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Lecture des propositions I à VII du De Servitute

Les premières propositions du De Servitute – 1 à 18 – développent la condition naturelle de servitude des hommes, en tant que ceux-ci sont généralement dominés par leurs passions – par la « force des affects » -, parce qu’il sont soumis aux rencontres et aux causes extérieures, en tant qu’ils sont des « parties » de la nature.

Pour un commentaire général de ces 18 premières propositions, voir aussi l’extrait d’Alexandre Matheron ici.

Deux leçons principales sont apportées par les propositions I à VII.

D’une part, qu’un homme ne peut pas échapper tout à fait à cette servitude fondamentale – aux aléas des rencontres extérieures, aux idées inadéquates, aux affects passifs et à leur domination -, dans la mesure où tout homme n’est qu’une « partie » de la nature, un mode fini existant dans la durée. (prop.

D’autre part, que cette servitude cognitive et affective ne peut être éventuellement réduite qu’à partir et que de l’intérieur même d’elle–même, et non depuis une position souveraine qui lui serait extérieure.

 

***

Prop. 1 : Rien de ce qu’a de positif une idée fausse n’est supprimé par la présence du vrai, en tant que vrai.

demonstratio par 2, prop 35  |  2, prop 33  |  2, prop 32  |  3, prop 4

« ce qu’a de positif une idée fausse » : le fait d’être une idée, une chose mentale. Son caractère faux n’a en lui-même rien de positif mais consiste seulement en une privation.

« la présence du vrai, en tant que vrai » : indépendamment de la positivité de l’idée vraie comme idée.

Prolonge le principe déjà établi dans la prop. 32 du De Mente, selon lequel : « Il n’y a dans les idées rien de positif à cause de quoi elles sont dites fausses ».

Cela signifie que l’on ne peut pas attendre des idées vraies qu’elles suppriment ce que les idées fausses ont de positif : par ex. la connaissance de la vraie distance du Soleil ne supprime pas sa distance imaginaire, telle qu’elle est perçue.

Les idées vraies peuvent cependant supprimer la fausseté des idées fausses, c’est-à-dire leur caractère mutilé ou incomplet.

Mais se pose ici la question de la résistance des idées fausses.

La fin du scolie fera comprendre les enjeux plus proprement affectifs de cette proposition : idées fausses et affects passifs étant essentiellement liés, alors qu’à l’inverse les idées qui correspondent aux affects actifs sont adéquates et vraies (cf. III, 58 et démo).

Plus loin (occurrence unique), cette proposition servira précisément à démontrer la proposition 14 qui établit que « la connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, réduire aucun affect, mais seulement en tant qu’elle est considérée comme un affect ».

Macherey (61 n. 1) : « Si l’idée vraie a quelques chances de l’emporter sur l’idée fausse, c’est d’abord en tant qu’elle est une idée, avec la force qui détermine sa nature d’idée ».

Ainsi, cette proposition initiale aborde la servitude humaine sous l’angle d’un affrontement fondamental entre idées de différentes forces.

C’est cet affrontement pour ainsi dire « physique » entre idées et affects qui permet de comprendre pourquoi l’on peut « voir le meilleur » et pourtant « faire le pire », formule qui sert à caractériser l’impuissance humaine dans la Préface du De Servitute.

Démonstration

Les idées fausses n’ont rien de positif en tant que fausses (simple privation).

Au contraire, en Dieu, même les idées fausses sont vraies.

Démo par l’absurde : si l’on nie la prop. 1, cela signifierait qu’une idée vraie pourrait se supprimer elle-même, ce qui est contraire à la prop. 4 du De Affectibus (rien ne se supprime soi-même). Les idées, qu’elles soient vraies ou fausses, comme les affects, sont des « choses » comme les autres, disposant d’un conatus par lequel elles tendent à s’affirmer et à persévérer dans leur être.

Scolie

Le scolie propose une autre voie démonstrative : théorie de l’imagination et explication de l’origine des idées inadéquates (II, 16, cor 2).

Reprise de l’exemple du Soleil (déjà développé en II, 35 sc) : Quand nous connaissons la vraie distance du Soleil, l’erreur est « supprimée » (= le caractère faux de l’idée, sa mutilation), mais pas l’imagination elle-même (l’idée dans ce qu’elle a de positif, comme effet de l’imagination, indépendamment de sa fausseté) ; en fait, la distance du soleil telle que nous la percevons a elle-même sa « vérité » (Macherey : les idées fausses sont « de vraies idées », 58), qui justement s’explique par la distance réelle du soleil (nature du corps extérieur/affectant) combinée aux caractéristiques de notre œil (nature du corps affecté) ; imaginer le Soleil à deux cents pieds n’est une erreur que tant que nous ignorons sa vraie distance, c’est-à-dire en tant que, nous trompant d’idéat, nous rapportons cette idée au Soleil lui-même au lieu de la rapporter à l’effet du Soleil sur nos yeux.

