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L’impuissance relative de la raison – extrait d’Alexandre Matheron

En fait, la connaissance vraie du bien et du mal est, à l’origine, affectée d’un lourd handicap. Car rien de ce qui se passe en nous n’échappe à la causalité naturelle : tous nos sentiments sans exception, qu’ils soient actifs ou passifs, sont soumis à une mécanique inflexible, à laquelle nul libre-arbitre ne nous arrachera jamais, et qui détermine, en cas de conflit, celui d’entre eux auquel reviendra la victoire. Or, de ce point de vue, la Raison est très défavorisée. Et cela, à nouveau, parce qu’elle est abstraite. Ce qui la rendait normative et travestissait ses aspirations la voue aussi à une impuissance au moins partielle. C’est ce que vont démontrer les 18 premières propositions du livre IV.

Ces propositions forment, une fois de plus, un arbre quasi-séfirotique (cf. fig 2). Verticalement, elles se répartissent en trois colonnes : celle de gauche (propositions 2, 5, 7 et 9-13) étudie la mécanique des sentiments considérée en elle-même, indépendamment de toute référence particulière aux sentiments actifs ; celle du milieu (propositions 1, 4 corollaire, 8 et 14) montre comment la connaissance vraie du bien et du mal parvient à s’insérer dans cette mécanique affective ; celle de droite (propositions 3-4, 6, 15, 16 et 17) est consacrée à l’impuissance relative qui en découle pour la Raison ; quant à la proposition 18, qui clôt l’ensemble, elle se rattache aux trois colonnes à la fois. Horizontalement, cet ensemble se divise en cinq groupes. Le groupe C (propositions 1-4 corollaire), envisageant la question à long terme, démontre l’irréductibilité fondamentale de la passion. Les quatre suivants, compte tenu de cette irréductibilité, sont consacrés aux rapports de force qui s’instaurent, dans l’immédiat et à court terme, entre passion et connaissance vraie du bien et du mal : le groupe D (propositions 5 et 6) montre d’où vient la force des sentiments ; le groupe E (propositions 7, 8, 14 et 15) en déduit la loi générale de la mécanique affective; le groupe F (propositions 9-13 et 16-17) apporte une précision supplémentaire en examinant la façon dont certaines considérations temporelles et modales peuvent affaiblir les sentiments ; et le groupe G (proposition 18) compare les effets des sentiments joyeux à ceux des sentiments tristes. Spinoza, lui, dans son exposé discursif, suit l’ordre horizontal jusqu’à la proposition 8 pour adopter ensuite l’ordre vertical. Cette structure est importante, car, à une permutation près, elle se retrouvera telle quelle dans les 20 premières propositions du livre V, qui reprendront la même question pour l’éclairer d’un jour nouveau.

 

La connaissance vraie suffit-elle, du seul fait qu’elle est vraie, à anéantir les passions qui la contredisent ? Les propositions du groupe C répondent par la négative. Car (colonne du milieu) rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est supprimé par la présence du vrai en tant que vrai (Eth., IV, 1). Or (colonne de gauche) il y a bien quelque chose de positif dans la passion, et même d’infiniment positif : lorsque nous l’éprouvons, nous sommes réellement affectés par une cause extérieure réelle qui favorise ou contrarie réellement notre conatus individuel, et cela sous l’influence d’une infinité d’autres causes tout aussi réelles; nous sommes passifs dans la mesure où nous sommes une partie de la Nature, déterminée dans son existence et dans son devenir par l’action des autres parties (Eth., IV, 2), et nous le resterons tant que durera cette situation. Mais (colonne de droite) peut-elle ne pas durer ? La connaissance parviendra-t-elle jamais à nous autonomiser entièrement, au point que nous ne subissions plus d’autres changements que ceux qui se déduisent de notre seule essence ? C’est impossible (Eth., IV, 4). Car il nous faudrait pour cela connaître, non seulement notre essence individuelle, mais aussi celles de tous les êtres qui agissent sur nous de proche en proche : nous serions ainsi omniscients et tout-puissants, régissant à notre convenance la totalité de l’univers (Eth., IV, 4, demo). Or rien n’est plus absurde, puisque nous sommes finis et que, par conséquent, si loin que s’étende notre pouvoir, il sera toujours surpassé par celui d’une infinité d’autres choses (Eth., IV, 3). Et nulle finalité providentielle ne viendra combler cet abime : croire que le cours entier de la Nature puisse, de lui-même, se mettre à notre service, c’est encore, d’une autre façon nous attribuer à tort l’infinitude (Eth., IV, 4, demo). Incapable de s’assimiler dans son intégralité ce quid positivum de la passion, la connaissance vraie est donc condamnée à le laisser subsister à côté d’elle. Et c’est pourquoi la passion (colonne du milieu), même si elle s’atténue de plus en plus, est finalement indéracinable (Eth., IV, 4, cor).

