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Lecture des propositions XLV à LII du De Affectibus

Les propositions 45 à 47 poursuivent l’examen des conséquences de l’imitation affective entre semblables, élargie aux relations triangulaires et collectives.

Les propositions 48 et 49 examinent certaines variations des affects d’amour et de haine du point de vue de leurs objets.

La proposition 50 transfert les propriétés déjà démontrées pour l’amour et la haine aux affects dérivés de l’espoir et de la crainte.

La proposition 51 introduit un double principe de diversification affective, entre individus et à l’intérieur de chaque individu.

La proposition 52 examine l’étonnement comme imagination du singulier.

Prop. 45 : Si quelqu’un imagine quelqu’un de semblable à lui affecté de Haine vis-à-vis d’une chose semblable à lui, et qu’il aime, il l’aura en haine.

demonstratio par 3, prop 403, prop 13, sc3, prop 21

Mécanisme de l’imitation des affects, renforcé par l’identification, dans une situation triangulaire. La similitude joue ici des deux côtés à la fois : du côté de l’objet aimé, du côté du tiers intervenant, l’un et l’autre imaginés comme semblables à moi.

L’on hait celui dont on pense qu’il hait les personnes que nous aimons : principe d’extension de la haine, mécanisme général de toutes les alliances, qui sera prolongé dans la prop. suivante.

Les ennemis de nos amis sont aussi par là même nos ennemis : « il est donc possible que nous haïssions, et sans doute aussi que nous aimions, par personne interposée » (Macherey, 294).

Démonstration

Passe par l’identification aux sentiments de la chose aimée à l’égard du tiers.

L’imitation affective nous fait partager la tristesse et la haine en retour qu’éprouve la personne que nous aimons lorsque nous l’imaginons haïe par une autre. Cette tristesse partagée étant associée à la tierce personne comme cause, nous prenons celle-ci en haine.

Rien de tout cela n’est un raisonnement mais seulement un jeu automatique de l’imagination.

Prop. 46 : Si quelqu’un a été affecté, par quelqu’un d’une certaine classe ou nation différente de la sienne, d’une Joie ou d’une Tristesse accompagnée, comme cause, de l’idée de celui-ci, sous le nom universel de sa classe ou de sa nation : il aimera ou il aura en haine, non seulement celui-ci, mais tous ceux de la même classe ou nation.

demonstratio par 3, prop 16

Extension de l’amour et de la haine au « groupe » – « rang » (Macherey) ou « classe » (classis) et « population » (Macherey) ou « nation » (natio) : divisions de la société romaine antique – auquel est associée la personne aimée ou haïe : principe d’extension collective de l’amour et de la haine ; transformation de l’affect individuel en préjugé collectif.

Ces groupes sont eux-mêmes des abstractions ou manières d’imaginer.

Macherey : « On devine aisément les conséquences de cette transmission automatique des affects pour la vie sociale, et les antagonismes dont elle est inévitablement la source » (296).

Ancrage pour tout ce qui sera patriotisme, nationalisme, racisme, xénophobie, etc., préjugés défavorables (ou favorables) à l’égard d’un ensemble d’individus.

Démonstration

Directement déduit du principe d’identification par ressemblance énoncé par la prop. 16.

Prop. 47 : La Joie qui naît de ce que nous imaginons détruite, ou affectée d’un autre mal, une chose que nous haïssons, ne naît pas sans quelque tristesse de l’âme.

demonstratio par 3, prop 27

Il n’y a pas de joie pure tirée du fait d’imaginer détruite ou lésée une chose que nous haïssons.

Démonstration

Semble réduire l’application de la prop. 47 au cas des choses semblables à nous : à la joie éprouvée par hypothèse, s’ajoute nécessairement, par imitation des affects, un affect de tristesse.

A traduire en termes relatifs : plus la chose m’apparaît comme semblable à moi, plus je m’attristerai de sa tristesse, et réciproquement.

Si la chose n’est pas semblable à nous :

– toute chose peut être imaginée comme semblable à nous (arbres, animaux, etc.), et un homme ne l’est pas nécessairement

– cf. scolie ci-dessous.

Scolie

Autre démonstration, à partir du corollaire de la prop. 17 de la partie 2, qui met en jeu le mécanisme de la mémoire : la tristesse initiale, du fait de l’inertie mémorielle, n’est pas supprimée mais seulement contrariée ou bridée par la joie seconde.

La joie du naufragé rescapé, par ex., n’est pas sans mélange : la joie du sauvetage n’annule pas mais réduit seulement la tristesse du naufrage.