Connaître sa vraie distance fait s’évanouir la fausseté de l’imagination de sa distance, mais pas cette imagination ou idée elle-même.

L’ignorance de la vraie distance du soleil n’est pas la cause de la représentation imaginaire elle-même, mais plutôt son effet.

Sur le plan plus spécifiquement affectif : lorsqu’un affect est surmonté par un autre, ce n’est pas par un effet de « vérité ». Cela résulte chaque fois d’un certain rapport de forces entre imaginations concurrentes, quelle que soit par ailleurs leur valeur de vérité.

Macherey : « Ce raisonnement prépare à considérer que, dans cet affrontement entre des représentations dont les sources sont distinctes, tout se joue sur le plan des affects qui leur sont attachés, et non sur celui de leur être représentatif tel qu’il découle comme un effet de leur nature d’idées adéquates ou inadéquates, complètes ou mutilées, claires ou confuses. » (66).

Prop. 2 : Nous pâtissons en tant que nous sommes une partie de la nature, qui ne peut se concevoir par soi sans les autres.

demonstratio par 3, def 2  |  3, def 1

Les prop. 2, 3 et 4 doivent être lues ensemble : finitude humaine.

Nous sommes – comme tout « mode » – une « partie » de la nature : nous ne sommes pas le tout, ni même un tout, qui pourrait être et se concevoir de manière auto-suffisante ; nous ne sommes pas une réalité substantielle, mais un être dépendant d’un grand nombre d’autres choses, et ainsi exposé à de nombreux rapports de force, comme énoncé dans l’axiome de la partie IV et repris dans la proposition suivante.

C’est pour cela – parce que nous sommes une réalité modale – que nous « pâtissons », plutôt que nous « agissons », au sens donné à ses termes par la définition 2 du De Affectibus : « je dis que nous sommes passifs quand il se fait en nous quelque chose ou qu’il suit de notre nature quelque chose, dont nous ne sommes la cause que partiellement ».

C’est pourquoi aussi du même coup nous formons les idées fausses parce qu’inadéquates dont il vient d’être question dans la première proposition.

Cependant, il faut garder en mémoire que cette finitude fondamentale, et la passivité qui en découle, ne définissent pas notre nature, qui en elle-même, en son conatus, tend à s’affirmer indéfiniment sans limite, à agir, à être cause adéquate de ces actions/effets. Par là, l’être humain est pris dans une sorte de contradiction entre sa nature affirmative et les limites inhérentes à son statut de mode ou de « partie » qui soumettent l’expression de sa puissance aux contraintes extérieures : « la servitude humaine est la manifestation de cette contradiction, et rien d’autre. » (Macherey, 69).

« Que l’homme soit voué à la servitude est une possibilité statistique, non une nécessité rationnelle, et c’est précisément dans l’écart qui sépare la première de la seconde que l’entreprise éthique se donne un champ d’intervention. » (Macherey, 72).

Démonstration

La démonstration ramène la déf. 2 du De Affectibus à la déf. 1 du même livre : être cause partielle, c’est être cause inadéquate, c’est-à-dire cause « dont on ne peut connaître l’effet par elle seule ».

Prop. 3 : La force par laquelle l’homme persévère dans l’exister est limitée, et la puissance des causes extérieures la surpasse infiniment.

demonstratio par 4, ax

Bien que le conatus humain soit en lui-même « illimité » (comme l’avait démontré la prop. 8 du De Affectibus), il se trouve que son effectuation – sa « force » – ne peut que rencontrer, de l’extérieur, d’autres « forces » – d’autres conatus qui cherchent à s’affirmer – qui viennent le contraindre, le limiter voire le « supprimer » (= mort).

Prises toutes ensemble, les causes extérieures, dont nous dépendons, nous surpassent « infiniment » en termes de force et de puissance : incommensurabilité, démesure, « disproportion » (au parfum pascalien) entre la finitude de notre être et l’infinité du monde.

Démonstration

S’appuie uniquement sur l’axiome de la partie IV (rapports de force entre toutes les choses singulières).