Sans doute cette vérité a-t-elle sa contre-partie, sur laquelle insisteront les propositions 2-4 du livre V. Il y a des degrés dans l’impuissance : plus nous nous acheminons vers la pleine connaissance et la pleine actualisation de notre essence individuelle, plus la positivité de la passion se transmue en idée claire : au niveau de l’existence du troisième genre, même si quelque passivité demeure en nous (les sages meurent aussi !), elle ne constitue plus qu’une très petite partie de notre âme. Mais, précisément, nous en sommes loin et, jusqu’à nouvel ordre, il n’est pas certain que nous puissions nous élever si haut : la Raison, encore très abstraite, occupe peu de place en nous par rapport aux idées inadéquates qui l’accompagnent. Il s’agit donc maintenant de savoir ce dont elle est capable dans l’immédiat, compte tenu de cette infirmité fondamentale : si la connaissance vraie ne supprime pas les désirs passionnels, les exigences qu’elle nous inspire peuvent-elles du moins leur faire échec ?

Pour cela, voyons d’abord, avec les deux propositions du groupe D, ce qui fait la force d’un sentiment. En ce qui concerne les sentiments passifs (colonne de gauche), ils tiennent évidemment leur vigueur de la puissance d’une cause extérieure comparée à la nôtre (Eth., IV, 5) : plus forte est cette cause par rapport à notre conatus, plus grande est la variation favorable ou défavorable qu’elle nous fait subir, plus vive est la passion ressentie. En ce qui concerne les sentiments actifs, et aussi ceux qui se rattachent à la connaissance vraie du bien et du mal en général, leur puissance ne vient que de nous : plus nous nous connaissons et nous actualisons nous-mêmes, plus vive est notre joie, plus grand est le désir qui en découle de réaliser davantage encore notre nature humaine, plus nous réjouissent ou nous affligent les moyens qui nous permettent de mener à bien cette entreprise ou les obstacles qui s’y opposent, plus intenses sont les désirs qui naissent de cette joie ou de cette tristesse ; la force de ces derniers désirs (y compris de ceux qu’engendre la connaissance vraie du mal, bien qu’elle soit passive) se mesure donc, en définitive, à la seule étendue de notre savoir, donc de notre pouvoir causal. Or (colonne de droite) nous l’avons déjà vu, celui-ci est fini et peut toujours se heurter à une force extérieure qui le surpasse. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les passions soient souvent beaucoup plus fortes que les exigences de la Raison (Eth., IV, 6).

Ici encore, il est vrai, la question est loin d’être épuisée et les propositions 8-9 du livre V la reprendront. D’une part, nos passions les plus fortes ne sont pas nécessairement les plus néfastes ; certaines d’entre elles (celles qui ont une multitude de causes que l’esprit considère ensemble) facilitent même l’exercice de la Raison. D’autre part, si les désirs passionnels peuvent être plus vifs que les désirs nés de la connaissance vraie du bien et du mal, rien ne prouve qu’ils le soient dans tous les cas ; et plus s’enrichit notre science, moins ils risquent de l’être, car, toutes choses égales d’ailleurs, le rapport des forces devient alors de moins en moins défavorable à la Raison. Mais, pour que les passions fortes servent toujours, voire le plus souvent, d’auxiliaires à la Raison, il faut un aménagement très particulier des circonstances (politique, nous le verrons), que l’on ne saurait attendre du seul jeu aveugle des causes externes. Et la connaissance du second genre, tant qu’elle se réduit à un petit nombre d’idées abstraites, ne saurait guère nous inspirer d’ardents élans ; les sentiments qu’elle fait naître n’ont donc, au point où nous en sommes, que peu de chances encore d’être plus forts que les passions.

 

Nous pouvons alors, avec les propositions du groupe E, énoncer (colonne de gauche) la loi générale de la mécanique affective. Elle est très simple, et ne fait en réalité que transposer au niveau de l’homme les lois universelles du choc des corps. Puisque un sentiment tire sa force de sa cause, il subsiste en nous aussi longtemps que celle-ci continue de nous affecter de la même façon; et elle continue aussi longtemps que son action sur nous n’est pas contrariée ou supprimée par celle d’une cause antagoniste plus puissante, c’est-à-dire d’une cause qui provoque en nous un sentiment à la fois opposé au premier et plus violent (Eth., IV, 7, demo). Un sentiment ne peut donc être vaincu que par un sentiment plus fort et qui nous entraîne dans une direction contraire (Eth., IV, 7).

