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Sur le conatus – extrait du lexique de Gilles Deleuze

Gilles Deleuze, Spinoza philosophie pratique, « Index des principaux concepts de l’Ethique », article « puissance » (extraits) p. 135-143.

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L’essence du mode à son tour est degré de puissance, partie de la puissance divine, c’est-à-dire partie intensive ou degré d’intensité : « La puissance de l’homme, en tant qu’elle s’explique par son essence actuelle, est une partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature» (IV, 4). Quand le mode passe à l’existence, c’est qu’une infinité de parties extensives sont déterminées du dehors à entrer sous le rapport qui correspond à son essence ou degré de puissance. Alors, et alors seulement, cette essence est elle-même déterminée comme conatus ou appétit (III, 7). Elle tend en effet à persévérer dans l’existence, c’est-à-dire à maintenir et renouveler les parties qui lui appartiennent sous son rapport (première détermination du conatus, IV, 39). Le conatus ne doit surtout pas être compris comme une tendance à passer à l’existence : précisément parce que l’essence de mode n’est pas un possible, parce qu’elle est une réalité physique qui ne manque de rien, elle ne tend pas à passer à l’existence. Mais elle tend à persévérer dans l’existence, une fois que le mode est déterminé à exister, c’est-à-dire à subsumer sous son rapport une infinité de parties extensives. Persévérer, c’est durer; aussi le conatus enveloppe-t-il une durée indéfinie (III, 8).

De même qu’un pouvoir d’être affecté (potestas) correspond à l’essence de Dieu comme puissance (potentia), une aptitude à être affecté (aptus) correspond à l’essence du mode existant comme degré de puissance (conatus). C’est pourquoi le conatus, en seconde détermination, est tendance à maintenir et ouvrir au maximum l’aptitude à être affecté (IV, 38). Sur cette notion d’aptitude, cf. Ethique, II, 13, sc. ; III, post. 1 et 2 ; V, 39. La différence consiste en ceci : dans le cas de la substance, le pouvoir d’être affecté est nécessairement rempli par des affections actives, puisque la substance les produit (les modes eux-mêmes). Dans le cas du mode existant, son aptitude à être affecté est encore à chaque instant nécessairement remplie, mais d’abord par des affections (affectio) et des affects (affectus) qui n’ont pas le mode pour cause adéquate, qui sont produits en lui par d’autres modes existants : ces affections et affects sont donc des imaginations et des passions. Les affects-sentiments (affectus) sont exactement les figures que prend le conatus quand il est déterminé à faire ceci ou cela, par une affection (affectio) qui lui arrive. Ces affections qui déterminent le conatus sont cause de conscience : le conatus devenu conscient de soi sous tel ou tel affect s’appelle désir, le désir étant toujours désir de quelque chose (III, déf. du désir).

On voit pourquoi, à partir du moment où le mode existe, son essence en tant que degré de puissance est déterminée comme conatus, c’est-à-dire effort ou tendance. Non pas tendance à passer à l’existence, mais à la maintenir et à l’affirmer. Ce n’est pas que la puissance cesse d’être en acte. Mais, tant que nous considérons les pures essences de mode, toutes conviennent entre elles comme parties intensives de la puissance divine. Il n’en est pas de même des modes existants : en tant que des parties extensives appartiennent à chacun sous le rapport qui correspond à son essence ou degré de puissance, un mode existant peut toujours induire les parties de l’autre à entrer sous un nouveau rapport. Le mode existant dont le rapport est ainsi décomposé peut donc s’affaiblir, et à la limite mourir (lV, 39). Alors, la durée qu’il enveloppait en lui comme durée indéfinie reçoit du dehors une fin. Tout est donc ici lutte de puissances : les modes existants ne conviennent pas nécessairement les uns avec les autres. « Il n’est donné dans la Nature aucune chose singulière, qu’il n’en soit donné une autre plus puissante et plus forte; mais, étant donné une chose quelconque, une autre plus puissante est donnée, par laquelle la première peut être détruite» (IV, ax.). « Cet axiome ne concerne que les choses singulières considérées avec une relation à un certain temps et un certain lieu » (V, 37, sc.). Si la mort est inévitable, ce n’est nullement parce qu’elle serait intérieure au mode existant; c’est au contraire parce que le mode existant est nécessairement ouvert sur le dehors, parce qu’il éprouve nécessairement des passions, parce qu’il rencontre nécessairement d’autres modes existants capables de léser un de ses rapports vitaux, parce que les parties extensives qui lui appartiennent sous son rapport complexe ne cessent pas d’être déterminées et affectées du dehors Mais, de même que l’essence du mode n’avait aucune tendance à passer à l’existence, elle ne perd rien en perdant l’existence, puisqu’elle ne perd que les parties extensives qui ne constituaient pas l’essence elle-même. « Nulle chose singulière ne peut être dite plus parfaite parce qu’elle a persévéré plus de temps dans l’existence, car la durée des choses ne peut être déterminée par leur essence» (IV, préf.).

