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Lecture de la proposition XXXVII du De Servitute

Prop. 37 : Le bien auquel aspire pour soi chaque homme qui suit la vertu, il le désirera aussi pour tous les autres hommes, et d’autant plus qu’il possédera une plus grande connaissance de Dieu.

demonstratio par 4, prop 35, cor 1  |  4, prop 19  |  4, prop 24  |  4, prop 26  |  2, prop 11  |  2, prop 47  |  1, prop 15

aliter par 3, prop 31  |  3, prop 31, cor   |  4, prop 36  |  3, prop 37

Proposition capitale (soutenue par deux démonstrations, et accompagnée de 2 scolies très importants du point de vue politique) : reprise 11 fois dans la suite de l’Ethique, et grandement commentée.

Tire la conséquence positive – en termes de désir et d’actes – de la proposition précédente (et plus largement des prop. 29 à 37) : la vertu tend naturellement vers la socialité rationnelle ; l’homme raisonnable aspire à ce que tous les hommes le soient également avec lui, et met en œuvre ce désir ; et selon des degrés : plus sa raison se développe plus il souhaite qu’elle se développe chez les autres hommes.

Matheron : « dans ces conditions, sans aucune restriction et jusqu’au bout, nous désirons pour autrui ce que nous désirons pour nous-mêmes. » (273)

Cercle vertueux : plus la raison se développe individuellement chez les hommes, plus ceux-ci s’efforcent de la développer collectivement, et ainsi de suite.

Répandre les lumières est ici une fin en soi, non seulement un moyen : « Le modèle idéal de la vie sociale, c’est donc l’union de tous les hommes en une communauté de philosophes-savants qui se donneraient la recherche du vrai pour but suprême, se transmettraient sans restriction leurs découvertes, et subordonneraient leur vie entière au perfectionnement collectif de l’intelligence humaine. Alors, vraiment, l’Humanité existerait comme un Individu unique, dont le conatus global s’exercerait sans entrave ni déformation. Idéal grandiose, mais non pas utopique, car il n’est pas imposé de l’extérieur : c’est cela que, sans le savoir, nous recherchions en permanence à travers les fluctuations aberrantes de l’imitation des sentiments. Le désir de faire connaître est la vérité de ce désir d’accord qui nous anime partout et toujours. » (Matheron, 276-277).

Démonstration 1

Commence par démontrer la 1e partie de la prop. (sans les degrés) : à un homme raisonnable, le plus utile sont d’autres hommes raisonnables (35, cor) ; jugeant cela utile, nous y aspirons ; or, comme développer la raison est le bien souverain d’un homme raisonnable, nous souhaitons que d’autres hommes atteignent comme nous ce bien suprême.

Démontre la variation par degrés : le désir de rationalité s’accroît avec le développement de celle-ci et se transfère proportionnellement aux autres hommes.

Démonstration 2

Fonde la même proposition non sur la raison mais sur les affects imitatifs, plus précisément sur l’ambition (3, 29 à 3, 31), qui jouent aussi chez les hommes raisonnables (mais non spécifiquement).

Tout d’abord, quel que soit le bien aimé et désiré, nous désirons toujours que les autres hommes l’aiment et le désirent comme nous.

Or le bien est ici un bien commun et partageable, ce qui ne s’oppose pas à la pleine réalisation de cette tendance : l’ambition ne risque pas, ici, de tourner à l’envie ni à la jalousie, comme c’est le cas généralement pour les biens « matériels » (3, 32) ; l’ambition, clairement conçue, rationnellement ou activement éprouvée, devient « humanité » et « douceur » (cf. début scolie 1).

De même le scolie de la prop. 4 d’Ethique V précisera, en renvoyant à cette proposition : « nous avons montré qu’en vertu d’une disposition de la nature humaine chacun appète que les autres vivent selon sa propre complexion (Scolie de la Prop. 31, p. III) ; dans un homme qui n’est pas dirigé par la Raison, cet appétit est une passion appelée Ambition et qui ne diffère guère de l’Orgueil ; au contraire, dans un homme qui vit suivant le commandement de la Raison, c’est une action, c’est-à-dire une vertu appelée Moralité »

