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Résumé de la partie III de L’Ethique – extrait de Pierre-François Moreau

La troisième partie de l’Éthique est explicitement consacrée à la nature et à l’origine des affects. Ceux-ci sont de deux sortes : actions et passions. Les passions nous font ressentir impuissance et déchirement – c’est probablement là l’expérience fondamentale de ce que le spinozisme nomme la servitude. La recherche de la liberté consistera donc à découvrir les remèdes aux passions et la puissance de la Raison. On sait que Spinoza ne reprend pas à son compte l’opposition cartésienne par laquelle ce qui est passion dans le corps est action dans l’âme et réciproquement. Au contraire, selon le principe que les commentateurs appellent improprement parallélisme, et qui consiste en fait dans l’unité des attributs, donc aussi de l’âme et du corps, toute augmentation de la puissance d’agir du corps correspond à une augmentation de celle de l’âme : l’Ame et le corps sont actifs ensemble lorsqu’ils sont cause adéquate, passifs ensemble lorsqu’ils sont cause inadéquate. Le passage à l’activité implique donc une connaissance de la vie des affects, et c’est ici que Spinoza rencontre le discours commun des passions tel qu’il est tenu partout au XVIIe siècle – où presque tous les philosophes se doivent d’intégrer à leur doctrine une théorie des passions et où théologiens, politiques et théoriciens du théâtre les rejoignent sur ce terrain. Ce qui ne signifie nullement que Spinoza reprend ce discours commun sous la forme où tout le monde l’énonce. L’auteur de l’Éthique décrit les passions mais surtout il les reconstruit génétiquement. Cela implique non seulement qu’il les classe selon un ordre rationnel, mais d’abord que cet ordre est celui de leur production. Il doit donc, avant de parler de telle ou telle passion, mettre en évidence des mécanismes d’engendrement, c’est-à-dire d’abord montrer ce que sont les passions primitives, ensuite indiquer quels phénomènes les diversifient, les associent, les transforment. Les trois passions primitives, formes premières prises par l’effort pour persévérer dans son être et par les modifications de la puissance d’agir, sont le désir, la joie et la tristesse. Le désir, qui est tendance à persévérer dans son être ; la joie. qui est l’augmentation de notre puissance d’agir ; la tristesse, qui est la diminution de notre puissance d’agir. Quant aux transformations subies par ces passions primitives, elles rentrent dans deux grandes catégories : on pourrait dire que la vie humaine s’organise finalement selon deux sortes de passions – celles qui sont fondées sur les enchaînements objectaux et celles qui sont fondées sur la similitude, domaine où se développera l’imitation des affects. En effet, une première série de propositions explique comment se produit le mécanisme d’objectivation (III, 12, 13 et scolie : on passe de joie et tristesse à amour et haine : désormais les passions fondamentales se sont donné des objets: c’est à partir de la relation avec ceux-ci que vont se mettre en œuvre les autres mécanismes) ; puis sont analysés les mécanismes d’association (III, 14-17) et de temporalisation (III, 18, sur l’espoir et la crainte, qu’il faut compléter par la proposition 50 sur les présages) ; enfin les mécanismes d’identification (III, 19-24 : nous aimons ceux qui aiment la, chose que nous aimons, nous haïssons ceux qui la haïssent ; à partir de la proposition 22 le raisonnement fait intervenir un tiers qui n’est pas autrement déterminé). Mais, à partir de la proposition 27, on voit surgir un tout antre univers passionnel ; et autant Spinoza est classique, en un sens, tant qu’il s’occupe des relations objectales – quitte à les unifier et les recomposer, puisqu’il cherche à déchiffrer un petit nombre de tendances servant à elles seules à éclairer l’ensemble des comportements humains ; quitte aussi à renverser ou réélaborer certaines des relations traditionnelles – autant désormais il est révolutionnaire. Il s’agit maintenant de reconstruire toute une partie du comportement sur une propriété fondamentale qui n’a rien à voir avec l’objet : l’imitation des affects. Il décrit en effet des passions qui naissent en nous non pas à propos d’un objet externe, mais à partir de la conduite de quelque chose ou, plutôt, de quelqu’un d’autre à l’égard de cet objet ; et la racine de cette production est le fait que ce quelqu’un ou ce quelque chose nous ressemble. Nous avons donc une seconde série de passions qui constituent comme une sphère de la similitude. La proposition 27 introduit l’expression désormais principielle de « chose semblable à nous » – et, du coup, nous remarquons que dans tout ce qui précède jamais il n’avait été fait référence à l’homme – les objets de nos passions, comme nos rivaux ou nos  complices, étaient cités sur un registre général, sans mention de leur qualité d’hommes – les objets pouvaient être des choses inanimées, ou des bêtes, ou le pouvoir ou la gloire. Les tiers qui intervenaient auraient pu être des groupes ou des animaux. Les uns et les autres peuvent évidemment aussi être des hommes, mais cette qualité n’entrait pas en ligne de compte. Ici, au contraire, c’est bien de cela qu’il s’agit. Et Spinoza, qui ne définit jamais ce qu’est un homme, estime au contraire que nous reconnaissons spontanément ce qu’est cette « chose semblable à nous ».