Quand je me remémore un tel événement, la joie est teintée de tristesse et la tristesse est suivie par la joie : confusion réitérée des sentiments.

Fin du scolie : le « complexe de l’ancien combattant » (Macherey, 299), comme cas typique de joie triste ou de tristesse joyeuse : plaisir pris à la narration répétée des maux surmontés.

Moreau – cette fin du scolie est caractéristique de Ethique III (et IV) : entre la géométrie (mécanique automatique) des affects et l’illustration concrète issue de la vie courante et de la littérature.

Prop. 48 : L’Amour et la Haine, par ex. à l’égard de Pierre, sont détruits si la Tristesse qu’enveloppe celle-ci, et la Joie qu’enveloppe celui-là, sont jointes à l’idée d’une autre cause ; et l’un et l’autre se trouvent diminués, pour autant que nous imaginons que ce n’est pas Pierre seul qui fut cause de l’une ou de l’autre.

demonstratio par 3, prop 13, sc

Enjeu : la fixation – et le détachement – à l’égard des objets d’amour et de haine, la force et la faiblesse de nos investissements affectifs à l’égard des « choses » : Mobilité et circulation de la joie/tristesse entre leurs objets.

Cette fixation, en elle-même déjà seconde par rapport à l’affect de Joie/Tristesse en tant que tel, ne tient qu’à la représentation de l’objet aimé/haï comme cause : si une autre cause (imaginaire) vient compléter ou remplacer la première, l’amour et la haine à l’égard de celle-ci sont réduits en conséquence.

1e cas – « une autre cause » : une cause distincte qui se substitue à la première, qui l’exclut : réinvestissement, déplacement ou report de l’investissement affectif d’un objet vers un autre.

2e cas – « ce n’est pas Pierre seul » : causes adjuvantes ou associées qui s’ajoutent à la première, et la relativise : division, distribution ou répartition de l’investissement affectif entre plusieurs objets.

L’amour – ou la haine – pour une chose ne se maintient que tant que la chose aimée est imaginée comme la cause principale voire unique de la joie ou de la tristesse ressenties : ces affects seront d’autant plus grands et fermes, d’autant mieux fixés sur leur objet, que celui-ci apparaîtra comme leur cause principale, ce que précisera la proposition suivante.

Macherey : « Cette opération de mesure a manifestement une portée éthique : en établissant les conditions qui détermine la force ou la faiblesse des affects, et leur importance dans l’économie interne de l’âme, elle indique la voie à suivre pour introduire dans leur jeu spontané un contrôle, en exploitant les possibilités ouvertes par ces variations d’intensité. » (304-305).

Les propositions 6 et 9 du De Libertate exploiteront la prop. 48 et ces potentialités de variation dans un sens « curatif » (Macherey, 306) : connaître les choses comme nécessaires et comme opérant toujours de concert (à plusieurs, jamais seules), comme inscrites dans l’ordre global de la nature, réduit la force des affects que nous éprouvons à l’égard de chacune, ce qui accroît notre pouvoir sur eux. Au contraire, l’imagination affective domine l’âme et l’aliène dans la mesure où elle la conduit à s’absorber dans la représentation exclusive voire obnubilée de certaines choses particulières, détachées abstraitement de leur contexte : en ce sens, l’étonnement (admiratio), qui n’est pas à proprement parler pour Spinoza un affect mais plutôt une tendance affective et cognitive générale, ne sera pas particulièrement à cultiver (cf. 3, prop 52 sc et déf. 4 des affects).

Démonstration

Déduite la seule définition de l’amour et de la haine, donnée dans le scolie de la prop. 13.

Prop. 49 : L’Amour et la Haine à l’égard d’une chose que nous imaginons être libre doivent l’un et l’autre être plus grands, à cause égale, qu’à l’égard d’une chose nécessaire.

demonstratio par 1, def 73, prop 13, sc 3, prop 48

Application de la proposition précédente (comme en témoigne la démonstration qui s’appuie sur elle) : la chose libre étant celle qui est/agit et se perçoit par soi, sans l’intervention d’autres causes qu’elle même.

« Libre », ici s’oppose à « nécessaire » au sens de « contrainte » (coacta), selon l’opposition conceptuelle mise en place dans la déf. 7 du De Deo.

Si un rocher me tombe dessus, je suis triste mais sans éprouver de la haine à l’égard du rocher : celui-ci n’est pas imaginé comme la cause libre et isolée de ma douleur.

Si j’imagine qu’un homme me cogne volontairement, je le prends en haine, car je l’imagine comme cause libre de ma douleur.