Matheron : « Nous retrouvons alors, sous une forme désaliénée, tout ce qu’avaient de positif les affections étudiées dans le groupe B1 du livre III (prop. 27 et 29-32). Certes, la pitié et l’envie sont irrécupérables en tant que telles, car la Raison n’est jamais triste et son Souverain Bien est partageable. Mais l’ambition subsiste : clairement conçue, elle devient humanité. Seules disparaissent les déformations que lui infligeaient les causes extérieures. L’ambition passionnelle de gloire nous incitait à combler autrui de ce qui le réjouit, mais il nous fallait pour cela lui sacrifier nos goûts antérieurs ; l’ambition de domination, elle, nous poussait à résoudre la contradiction à notre goût en faisant partager à autrui nos propres joies, mais il nous fallait pour cela l’obliger à abandonner son système de valeurs personnel ; au niveau de la Raison, par contre, les deux démarches n’en font plus qu’une : il n’est plus question de renoncer à nos exigences ni de les imposer par la contrainte, puisque le désir de savoir est le patrimoine commun de tous les hommes. Dans ces conditions, la générosité peut se déployer sans obstacle. Sachant qu’autrui aspire à connaître, nous désirons le satisfaire afin de nous réjouir de la joie qu’il en éprouvera et qui renforcera la nôtre. Et, cette fois, c’est vraiment comme à nous-mêmes que nous voulons lui procurer ce Souverain Bien ; nous ne distinguons plus notre perspective de la sienne, car il n’y a aucune différence entre connaître la joie d’autrui et l’éprouver : le bonheur que nous procure l’intellection de la vérité est d’autant plus grand que sont plus nombreux les individus qui le partagent. Ni calcul ni abnégation, dans ce désir ; l’ego et l’alter s’étant assimilés l’un à l’autre, nous sommes maintenant au-delà de l’opposition égoisme-altruisme (…). Le désir de connaitre et le désir de faire connaître sont pour nous une seule et même chose. » (275)

Scolie 1

Souligne que l’imitation affective (3, prop. 27) entraine les hommes dans des rapports ambigus relevant d’une « insociable insociabilité » : soit envie, soit humanité.

L’expression « qui s’efforce de conduire tous les autres par raison » laisse entendre que l’homme raisonnable ou libre, « de par la logique de son attitude, est nécessairement conduit à s’investir dans les affaires publiques » (Macherey, 223).

Qualifie ensuite les différents désirs (et affects actifs) qui naissent de la vie rationnelle :

–       religion : désir en tant que nous avons l’idée [vraie, ici] de Dieu, pratique de la connaissance de Dieu ; c’est là la « vraie religion » selon Spinoza.

–       piété : désir de bienveillance généralisée, ou de souci du bien commun qui en découle

–       honnêteté : désir d’attachement amical avec autrui, sorte de respect ; identique à la générosité (cf. 3, 59, scolie);

Les prop. 29 à 37 ont ainsi déduit les « fondements de la cité ».

Clot donc le cycle ouvert par le scolie de la prop. 18 qui énonçait les commandements de la raison avant de les démontrer : les dimensions individuelles (19-28) et interhumaines (29-37) ont maintenant été déduites.

Dernière conséquence sur les rapports entre les hommes et les autres choses de la nature, en particulier les animaux : la raison nous enseigne la nécessité de nous unir aux hommes, non aux bêtes ni plus généralement aux choses dont la nature diffère de la nôtre ; une différence qui n’était au départ que de degré (deux choses peuvent avoir plus ou moins de propriétés communes entre elles) aboutit ici à une différence quasiment de nature entre deux attitudes (celles à l’égard des hommes, celle à l’égard des autres choses).

Macherey : « Il est exclu que la raison prescrive de s’unir à n’importe quoi indifféremment, en plaçant toutes les choses sur le même plan, ce qui reviendrait à s’immerger passivement dans le tout uniforme d’une nature transformée en entité abstraite et indûment sacralisée. » (225).

Chaque chose a autant de droit sur les autres qu’elle a de puissance : le droit naturel des hommes est donc supérieur aux droit naturel des autres choses moins puissantes que lui ; nous avons parfaitement le droit de les tuer et de les manger, tant que nous le pouvons.

Le fait que ce soient des êtres sensibles – ce qu’admet ici Spinoza  – n’y change rien : car leurs affects ne sont pas semblables aux nôtres (3, 57, scolie), et nous ne convenons donc pas avec eux par là.

Matheron : « On a bien là une discontinuité totale ; c’est la loi du tout ou rien : dans nos rapports avec les autres êtres, la raison nous prescrit des règles diamétralement opposées selon qu’ils se trouvent en deçà ou au delà d’un certain seuil de similitude. » (Etudes sur Spinoza, 21).