De cette mécanique, toutefois (colonne du milieu), la connaissance vraie du bien et du mal est elle-même partie intégrante. Elle est, en effet, joie ou tristesse (Eth., IV, 8). Si, par conséquent, elle ne peut, par la seule vertu de sa vérité, faire s’évanouir la moindre passion, du moins n’est-elle pas absolument inefficace : en tant que sentiment, elle est capable, le cas échéant, de triompher des impulsions qui ne s’accordent pas avec elle (Eth., IV, 14). A condition, bien entendu, que le désir qui en découle soit plus fort que ces impulsions.

Mais, précisément (colonne de droite), cette condition n’est pas remplie au départ : la Raison ne pèse guère dans la balance. Le désir né de la connaissance vraie du bien et du mal peut donc être vaincu par beaucoup de désirs passionnels (Eth., IV, 15). Et il l’est d’autant plus souvent que notre niveau de connaissance est plus bas.

Ici non plus, tout n’est pas encore dit, et les propositions 10-13 du livre V y reviendront. Les sentiments rationnels ou favorables à la Raison ont, en effet, un sérieux atout en leur faveur: leur fréquence, qui, à force égale, finit par les faire prévaloir sur les passions néfastes dont le déchaînement est moins constant. Cela aussi fait partie de la mécanique des sentiments. Mais, nous le verrons également, pour que ce facteur acquière une certaine importance, il faudra à la fois un bon conditionnement politique et un développement déjà assez élevé de la Raison. Ce n’est donc pas le lieu d’en parler.

 

La situation est encore aggravée par les considérations temporelles et modales qui affaiblissent les sentiments. Car il n’était question jusqu’ici que de sentiments envers les choses présentes. Mais nous en éprouvons aussi pour des choses passées, ou pour des choses futures que nous imaginons d’après nos expériences antérieures : espoir, crainte, etc., avec les désirs qui s’ensuivent. Ce qui se passe alors fait l’objet des propositions du groupe F.

La question est d’abord examinée, sans référence particulière à la Raison, dans les propositions 9-13 (colonne de gauche), qui forment elles-mêmes, un petit arbre quasi- séfirotique. Le point de départ est le suivant : une chose que nous savons absente ne nous affecte pas aussi vivement qu’au moment où elle agissait en personne ; car son image entre alors en conflit (et c’est pour cela seulement que nous la savons absente) avec d’autres images qui excluent son existence hic et nunc (Eth., IV, 9). Toutes choses égales d’ailleurs, un sentiment envers une chose passée ou future est donc plus faible qu’un sentiment envers une chose présente (Eth., IV, 9 cor).

De là deux séries de conséquences parallèles. La première est purement temporelle. Nous sommes plus affectés par l’image d’un futur ou d’un passé proche que par celle d’un futur ou d’un passé lointain (Eth., IV, 10), car le nombre des images qui excluent l’existence d’une chose augmente avec l’intervalle chronologique qui, selon nous, nous en sépare (Eth., IV, 10, demo). Cependant, notre capacité d’imagination n’étant pas illimitée, ce nombre devient vite tout à fait indéterminé : deux choses très lointaines, quelle que soit leur date, nous émeuvent aussi peu l’une que l’autre (Eth., IV, 10, scolie).

La seconde série est modale. Car une chose que nous savons ne pas exister présentement peut être imaginée par nous de trois façons : comme contingente, si nous la considérons seule, sans avoir la moindre idée des causes qui pourraient la produire (Eth., IV, def 3) ; comme possible, si nous avons quelque idée de ces causes, mais sans savoir si elles entreront ou non en jeu pour la produire effectivement (Eth., IV, def 4) ; comme nécessaire, si nous savons (ou croyons savoir) qu’elles agiront infailliblement. Or l’image d’une chose possible ou contingente nous affecte moins que celle d’une chose nécessaire (Eth., IV, 11) ; car la première est contrariée, non seulement par des images qui excluent l’existence hic et nunc de son objet, mais aussi par des images qui excluent son existence à venir, alors que cette dernière catégorie d’obstacles n’intervient nullement pour la seconde : celle-ci livre son objet comme déjà quasi-présent, celle-là nous le fait percevoir tour à tour comme devant et ne devant pas exister. De même, l’image d’une chose contingente nous affecte moins que celle d’une chose possible (Eth., IV, 12) ; car celle-ci est au moins favorisée par les images des causes éventuelles de son objet, encore que leur avènement demeure douteux, tandis que celle-là ne jouit même pas de cet adjuvant.

