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La vie de Spinoza par Gilles Deleuze – extraits

Baruch de Spinoza naît en 1632 dans le quartier juif d’Amsterdam, d’une famille de commerçants aisés, d’origine espagnole ou portugaise. A l’école juive il fait des études, théologiques et commerciales. Dès treize ans, il travaille dans la maison de commerce de son père tout en poursuivant ses études (à la mort de son père, en 1654, il la dirigera avec son frère, jusqu’en 1656). Comment opéra la lente conversion philosophique qui le fit rompre avec la communauté juive, avec les affaires, et le conduisit à l’excommunication de 1656 ? Nous ne devons pas imaginer homogène la communauté d’Amsterdam; elle a autant de diversité, d’intérêts et d’idéologies que les milieux chrétiens. Elle est en majorité composée d’ex-marranes, c’est-à-dire de juifs ayant pratiqué extérieurement le catholicisme en Espagne et au Portugal, et qui durent émigrer à la fin du XVIe siècle. Même sincèrement attachés à leur foi, ils sont imprégnés d’une culture philosophique, scientifique et médicale qui ne se concilie pas sans peine avec le judaïsme rabbinique traditionnel. Le père de Spinoza semble lui-même un sceptique, qui n’en tient pas moins un rôle important dans la synagogue et la communauté juive. A Amsterdam, certains ne se contentent pas de mettre en question le rôle des rabbins et de la tradition, mais le sens de l’Ecriture elle-même: Uriel da Costa sera condamné en 1647 pour avoir nié l’immortalité de l’âme et la loi révélée, ne reconnaissant que la loi naturelle; et surtout Juan de Prado sera mis en pénitence en 1656, puis excommunié, accusé d’avoir soutenu que les âmes meurent avec les corps, que Dieu n’existe que philosophiquement parlant, et que la foi est inutile. Des documents récemment publiés attestent les liens étroits de Spinoza avec Prado; on peut penser que les deux cas furent joints. Si Spinoza fut condamné plus sévèrement, excommunié dès 1656, c’est parce qu’il refusait pénitence et cherchait lui-même la rupture. Les rabbins, comme dans beaucoup d’autres cas, semblent avoir souhaité un accommodement. Mais, au lieu de pénitence, Spinoza rédigea une Apologie pour justifier sa sortie de la Synagogue, ou du moins une ébauche du futur Traité théologico-politique. Que Spinoza fût né à Amsterdam même, enfant de la communauté, devait aggraver son cas. La vie lui devenait difficile à Amsterdam. Peut-être à la suite d’une tentative d’assassinat par un fanatique, il se rend à Leyde pour continuer des études de philosophie, et s’installe dans la banlieue à Rijnsburg. On raconte que Spinoza gardait son manteau percé d’un coup de couteau, pour mieux se rappeler que la pensée n’était pas toujours aimée des hommes; s’il arrive qu’un philosophe finisse dans un procès, il est plus rare qu’il commence par une excommunication et une tentative d’assassinat.

On méconnaît donc la variété de la communauté juive, et le devenir d’un philosophe, quand on croit nécessaire d’invoquer des influences chrétiennes libérales pour expliquer, comme du dehors, la rupture de Spinoza. Sans doute avait-il déjà à Amsterdam, du vivant de son père, suivi des cours à l’école de Van den Ende, fréquentée par beaucoup de jeunes juifs qui y apprenaient le latin, les éléments de la philosophie et de la science cartésiennes, mathématiques et physique (…). Sans doute aussi Spinoza fréquenta-t-il des chrétiens libéraux et anticléricaux, collégiants et mennonites, inspirés d’un certain panthéisme et d’un communisme pacifiste. (…) Toutefois, il semble bien que Van den Ende resta attaché à une forme de catholicisme, malgré toutes les difficultés de ce culte en Hollande. Quant à la philosophie des mennonites et collégiants, elle est fort dépassée par celle de Spinoza, dans la critique religieuse comme dans la conception éthique et le souci politique. Plus qu’à une influence des mennonites ou même des cartésiens, on pensera que Spinoza s’est naturellement tourné vers les milieux les plus tolérants, les plus aptes à recevoir un excommunié juif qui refusait le christianisme autant que le judaïsme d’où il était issu, et qui ne devait sa rupture qu’à lui-même.