Scolie 2

Il faut « parler un peu de l’état naturel et de l’état civil de l’homme » : Spinoza se place ici, du moins en apparence, dans la perspective classique de l’analyse d’un « contrat social » par lequel s’instituerait (fictivement) l’état social.

Mais cette sorte de « genèse » de l’état civil est très différente de la forme commune qu’elle prend généralement aussi bien dans les philosophies politiques de l’Antiquité (Platon, Aristote) que dans celle de l’âge classique (théories du pacte social, Hobbes, Locke, Rousseau, etc.) : la société politique y apparaît généralement comme le moyen permettant de réaliser au mieux les « fins » de la nature humaine, moyen reconnu comme tel par les hommes ce qui les conduit à l’instituer.

Au contraire, ce scolie montre que la société politique n’est pas instituée en vue de réaliser au mieux de prétendues « fins » de la nature humaine – ni en vue de favoriser la raison – mais qu’elle est une conséquence directe et de fait de la théorie des passions exposée dans le livre III de l’Ethique. D’ailleurs, Spinoza souligne que si les hommes vivaient sous la conduite de la raison, ils s’accorderaient spontanément sans avoir besoin d’Etat.

TTP, V : « Si les hommes étaient ainsi disposés par la Nature qu’ils n’eussent de désir que pour ce qu’enseigne la vraie Raison, certes la société n’aurait besoin d’aucunes lois, il suffirait absolument d’éclairer les hommes par des enseignements moraux pour qu’ils fissent d’eux-mêmes et d’une âme libérale ce qui est vraiment utile. Mais tout autre est la disposition de la nature humaine ; tous observent bien leur intérêt, mais ce n’est pas suivant l’enseignement de la droite Raison ; c’est le plus souvent entraînés par leur seul appétit de plaisir et les passions de l’âme (qui n’ont aucun égard à l’avenir et ne tiennent compte que d’elles-mêmes) qu’ils désirent quelque objet et le jugent utile. De là vient que nulle société ne peut subsister sans un pouvoir de commandement et une force, et conséquemment sans des lois qui modèrent et contraignent l’appétit du plaisir et les passions sans frein. »

Ainsi, ce scolie est-il très proche des positions adoptées par le Traité politique, qui insiste pour fonder la science politique sur les hommes tels qu’ils sont, c’est-à-dire soumis aux passions : « Puisqu’enfin tous les hommes barbares ou cultivés établissent partout des coutumes et se donnent un statut civil, ce n’est pas des enseignements de la raison, mais de la nature commune des hommes, c’est-à-dire de leur condition, qu’il faut déduire les causes et les fondements naturels des pouvoirs publics » (I, 7 ; cf. aussi I, 5).

Cf. tout le chapitre I du TP reproduit ici.

Commence par la considération du « droit naturel » de chacun, tel qu’il s’exprimerait à l’état de nature : identification droit naturel et puissance individuelle.

Idéalement, c’est-à-dire sous la conduite de la raison, comme l’ont montré les propositions 29 à 37, ce droit naturel devrait pouvoir s’exercer dans la concorde et amener les hommes à s’associer les uns aux autres efficacement et paisiblement (l’homme est un Dieu pour l’homme – genèse rationnelle de la société).

Cependant, ce n’est là qu’un idéal : en réalité, les hommes sont généralement soumis aux passions et deviennent par là contraires les uns aux autres (situation hobbesienne de guerre de « chacun contre chacun » où l’homme est un loup pour l’homme).

Et c’est aussi ce qui les amène en réalité à vivre en société, pour contrecarrer leurs rivalités passionnelles – genèse passionnelle de la société : « renoncement » à leur droit naturel sous la pression de la peur et des menaces ; constitution d’une entité – l’Etat, le Souverain – ayant plus de force (et donc de droit) que chacun d’entre eux, et capable de les dominer tous.

Ainsi, la fondation réelle de la société ne repose pas sur un contrat rationnellement passé entre des hommes conscients de leur intérêt (sur un calcul rationnel, comme chez Hobbes), mais est issue du développement même de la vie passionnelle.