Si donc l’essence du mode comme degré de puissance n’est plus qu’effort ou conatus, dès que le mode vient à exister, c’est que les puissances qui convenaient nécessairement dans l’élément de l’essence (en tant que parties intensives) ne conviennent plus dans l’élément de l’existence (en tant que des parties extensives appartiennent provisoirement à chacune). L’essence en acte ne peut dès lors être déterminée dans l’existence que comme effort, c’est-à-dire comparaison avec d’autres puissances qui peuvent toujours l’emporter (IV, 3 et 5). Nous devons distinguer deux cas à cet égard : ou bien le mode existant rencontre d’autres modes existants qui conviennent avec lui et composent leur rapport avec le sien (par exemple, de manière très différente, un aliment, un être aimé, un allié); ou bien le mode existant en rencontre d’autres qui ne conviennent pas avec lui et tendent à le décomposer, à le détruire (un poison, un être haï, un ennemi). Dans le premier cas, l’aptitude à être affecté du mode existant est remplie par des affects-sentiments joyeux, à base de joie et d’amour; dans l’autre cas, par des affects-sentiments tristes, à base de tristesse et de haine. Dans tous les cas, l’aptitude à être affecté est nécessairement remplie, comme elle doit l’être en fonction des affections données (idées des objets rencontrés). Même la maladie est un tel remplissement. Mais la grande différence entre les deux cas est celle-ci : dans la tristesse, notre puissance comme conatus sert tout entière à investir la trace douloureuse et à repousser ou détruire l’objet qui en est cause. Notre puissance est immobilisée, et ne peut plus que réagir. Dans la joie, au contraire, notre puissance est en expansion, se compose avec la puissance de l’autre et s’unit à l’objet aimé (IV, 18). C’est pourquoi, même quand on suppose constant le pouvoir d’être affecté, quelque chose de notre puissance diminue ou est empêché par des affections de tristesse, augmente ou est favorisé par les affections de joie. On dira que la joie augmente notre puissance d’agir et que la tristesse la diminue. Et le conatus est l’effort pour éprouver de la joie, augmenter la puissance d’agir, imaginer et trouver ce qui est cause de joie, ce qui entretient et favorise cette cause; et aussi effort pour écarter la tristesse, imaginer et trouver ce qui détruit la cause de tristesse (III, 12, 13, etc.). En effet, l’affect-sentiment, c’est le conatus lui-même en tant que déterminé à faire ceci ou cela par une idée d’affection donnée. La puissance d’agir (Spinoza dit parfois force d’exister, déf. gén. des affects) du mode est donc soumise à des variations considérables tant que le mode existe, bien que son essence reste la même et que son aptitude à être affecté soit supposée constante. C’est que la joie, et ce qui s’ensuit, remplit l’aptitude à être affecté de telle manière que la puissance d’agir ou force d’exister augmente relativement; inversement la tristesse. Le conatus est donc effort pour augmenter la puissance d’agir ou éprouver des passions joyeuses (troisième détermination, III, 28).

Encore la constance de l’aptitude à être affecté n’est-elle que relative et contenue dans certaines limites. Il est évident qu’un même individu n’a pas le même pouvoir d’être affecté, enfant, adulte et vieillard, bien portant et malade (IV, 39, sc.; V, 39, sc.). L’effort pour augmenter la puissance d’agir n’est donc pas séparable d’un effort pour porter au maximum le pouvoir d’être affecté (V, 39). On ne verra nulle difficulté dans la conciliation des diverses définitions du conatus : mécanique (conserver, maintenir, persévérer); dynamique (augmenter, favoriser); apparemment dialectique (s’opposer à ce qui s’oppose, nier ce qui nie). Car tout dépend et dérive d’une conception affirmative de l’essence : le degré de puissance comme affirmation de l’essence en Dieu; le conatus comme affirmation de l’essence dans l’existence; le rapport de mouvement et de repos ou le pouvoir d’être affecté comme position d’un maximum et d’un minimum; les variations de la puissance d’agir ou force d’exister il l’intérieur de ces limites positives. (…)