En lui-même l’affect primaire de tristesse/déplaisir (et l’affection physique de mon corps qui lui correspond) est le même : mais la représentation imaginaire de la cause comme libre ou comme non-libre produit deux affects secondaires de haine de nature et d’intensité différentes.

En réalité, aucune chose singulière n’est « libre » en ce sens : seul Dieu l’est. Ce qui signifie qu’aucun amour pour les choses singulières ne pourra se prémunir absolument contre la considération des causes extérieures. Ceci permettra aussi d’établir plus loin, a contrario, la spécificité de l’amour intellectuel de Dieu, c’est-à-dire de la seule chose libre.

Mais ici, il s’agit bien d’imagination et non d’une connaissance rationnelle adéquate : nous imaginons être libres des choses qui ne le sont pas (illusion du libre-arbitre), nous les « divinisons ».

Macherey : « et ainsi, alors même que la réalité de cette chose est modale, c’est-à-dire qu’elle est une partie de la nature, elle est sacralisée d’une manière foncièrement déraisonnable » (309).

Démonstration

Si l’objet aimé est imaginé libre, il est imaginé comme une cause à lui tout seul, une cause indépendante d’autres causes extérieures.

L’amour pour l’objet s’en trouve par là même renforcé dans la mesure où la fixation sur cet objet se trouve alors préservée de la considération d’autres causes qui viendraient diminuer voire supprimer sa « responsabilité » causale.

Au contraire, si l’objet aimé est imaginé « nécessaire » (au sens de « contraint », coacta), les affects à son égard perdent en force et en constance.

Scolie

Applique la leçon de la prop. au cas particulier des affects entre semblables (alors que la prop. parlait de « chose » en général) : les choses que les hommes se représentent comme libres sont d’abord les hommes eux-mêmes.

Rejoint l’appendice de Ethique I : il s’agissait alors surtout des conséquences sur l’imaginaire individuel et le préjugé finaliste (+ rituel religieux).

Ici, sont soulignées d’autres conséquences de l’illusion du libre-arbitre sur les affects et les rapports inter-humains : L’illusion du libre-arbitre que les hommes se prêtent à eux-mêmes a pour conséquence d’accroître globalement la force – d’abord aliénante – des affects inter-humains secondaires (les mouvements d’amour et de haine entre eux).

Ce renforcement est encore accru par les mécanismes de l’imitation des affects entre semblables : l’imitation proprement dite (prop 27), le principe de réciprocité proportionnelle (prop 34), le principe de réplication (prop 40), les effets multiplicateurs de la réplication des affects (prop. 43).

Macherey : « Ceci explique le souci permanent qu’a Spinoza – ce souci traverse toute l’Ethique – de relativiser ce qui se rapporte à la nature humaine, qu’il refuse de dissocier du reste de la nature des choses : faire de l’humanité un absolu, la constituer tanquam imperium in Imperio, comme si elle avait une valeur complètement à part de celle des autres choses, c’est se condamner à méconnaître les conditions nécessaires qui déterminent réellement l’existence des hommes » (311).

Prop. 50 : N’importe quelle chose peut être par accident cause d’Espérance ou de crainte.

demonstratio par 3, prop 153, post 13, prop 143, prop 11, sc3, prop 18, sc 2

Transfert aux affects dérivés de l’espoir et de la crainte une propriété déjà démontrée pour les affects primaires de joie et de tristesse (prop 15) : causalité affective par accident, fondée sur l’association d’affects simultanés.

Par là se développent les présages (omina), les « signes » interprétés comme avant-coureurs, les pressentiments, les représentations superstitieuses et les rituels qui les accompagnent.

La préface du TTP offre un développement parallèle.

Démonstration

Même principe que celle de la prop. 15 : association affective et corporelle.

Une association par accident passée devient cause d’une association attendue.

Scolie

Nomme les « bons et mauvais présages ».

Traduit ensuite en termes d’efforts (via la règle générale de la prop. 28) : les choses qui sont causes d’espérance et de crainte sont aimées et haïes, ce qui conduit à faire effort pour les favoriser ou les écarter/détruire. Le présage n’est pas simplement représentatif, mais dynamique (effort/acte) : par ex., je me mets à tuer les chats noirs. La superstition engendre des comportements et des rituels.

Cependant, il y a toujours cette dissymétrie, fondée dans la prop. 25, qui nous porte à croire plus facilement aux objets d’espoir qu’à ceux de crainte. Mécanisme unique, mais pas de parallélisme de fait- dans les effets – entre espoir et crainte : dissymétrie, comme dans 40 et 41, du fait de la prop. 25 (orientation privilégiée vers la joie). La superstition sera plus souvent et facilement fondée sur l’espoir que sur la crainte.