Ce sont ces inévitables rapports de force, qui ne peuvent que tourner, à un moment ou à un autre, à notre désavantage, qui limitent de fait la force de notre conatus.

En tant qu’être fini, mode fini, notre puissance est « définie », c’est-à-dire limitée par la puissance d’autres choses : cf. la déf. 2 du De Deo.

Cette finitude, pour ainsi dire extrinsèque, est la source d’une possible aliénation ou « servitude ».

Prop. 4 : Il ne peut pas se faire que l’homme ne soit pas une partie de la nature, et puisse ne pâtir d’autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par sa seule nature, et dont il est cause adéquate.

demonstratio par 1, prop 24, cor   |  3, prop 7  |  1, prop 34  |  3, prop 4  |  3, prop 6  |  4, prop 3  |  1, prop 16  |  1, prop 21  |  4, prop 4, demo

Referme le cycle ouvert par la prop. 1 : l’homme ne peut pas être autre chose qu’une partie de la nature, et donc ne peut pas ne pas en « pâtir ».

Ceci n’exclut pas la possibilité pour un homme d’être cause adéquate de certains de ses « changements », mais exclut qu’il puisse être la cause adéquate de tous : l’autonomie à conquérir dans le cadre du projet éthique de libération ne peut être totale ou entière, et s’opérera nécessairement sur un fond indépassable d’hétéronomie, de dépendance à l’égard des causes extérieures, que soulignera plus particulièrement le corollaire.

Fraisse : « La servitude de l’homme est donc liée à une finitude qui le soumet à des causes extérieures dans sa puissance d’exister, et qui rend fatales pour lui un certain nombre d’affections passives. L’espoir de devenir purement actif, en tant que mode existant, et d’échapper au pouvoir des affections, lui est donc refusé. » (213).

Démonstration

Démo en deux temps.

1er temps :

Le conatus d’une chose singulière n’est pas la puissance de Dieu en tant qu’infinie, mais en tant qu’elle « peut s’expliquer par l’essence actuelle » de cette chose, donc une « partie » de la puissance infinie de Dieu.

2e temps :

Pour la deuxième partie de la proposition, démonstration par l’absurde :

S’il était possible à un homme d’être cause adéquate de tous ses changements, il serait immortel : en effet, comme l’ont démontré les prop. 4 et 6 du De Affectibus, aucune chose ne peut être détruite de « l’intérieur » d’elle-même, toute chose tendant en elle-même à persévérer indéfiniment dans l’existence.

Cette immortalité (déjà contraire aux données de l’expérience) ne pourrait s’expliquer que de deux manières, toutes deux inconcevables.

Soit de la puissance finie de l’homme (puisque cette puissance est celle d’une partie de la nature seulement), qui lui permettrait miraculeusement de se soustraire à la puissance des causes extérieures : ceci est absurde, étant donnée la leçon de la proposition précédente, qui établit que la puissance de l’homme, comme de toute chose singulière, est infiniment surpassée par celle des causes extérieures.

Soit de la puissance infinie de la nature, qui organiserait l’ensemble des causes de telle façon à ce que celles-ci servent à la conservation de cet homme au lieu de l’entraver : ce qui reviendrait à concevoir que de l’essence d’un homme singulier (= Dieu en tant qu’on le considère affecté de l’idée de cet homme) puissent être déduits l’ordre infini de la nature, donc à considérer cet homme lui-même comme infini, ce qui est contradictoire avec la 1e partie de la proposition.

Corollaire

Conséquence : l’homme est « toujours » (semper), « en permanence » (Macherey) sujet, exposé, « en proie » (Macherey), soumis (obnoxius) aux passions ; il ne peut qu’ « obéir » (parere) et « s’adapter », « s’accommoder » (accommodare) à l’ordre de la nature dont il dépend toujours, pour toujours.

Le second scolie de la prop. 37 du De Servitute reprendra ce corollaire pour justifier que les hommes doivent renoncer à leur droit naturel pour fonder des communautés civiles : les relations inter-humaines étant pour toujours marquées par les conflits passionnels.

L’une des thèses fondamentales de la théorie politique de Spinoza : « il est impossible de mettre hors jeu les affects en tant que ceux-ci prennent la forme de passions pour comprendre la formation et le développement des relations collectives, qui ont leur base nécessaire des ces affects. » (Macherey, 75-76).

