurerait pas un instant. Allons plus loin encore : si tel était le cas, c’est la notion même de bien qui disparaitrait à son tour. Certes, la connaissance vraie du bien est adéquate. Mais un vrai bien ne nous apparaît comme bien que par opposition à un mal. Cette dichotomie, sans signification au niveau des choses elles-mêmes, n’a d’autre valeur que pragmatique : elle nous permet de distinguer, parmi les objets qui nous entourent, entre ceux qui peuvent nous servir et ceux que nous ne connaissons pas assez pour les empêcher de nous nuire. » (529).

Sur toutes ces questions touchant à la « connaissance vraie du bien et du mal » et à ses insuffisances, cf. aussi l’extrait de Matheron sur « l’impuissance relative de la raison ».

Prop. 65 : Sous la conduite de la raison, nous recherchons de deux biens le plus grand, et de deux maux le moindre.

demonstratio par 4, pref  |  4, prop 63, cor

Principe de maximisation des biens et de minimisation des maux, selon un calcul d’allure utilitariste (coûts/avantages), comparant les biens entre eux et les maux entre eux : sous la conduite de la raison nous cherchons donc à obtenir un maximum de bien accompagné d’un minimum de mal, ce qui d’une certaine façon revient au même.

Il n’y a, du point de vue de la raison, qu’une seule échelle continue, établie à partir de l’idée de bien : un moindre bien étant en fin de compte un bien (démo), et un moindre mal en vérité un bien, comparativement, et il n’y a pas lieu de penser ces notions sous la forme d’une opposition tranchée mais comme des notions essentiellement corrélatives.

Macherey : « le choix n’est jamais entre le bien et le mal, comme s’il s’agissait de deux voies nettement tranchées, car, si les choses se présentaient de cette façon, le problème éthique serait d’emblée résolu. (…) la vraie question étant d’évaluer avec précision pour quelle part un bien comporte de mal et un mal comporte de bien, de manière à parvenir à obtenir, dans un contexte où prévalent les critères de l’utilité, un maximum de bénéfice pour un minimum de dommage, c’est-à-dire de manière à faire prévaloir la puissance sur l’impuissance. » (367)

Démonstration

Se déduit d’une part du caractère relatif ou corrélatif des notions de bien et de mal (tel qu’établi dans la Préface qui en a fixé l’usage légitime), d’autre part de l’orientation directe de la conduite rationnelle vers le bien (et indirecte à l’égard du mal : prop. 63).

Corollaire

Prolonge et accentue la proposition en compliquant le calcul couts/avantages, par l’introduction de la considération de l’enchainement causal croisé entre biens et maux : non seulement il y a des degrés dans le bien/mal, considérés isolément, mais sous la conduite de la raison les biens et les maux sont comparés en fonction de leurs conséquences (un bien pouvant causer un mal, et inversement), ce qui complexifie leur estimation.

Prop. 66 : Sous la conduite de la raison, nous aspirons à un plus grand bien futur de préférence à un moindre présent, et à un moindre mal présent de préférence à un plus grand futur.

demonstratio par 4, prop 62  |  4, prop 65

Introduit la considération du temps dans l’évaluation et la conduite à l’égard du bien et du mal : un plus grand bien futur sera préféré à un moindre bien présent, un moindre mal présent sera préféré à un plus grand mal futur.

Alors que la passion nous conduit généralement à privilégier chaque fois le présent et l’immédiat (profiter d’un bien et fuir un mal dès qu’ils se présentent à nous), la raison, qui est affectée de manière égale par le futur ou le présent, nous incite à relativiser le présent en fonction de l’avenir.

Démonstration

Combine les prop. 62 (principe d’indifférence temporelle) et 65 (principe de maximisation du bien et de minimisation du mal).

La raison ne faisant pas de différence entre le présent et le futur, qu’elle considère de toute façon comme équivalents du point de vue de leur nécessité (62), elle est amenée à raffiner son calcul utilitariste (65) d’une plus juste considération du temps, d’une vision à long terme.

Corollaire

Combine la prop. 66 avec la 65 et son corollaire : la temporalité avec la causalité croisée.

Sous la conduite de la raison, non seulement nous supporterons un mal présent pour éviter un mal plus grand futur (prop. 66), mais a fortiori nous serons prêts à endurer un mal présent s’il doit en résulter un bien futur. Inversement, nous serons prêts à nous priver d’un bien présent s’il doit en résulter un plus grand mal futur.

Scolie

Bilan des prop. 59 à 66, qui ont montré l’inefficacité aveugle de la conduite passionnelle d’un coté (du fait d’une connaissance spontanée et très imparfaite du bien et du mal), l’efficacité clairvoyante de la conduite rationnelle de l’autre (du fait d’une meilleure stimation du bien et du mal)  : distinction entre l’homme « libre » (liberum) et l’homme « serf » (servum), le premier agit en connaissance de cause, le second de manière « aveugle » (comme l’avait énoncé par avance le scolie de la prop. 58).

Annonce enfin l’objet plus spécifique du dernier moment de la partie IV de l’Ethique : la complexion (ingenium) et la règle de vie (vivendi ratione) de l’homme libre.

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