Enfin, les deux séries parallèles convergent vers une conclusion unique : un sentiment envers une chose que nous imaginons comme contingente est beaucoup moins fort qu’un sentiment envers une chose présente (Eth., IV, 12, cor) ; car un futur contingent nous affecte moins qu’un futur possible lointain, qui lui-même nous émeut moins qu’un futur possible proche, qui lui-même nous intéresse moins que le présent. Et cela est vrai non seulement pour le présent, mais aussi pour le passé, dont nous savons au moins qu’il a existé un jour (Eth., IV, 13).

Or (colonne de droite) ces causes d’affaiblissement valent pour tous les sentiments sans exception, y compris ceux qui se rattachent à la connaissance vraie du bien et du mal. Le désir qui naît de celle-ci, lorsque il porte sur un objet futur, peut donc très facilement être vaincu par le désir passionnel que nous inspire une chose présente (Eth., IV, 16) ; et beaucoup plus facilement encore si ce futur est considéré par nous comme contingent (Eth., IV, 17).

Sans doute ces deux propositions ont-elles au premier abord de quoi surprendre. Que peut bien signifier une connaissance vraie des futurs contingents ? La Raison ne conçoit-elle pas toutes choses comme nécessaires? Son objet, indépendant de toute fluctuation temporelle, n’est-il pas, en un sens, toujours présent ? Certes, et les propositions 5-7 du livre V y reviendront pour faire rebondir la question. Mais, au point où nous en sommes, cette double vérité est encore de peu d’importance. Car elle concerne seulement la Raison prise en elle-même, compte non tenu des conditions concrètes de son exercice. Or, d’un objet donné, la Raison ne connaît que certaines propriétés universelles dont elle déduit certaines conséquences, en plus ou moins grand nombre selon le niveau qu’elle a atteint ; ce sont donc ces propriétés, et celles-là seules, qu’elles nous fait considérer comme nécessaires et comme présentes ; pour le reste, nous pouvons fort bien imaginer l’objet en question comme futur, et comme possible ou contingent. Par exemple, tous les hommes savent (vérité nécessaire et éternelle, mais très abstraite) que la sécurité qu’ils recherchent a pour condition la paix sociale ; mais, comme ils ignorent tout des causes qui permettraient d’instaurer une société non-conflictuelle, celle-ci n’est pour eux qu’un beau rêve, un futur contingent qui ne mérite aucun sacrifice ; bien plus : même si la lecture du Traité Politique leur a fait connaître ces causes (vérité tout aussi nécessaire et éternelle, mais déjà moins abstraite), ils ne savent toujours pas comment agir sur la situation présente pour les mettre infailliblement en œuvre, et la concorde interhumaine leur apparaît alors comme un futur possible, qui, s’il les émeut davantage, demeure trop incertain pour les inciter à un engagement total. Tout dépend donc de la place respective qu’occupent en nous idées claires et idées confuses : plus notre savoir pénètre le détail des choses, moins le doute et le temps peuvent atténuer les sentiments qu’elles nous inspirent. Mais, tant que l’imagination prédomine, ces causes d’affaiblissement gardent leur poids (Eth., IV, 62, scolie).

Inversement, d’ailleurs, les sentiments passifs peuvent, eux aussi, avoir pour objet des choses futures ; dans ce cas, comme le montreront les mêmes propositions 5-7 du livre V, ils seront défavorisés par rapport aux sentiments actifs qui concernent le présent. Mais pour que nos passions nous orientent constamment vers l’avenir, et surtout vers un avenir lointain, un bon conditionnement politique est ici encore indispensable : dans l’état de nature, et même dans les sociétés mal faites, nous sommes plutôt harcelés par l’immédiat. La loi d’affaiblissement joue donc pour l’instant à sens unique, et au détriment de la Raison.

Enfin, toutes choses égales d’ailleurs (groupe G), un désir né de la joie est plus fort qu’un désir né de la tristesse (Eth., IV, 18). Le premier, en effet, est favorisé par la cause extérieure du sentiment dont il découle, tandis que le second ne trouve en elle qu’un obstacle contre lequel il doit lutter. Le désir né de la connaissance du mal peut donc, beaucoup plus facilement encore que le désir né de la connaissance du bien, être vaincu par des passions joyeuses. Nouvelle cause de faiblesse, dans l’immédiat, pour les exigences de la Raison, puisque celles-ci, étant donnée l’extrême abstraction de notre savoir, se font sentir plutôt sous l’aspect « connaissance vraie du mal » que sous l’aspect « connaissance vraie du bien ». Sans doute la situation se renversera-t-elle à mesure que se développera la Raison, mais nous en sommes encore bien loin.