Macherey : « la société est seule en mesure d’exploiter ces mécanismes [passionnels] dans le sens d’un contrôle du droit naturel de chacun, dont elle limite l’exploitation anarchique, et qu’elle canalise efficacement en prenant appui sur les passions des hommes, et non en leur prêchant vainement la raison : elle amène ainsi les individus à renoncer à se faire du mal les uns aux autres parce qu’elle leur fait craindre, s’ils se mettent en défaut par rapport à ses propres règles, de s’attirer à eux-mêmes par leur conduite des maux encore plus grands (III, 39). Elle parvient ainsi à imposer une règle de vie commune, « à la condition de s’arroger à elle-même le droit que chacun a de se venger et de décider du bien et du mal » : en d’autres termes, la société agit à l’égard des initiatives des individus en tant qu’elle est elle-même un individu, qui a ses propres intérêts à protéger, et qui use contre ceux qui pourraient les contrarier des moyens préventifs dont il dispose en les menaçant de préjudices équivalents (…). En prenant appui sur le jeu des passions, (…) la société et ses institutions se substituent à une raison défaillante pour faire prévaloir des droits communautaires en donnant à ceux-ci force de loi, ce dont un droit rationnel serait incapable par lui-même en s’appuyant sur son seul caractère rationnel. » (230-231).

Ainsi l’état civil est rationnel dans ses effets tout en étant passionnel dans ses fondements.

Enjeu sous-jacent : proximité (dans la description) et différence (dans l’explication) d’avec Hobbes.

C’est dans ce cadre seulement – l’Etat civil – que les notions de mérite/péché prennent un sens.

De même pour les notions de propriété et de vol : du point de vue du droit naturel « tout est commun », c’est-à-dire que toute chose est à la disposition de celui qui peut s’en emparer et s’en servir, ce qui ne peut manquer d’entraîner les hommes dans des relations de convoitise et de rivalités (en particulier en ce qui concerne les biens non partageables : cf. notamment III, 32).

Et donc aussi pour celles de justice et d’injustice, qui dépendent des notions de « tien » et de « mien ».

Toutes ces notions sont des valeurs conventionnelles (instituées) et non des valeurs naturelles.

Peut faire penser à Pascal : « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pensées, 298) ; « la justice est ce qui est établi » (312).

Pour conclure, il y a donc en quelque sorte chez Spinoza une double « genèse » de la Cité, à la fois rationnelle et passionnelle, qui renvoie à l’ambivalence déjà soulignée de l’imitation affective.

Etienne Balibar : « Grâce à ces deux chaînes démonstratives, nous voici en mesure de comprendre la remarquable complexité des « fondements de la Cité ». Par définition, la connaissance rationnelle du Bien comme utilité commune n’est pas ambivalente, elle ne peut en tant que telle se renverser en son contraire (ni, de cause de Joie, devenir cause de Tristesse). Inversement, l’effort de chacun pour que les autres « vivent conformément à son naturel » ou pour vivre lui-même « conformément au naturel des autres », oscille nécessairement entre l’amour et la haine. La sociabilité est donc l’unité d’une convenance réelle et d’une ambivalence imaginaire qui produisent l’une et l’autre des effets réels. Ou encore : l’unité des contraires (identité rationnelle et variabilité passionnelle, mais aussi singularité irréductible des individus et « similitude » des comportements humains), cette unité n’est rien d’autre que ce que nous appelons la société. Dès lors le concept classique du « lien social », et les alternatives de la nature et de l’institution, s’avèrent insuffisants. C’est ce que montrent les scolies de IV, 37. Pour qu’une telle unité existe effectivement, il faut que se forme un pouvoir (potestas) qui polarise les affects des individus, dirige leurs mouvements d’amour et de haine en définissant une fois pour toutes le bien et le mal communs, le juste et l’injuste, la forme sous laquelle les hommes se conservent en combinant leurs puissances individuelles. En un mot il faut que la Société soit aussi un Etat (ici : civitas), et ces deux concepts ne pourront désigner qu’une seule réalité. On ne saurait dire que les hommes sont « originairement » sociables : pourtant il faut dire qu’ils sont toujours déjà socialisés. On ne saurait dire que l’Etat Soit « contre nature », mais il n’est pas possible non plus de se le représenter comme une pure réalisation de la raison, ou encore comme la projection dans les affaires humaines d’un ordre général de la nature. Société et Etat constituent un seul rapport à la fois imaginaire et rationnel dans lequel s’exprime la singularité naturelle des individus humains. » (Spinoza et la politique, 105).

Cf. cet extrait plus long d’Etienne Balibar.