(…) Les liens de Spinoza avec les libéraux, ses sympathies pour le parti républicain de Jean de Witt qui réclamait la dissolution des grands monopoles, tout cela faisait de Spinoza un rebelle. Aussi bien Spinoza ne rompt pas avec le milieu religieux sans rompre avec l’économique, et abandonne les affaires paternelles. Il apprend la taille des verres, il se fait artisan, philosophe-artisan pourvu d’un métier manuel, apte à suivre et saisir le cheminement des lois optiques. Il dessine aussi; son ancien biographe Colerus rapporte qu’il s’était dessiné lui-même dans l’attitude et le costume du révolutionnaire napolitain Masaniello.

A Rijnsburg, Spinoza expose à ses amis, en latin, ce qui deviendra le Court traité. Ceux-ci prennent des notes, Jelles traduit en hollandais, peut-être Spinoza dicte-t-il certains textes qu’il avait déjà écrits précédemment. Vers 1661, il rédige le Traité de la réforme de l’entendement, qui s’ouvre sur une sorte d’itinéraire spirituel, à la manière ménnonite, centré sur une dénonciation de la richesse. Ce Traité, splendide exposé de la méthode spinoziste, reste inachevé. Vers 1663, pour un jeune homme qui vivait avec lui, et qui à la fois lui donnait des espoirs et l’agaçait beaucoup, il présente les Principes de la philosophie de Descartes, en y joignant un examen critique des notions scolastiques (Pensées métaphysiques) : Rieuwertz publie le livre, Jelles fournit les fonds, Halling le traduira en hollandais. Louis Meyer, médecin, poète, organisateur d’un nouveau théâtre à Amsterdam, fit la préface. Avec les Principes se termine l’œuvre « professorale » de Spinoza. Peu de penseurs échappent à la brève tentation d’être professeurs de leurs propres découvertes, tentation séminaire d’un enseignement spirituel privé. Mais le projet et le commencement de l’Ethique, dès 1661, font passer Spinoza dans une autre dimension, dans un autre élément qui, nous le verrons, ne peut plus être celui d’un « exposé », même méthodique. Peut-être est-ce pour cette raison que Spinoza laisse inachevé le Traité de la réforme, et malgré ses intentions ultérieures n’arrivera pas à le reprendre.

(…)

En 1663, Spinoza s’installe à Voorsburg, banlieue de La Haye. Il s’établira plus tard dans la capitale. Ce qui définit Spinoza voyageur, ce ne sont pas les distances qu’il parcourt mais son aptitude à hanter des pensions meublées, son absence d’attachement, de possessions et de propriétés, après son renoncement à la succession du père. Il continue l’Ethique; dès 1661, les lettres de Spinoza et de ses amis montrent que ceux-ci sont au courant des thèmes du premier livre, et Simon de Vries, en 1663, fait état d’un collège dont les membres lisent et commentent les textes envoyés par Spinoza. Mais, en même temps qu’il se confie à un groupe d’amis, il les prie de garder ses idées secrètes, de se méfier des étrangers, comme il le fera encore à l’égard de Leibniz, en 1675. La raison de son installation près de La Haye est vraisemblablement politique : le voisinage de la capitale lui est nécessaire pour se rapprocher des milieux libéraux actifs et sortir de l’indifférence politique du groupe collégiant. Entre les deux grands partis, calviniste et républicain, la situation est la suivante : le premier reste attaché aux thèmes de la lutte pour l’indépendance, à une politique de guerre, aux ambitions de la maison d’Orange, à la formation d’un Etat centralisé. Le parti républicain, à une politique de paix, à une organisation provinciale et au développement d’une économie libérale. A la conduite passionnelle et belliqueuse de la monarchie, Jean de Witt oppose la conduite rationnelle de la république appuyée d’une méthode naturelle et géométrique. Or le mystère semble celui-ci : que le peuple reste fidèle au calvinisme, à la maison d’Orange, à l’intolérance et aux thèmes bellicistes. (…).