Ceci n’exclut pas pour autant qu’il soit possible à l’homme de vivre sous la conduite de la raison, mais il ne peut ou ne pourra de toute façon le faire que dans les conditions qui sont les siennes, celles d’une partie de la nature nécessairement exposée à l’action perturbante des causes extérieures qui se manifeste en lui sous la forme de passions auxquelles il est inévitablement en proie.

Prop. 5 : La force et l’accroissement d’une passion quelconque, et sa persévérance dans l’exister, ne se définissent pas par la puissance avec laquelle nous nous efforçons de persévérer dans l’exister, mais par la puissance d’une cause extérieure comparée à la nôtre.

demonstratio par 3, def 1  |  3, def 2  |  3, prop 7  |  2, prop 16

Les prop. 5, 6 et 7 peuvent être lues ensemble.

Une passion, comme toute « chose », a une certaine force par laquelle elle tend à persévérer dans l’existence et à s’affirmer voire à s’accroître : mais la force de nos passions (= affects passifs, non actifs) n’est pas déterminée par notre propre puissance ou conatus mais par le rapport de forces – comparaison, compétition – qui s’établit entre les causes extérieures et nous-même.

Reprise en un sens de la thématique morale traditionnelle de l’esclavage des hommes à l’égard des passions, mais dans un sens particulier : les passions, et les affects en général, sont abordés d’un point de vue pour ainsi dire « physique », comme des « choses » dotées d’une certaine force ou inertie (d’un conatus), qui se mesurent et s’opposent les unes aux autres selon des rapports de puissance. C’est à l’intérieur même de ces jeux naturels de forces – non de « vertus » et de « vices » – que le projet éthique doit se développer.

Démonstration

L’essence – et donc la puissance – d’une passion qui nous anime – à la différence des affects actifs : cf. III, 58) ne s’explique pas seulement par notre propre essence : en effet, une passion est précisément définie comme un affect dont nous ne sommes que la cause partielle (III, déf. 1 et 2).

Nous n’en sommes que la cause partielle parce que toute affection du corps par des corps extérieurs enveloppe à la fois la nature du corps affecté et du corps affectant (renvoi à la théorie de l’imagination : affectif et cognitif vont ensemble) : c’est donc le rapport entre nous et la cause extérieure qui définit l’essence et la puissance de l’affect passif correspondant.

Prop. 6 : La force d’une certaine passion, ou affect, peut surpasser toutes les autres actions, autrement dit, la puissance de l’homme, à tel point que l’affect adhère tenacement à l’homme.

demonstratio par 4, prop 5  |  4, prop 3

Une passion peut avoir une force telle qu’elle surpasse intégralement la puissance d’un homme (c’est-à-dire ses « actions ») : c’est là la cause de la ténacité obnubilante d’une passion.

Démonstration

Combine prop. 3 et prop. 5 : comme la puissance des causes extérieures surpasse l’homme « infiniment », et que la puissance des causes extérieures définit la force d’une passion, il s’ensuit que la force d’une passion peut surpasser infiniment un homme.

Prop. 7 : Un affect ne peut être contrarié ni supprimé que par un affect contraire et plus fort que l’affect à contrarier.

demonstratio par 4, prop 5  |  2, prop 6  |  3, prop 5  |  4, ax  |  2, prop 12

Il n’y pas d’autre moyen de contrer un affect que l’intervention d’autres affects : « le remède se trouve ici, en quelque sorte, dans le mal » (Macherey, 80).

Ainsi, et comme le suggérait déjà la prop. 1, et le soulignera la démonstration qui suit, il est inutile d’espérer combattre la force des affects par une quelconque résolution de l’âme (par un effort de la volonté sur le corps) ni par la simple représentation du devoir ou du vrai.

Ces autres affects pourraient être soit des affects passifs, soit des affects actifs, peu importe ici.

Démonstration

Passe par l’attribut étendue : fait essentiellement intervenir la définition de l’âme comme idée du corps, comme déjà dans la démonstration de la prop. 5.

C’est ensemble que l’âme et le corps peuvent contrarier leurs « passions » (leur état commun de passivité), voire cesser d’être passifs.

Or, la prop. 6 du De Mente a montré qu’une affection du corps ne peut être modifiée que par une autre affection du corps plus forte.

Cette nouvelle affection corporelle s’accompagne à son tour d’un nouvel affect de l’âme plus fort que le précédent.

Corollaire

Ne semble pas apporter grand chose… ( ?)

Applique la perspective corporelle de la démonstration à la proposition elle-même : dire « affect », c’est dire « idée d’une affection du corps ».