La proposition 27 énonce : « Si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et à l’égard de laquelle nous n’éprouvons d’affect d’aucune sorte éprouve quelque affect, nous éprouvons par cela même un affect semblable. » L’important est évidemment que rien ne vient ici prédéterminer l’affect. Suit une série de propositions qui tirent les conséquences logiques de cette efficacité de la similitude ; notons en particulier la proposition 31 qui marque les effets de renforcement ou d’affaiblissement des sentiments : si nous imaginons que quelqu’un aime ce que nous-même aimons, ou hait ce que nous-même haïssons, alors par ce fait même notre amour ou notre haine seront renforcés. Encore une fois il ne s’agit ni d’un calcul rationnel, ni d’une association comme celles qui sont repérées dans les propositions 14 et suivantes : le simple fait qu’une chose semblable à nous éprouve un sentiment (ou plutôt que nous nous représentions qu’elle l’éprouve) suffit à engendrer ce sentiment en nous – et, s’il existait déjà, à en augmenter la force, puisqu’à sa puissance originaire s’ajoute la puissance issue de la similitude ; au contraire, si nous imaginons que quelqu’un a en aversion ce que nous aimons, alors la puissance originaire entre en contradiction avec la puissance issue de la similitude ; aucun des deux affects ne suffit, toutes choses égales par ailleurs, à supprimer l’autre ; nous nous trouvons donc dans une phase de fluctuatio animi. Le corollaire et le scolie de cette proposition 31 indiquent le moyen par lequel nous nous efforçons dès lors de préserver la constance de nos sentiments : si nous sommes tellement influençables par les sentiments d’autrui, ou par l’opinion que nous en avons, le mieux alors serait une situation où autrui aurait d’emblée les mêmes sentiments que nous ; et si ce n’est pas le cas d’emblée, nous allons faire notre possible pour qu’il en soit ainsi ; donc cette caractéristique si cruciale pour la morale et la politique spinozistes (notamment en matière de religion) qui est que les hommes ont toujours le désir de voir vivre les autres selon leur propre ingenium, s’enracine bien dans cette « propriété de la nature humaine » qu’est l’imitatio affectuum. De même, la proposition 32 tire de la proposition 27 une conséquence qui montre les effets parfois néfastes de la psychologie de la similitude : si nous imaginons que quelqu’un (de semblable à nous) tire de la joie d’une chose, aussitôt, par imitation de son affect, nous aimerons cette chose, même si nous ne l’aimions pas antérieurement ; mais s’il s’agit d’une chose qu’un seul peut posséder, le même mouvement par lequel nous nous mettrons à l’aimer fait aussi que nous serons portés à en déposséder celui-là même à l’image duquel nous la désirons. D’où le scolie : par la même propriété de la nature humaine, nous sommes conduits à la commisération envers les malheureux (parce que spontanément nous partageons leur tristesse) et à la jalousie envers les heureux (parce que, comme on vient de le voir, nous ne pouvons partager complètement leur joie tant qu’ils en possèdent l’objet en exclusivité).

Ainsi, ce principe de similitude apparaît, en tant que règle générale de fonctionnement de la nature humaine, comme un facteur puissant d’explication des relations interindividuelles. Il nous fait passer d’un univers où nos passions se donnent des objets, à un monde où elles se compliquent de nos relations avec nos semblables. Une double règle génétique explique donc la psychologie spinoziste : le jeu des passions primitives et l’imitation des affects. Si la première dimension peut nous faire penser à Descartes ou à Hobbes, bien que la liste des affects soit différente, et la teneur des passions primitives modifiée, la seconde dimension suffit à séparer Spinoza des autres philosophes de l’époque. On peut donc mesurer son originalité à trois traits : l’explication par les causes qui considère l’objet comme secondaire par rapport à la force – on serait tenté de dire : l’énergie – de l’affect ; l’imitation des affects fondée sur la similitude ; enfin, une insistance particulière sur le fait que le mécanisme des affects nous est opaque nous-mêmes, y compris lorsque nous croyons maîtriser nos actions.

Pierre-François Moreau, Spinoza et le spinozisme, PUF, 2003, p. 80-84