Il n’est donc pas étonnant que Spinoza, en 1665, interrompe provisoirement l’Ethique et entreprenne la rédaction du Traité théologico-politique, dont une des questions principales est : pourquoi le peuple est-il si profondément irrationnel? pourquoi se fait-il honneur de son propre esclavage? pourquoi les hommes se battent-ils « pour » leur esclavage comme si c’était leur liberté? pourquoi est-il si difficile non seulement de conquérir mais de supporter la liberté? pourquoi une religion qui se réclame de l’amour et de la joie inspire-t-elle la guerre, l’intolérance, la malveillance, la haine, la tristesse et le remords? En 1670 paraît le Traité théologicopolitique, sans nom d’auteur et sous une fausse édition allemande. Mais l’auteur fut vite identifié; peu de livres suscitèrent autant de réfutations, d’anathèmes, d’insultes et malédictions : juifs, catholiques, calvinistes et luthériens, tous les milieux, bien pensants, les cartésiens eux-mêmes, rivalisent en dénonciations. C’est là que les termes « spinozisme », « spinoziste » deviennent des injures et des menaces. Et même les critiques de Spinoza qui sont soupçonnés de ne pas être assez durs sont dénoncés. Sans doute en effet y a-t-il parmi ces critiques des libéraux et cartésiens embarrassés, mais qui, participant à l’attaque, donnent des gages de leur orthodoxie. Un livre explosif garde pour toujours sa charge explosive : aujourd’hui encore on ne peut pas lire le Traité sans y découvrir la fonction de la philosophie comme entreprise radicale de démystification, ou comme science des « effets ». Un commentateur récent peut dire que la véritable originalité du Traité est de considérer la religion comme un effet. Non seulement au sens causal mais en un sens optique, effet dont il faut chercher le procès de production en le rattachant à ses causes rationnelles nécessaires telles qu’elles jouent sur des hommes qui ne les comprennent pas (par exemple, comment les lois de la nature sont nécessairement appréhendées comme des « signes » par ceux qui ont l’imagination forte et l’entendement faible). Même avec la religion Spinoza polit des lunettes, lunettes spéculatives qui font voir l’effet produit et les lois de sa production.

(…) Quand les frères De Witt, en 1672, eurent été assassinés, et que le parti orangiste eut repris le pouvoir, il ne pouvait plus être question pour Spinoza de publier l’Ethique: une courte tentative à Amsterdam, en 1675, le persuade vite d’y renoncer. « Des théologiens en prirent occasion pour déposer ouvertement une plainte contre moi auprès du prince et des magistrats; de sots cartésiens en outre, pour écarter le soupçon de m’être favorables, ne cessaient pas et continuent d’afficher l’horreur de mes opinions et de mes écrits. » Pour Spinoza, il n’est pas question de quitter le pays. Mais il est de plus en plus solitaire et malade. Le seul milieu où il aurait pu vivre en paix lui fait défaut. Il reçoit pourtant des visites d’hommes éclairés qui veulent connaître l’Ethique, quitte ensuite à se joindre aux critiques, ou même à nier ces visites qu’ils lui firent (ainsi Leibniz, en 1676). La chaire de philosophie que l’Electeur palatin lui offre à Heidelberg, en 1673, ne peut pas le tenter : Spinoza fait partie de cette lignée de « penseurs privés » qui renversent les valeurs et font de la philosophie à coups de marteau, et non pas des « professeurs publics » (ceux qui, suivant l’éloge de Leibniz, ne touchent pas aux sentiments établis, à l’ordre de la Morale et de la Police). « N’ayant jamais été tenté par l’enseignement public, je n’ai pu me déterminer, bien que j’y aie longuement réfléchi, à saisir cette magnifique occasion. » La pensée de Spinoza se trouve maintenant occupée par le problème le plus récent: quelles sont les chances, d’une aristocratie commerciale? pourquoi la république libérale a-t-elle fait faillite? d’où vient l’échec de la démocratie? est-il possible de faire avec la multitude une collectivité d’hommes libres au lieu d’un rassemblement d’esclaves? Toutes ces questions animent le Traité politique, qui reste inachevé, symboliquement, au début du chapitre sur la démocratie. En février 1677, Spinoza meurt, sans doute d’une affection pulmonaire, en présence de son ami Meyer, qui emporte les manuscrits. Dès la fin de l’année, les Opera posthuma paraissent sur don anonyme.

Gilles Deleuze, « Vie de Spinoza » in Spinoza, philosophie pratique (1970-1983).

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