 

***

 

Le bilan est donc sombre. Plus la Raison est abstraite, plus les sentiments qui, directement ou indirectement, se rattachent à elle sont faibles devant les passions. La distance est grande, on le voit, entre le désir rationnel et la conduite qui devrait en découler. Nul n’est totalement insensible aux exigences de la Raison, car chacun de nous possède les notions communes et peut en déduire au moins quelques conséquences ; mais la plupart des hommes n’arrivent pas à vivre selon ces exigences, car elles sont vaincues, dans leur corps et dans leur âme, par des désirs passionnels plus intenses. D’où le paradoxe du « video meliora proboque… » (Eth., IV, 17, scolie).

La situation, pourtant, n’est pas absolument désespérée. Car l’examen de ce qui fait l’impuissance de la Raison nous montre en même temps à quelles conditions elle pourrait vaincre. De tout ce qui précède, il résulte aussi qu’un désir né de la connaissance vraie peut être suivi d’exécution. Mais il ne le peut que moyennant l’une ou l’autre des deux (ou des trois) conditions suivantes :

– Ou bien (condition maximum) il faut que ce désir soit plus fort, à lui seul, que toutes nos passions réunies. Mais, comme le montrent à la fois le groupe D et le groupe F, cela n’est possible que si la Raison, en nous, est déjà suffisamment développée pour que notre esprit se compose en majeure partie d’idées adéquates : les représentations confuses, alors, seront de peu de poids à côté d’elle, la loi de proportionnalité de la cause et de l’effet jouera en faveur des sentiments qui lui sont liés, et ceux-ci seront peu affectés par la loi d’affaiblissement. S’il en est ainsi, comme le montre le groupe E, la majorité absolue dont elle jouira la rendra pratiquement invincible. Par contre, tant que ce seuil n’est pas atteint, toute augmentation de connaissance risque de signifier pour nous une conscience accrue de notre impuissance : d’où la citation de l’Ecclésiaste (Eth., IV, 17, scolie).

– Ou bien (condition minimum) il faut que le désir né de la connaissance vraie, trop faible encore pour nous entraîner seul, soit renforcé par des désirs passionnels qui nous orientent dans la même direction ; et que l’appoint ainsi fourni soit assez fort pour vaincre les désirs passionnels antagonistes. Gouvernement de coalition, cette fois. En droit, ce n’est pas impossible, car toutes les passions ne sont pas fatalement néfastes : s’il n’y a pas de finalité providentielle, il n’y a pas non plus de contre-finalité démoniaque. Mais cela dépend des causes extérieures, et d’elles seules. Cette condition implique donc que les causes extérieures s’organisent d’elles-mêmes de façon à nous faire agir comme si la seule Raison nous commandait. Tant que la Raison demeure incapable de voler de ses propres ailes, nous ne pouvons vivre selon ses exigences que si nos aliénations sont convenablement dirigées.

– Entre ces deux extrêmes, une condition intermédiaire peut aussi être envisagée : si nos passions (même très fortes, même néfastes) se diversifient et s’émiettent au point de se neutraliser les unes les autres, le désir né de la connaissance vraie, disposant alors d’une majorité relative, pourra se frayer la voie entre ces divers écueils. Mais il faut pour cela, ou bien que la Raison soit déjà assez puissante pour pratiquer une savante politique de bascule, ou bien que les causes extérieures favorisent d’elles-mêmes cet émiettement et cette diversification. Ce qui nous renvoie, sous une forme atténuée il est vrai, à l’une ou l’autre des deux conditions précédentes.

Un double problème se pose donc, auquel est suspendue toute la destinée éthique de l’homme. La Raison peut-elle se développer jusqu’à atteindre ce seuil au-delà duquel elle deviendra invincible ? Et, en attendant, les causes extérieures peuvent-elles s’organiser d’elles-mêmes de façon à nous susciter des passions allant dans le même sens que la Raison ? Si la réponse à ces deux questions devait-être négative, aucun espoir ne serait permis.

Pour résoudre ce double problème, il nous faut évidemment savoir quelles sont les exigences de la Raison. Jusqu’à présent, nous savons seulement qu’elles existent ; mais en quoi consistent-elles? Quel est leur contenu ? C’est ce que Spinoza examine dans les propositions suivantes.

 

Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, 1969, p. 229-240.