Origine des superstitions : cf. TTP, préface.

Fluctuatio animi

Le scolie transfert tout ce qui a été établi pour l’amour et la haine aux affects dérivés de l’espoir et de la crainte.

Prop 51 : Des hommes différents peuvent être affectés par un seul et même objet de manière différente, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de manière différente à des moments différents.

demonstratio par 2, prop 13, post, 32, prop 13, lem 3, ax 1

Double principe de diversification des affects : pour un seul et même objet, diversification entre plusieurs hommes (au même moment) et à l’intérieur d’un même homme (d’un moment à un autre).

Très grande diversité des goûts (thématique classique) mais aussi inconstance/variabilité/versatilité des goûts de chaque individu.

Démonstration

Repose essentiellement sur la très grande et diverse « affectabilité » du corps humain : les deux postulats suffisent à produire ce double principe de variation.

Scolie

D’abord, récapitulation.

Ensuite, passe du plan des affects à celui du « jugement » (judicari) : ce ne sont pas seulement les goûts et les préférences affectives qui sont diverses, ce sont aussi tous les jugements de valeur prétendument objectifs ou rationnels, qui en réalité en sont issus. Prolonge l’examen critique des notions de « bon/bien/meilleur » et de « mauvais/mal/pire », déjà entamé par le scolie de la prop 9 et par le scolie de la prop 39.

Les jugements sont d’abord fondés sur les affects : nous croyons que nous aimons une chose parce qu’elle est bonne, mais c’est l’inverse qui se produit en réalité. Si les jugements étaient rationnels, nous aurions tous les mêmes jugements.

Les jugements portés sur les affects et le caractère d’autrui relèvent d’une comparaison implicite avec nos propres affects : 4 affects sont pris en exemples, que je juge à partir des miens.

« hardiesse » (Macherey) ou « audace » (audacia) et, « frousse » (Macherey) ou « pusillanimité » (pusillanimitas) : cf. aussi définitions 40 et 41, qui soulignent la dimension relative et comparative.

L’inconstance du jugement des hommes, elle-même liée à l’aveuglement généralisé d’une vie sous la domination des affects passifs, peut amener les hommes non seulement à être contents d’eux (« contentement de soi », acquiescentia in se, mais aussi à se prendre en quelque sorte eux-mêmes en haine et à se détruire : « repentir » (pœnitentia). Affects ici nommés et définis, après avoir été évoqués dans le scolie de la prop 30, et qui seront définis à nouveau dans les définitions 25 et 27. L’explication qui suit la définition 27 tirera les conséquences de tout cela quant à la diversité des valeurs et interdits religieux.

Position originale de Spinoza à l’égard des morales traditionnelles et notamment chrétienne : Le repentir est représenté ici comme un affect négatif / passion triste, et non comme une vertu (tradition chrétienne). Le contentement de soi est d’habitude dévalorisé (le « moi haïssable » de Pascal) : ici, l’un et l’autre naissent exactement du même mécanisme affectif.

Prop 52 : Un objet que nous avons vu en même temps que d’autres, ou bien que nous imaginons n’avoir rien qui ne soit commun à plusieurs, nous ne le contemplerons pas aussi longtemps que celui que nous imaginons avoir quelque chose de singulier.

demonstratio par 2, prop 182, prop 18, sc

Fascination spontanée pour le singulier (ou ce qui imaginé tel) : l’inhabituel étonne et fixe l’attention.

Deux cas : L’habituel est soit ce qui a été vu avec d’autres objets, soit ce dont les propriétés ont quelque chose de commun avec celles d’autres objets.

Le scolie nommera ce pseudo-affect « admiration » ou « étonnement » – on pourrait dire « surprise » : un affect qui n’apparaît quasiment qu’ici, comme un bloc isolé et tardivement.

L’attention portée aux caractères communs de plusieurs choses est ce qui engage l’esprit sur la voie de l’acquisition des « notions communes » de la connaissance du 2e genre ; au contraire, l’imagination du singulier apparaît comme un frein à cet élargissement de la compréhension, de par sa « force hypnotique » (Macherey, 322) et la sorte de stupeur dans laquelle elle plonge l’esprit.

Démonstration

Ne renvoie qu’à la prop 18 de la partie II, et non aux autres affects déjà déduits : fondé purement et simplement sur la mémoire associative.