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Lecture de la Préface du De Servitute

1. Les premières lignes de la préface définissent l’enjeu de la partie.

La « servitude humaine » est définie comme « impuissance » à l’égard des affects, ce qui revient pour l’homme à être soumis à la « fortune », à subir le hasard des rencontres, et le conduit souvent à agir contre son propre intérêt.

Cette impuissance a pour cause la « force des affects », qui sera l’objet particulièrement des propositions 1 à 18 de De Servitute.

Les hommes naissant « tous ignorants des causes des choses » (Ethique I, Appendice), ont pour état naturel cette « servitude » qui consiste à subir les événements, et bien souvent à en souffrir, sans les comprendre.

Cette servitude est un état d’ « impuissance », c’est-à-dire qui contrarie, en s’y opposant, l’élan de puissance du conatus. Au contraire, la « liberté » ou libération visée par la partie V consistera, autant que possible, à disposer de sa puissance propre et donc de « sortir » de cette servitude initiale.

Cette impuissance ne doit cependant pas être comprise comme un absolu, comme l’abolition complète de la puissance de l’homme, ce qui reviendrait à en détruire la nature (puisque essence = puissance) : « dans chaque manifestation d’impuissance s’exprime encore paradoxalement, même si c’est de manière incomplète et inaboutie, un élan affirmatif, donc une certaine puissance d’être. Et réciproquement, pour un individu donné, l’expression de la puissance ne va jamais sans un résidu d’impuissance, qui marque l’incapacité dans laquelle se trouve une partie de la nature de s’égaler définitivement à son tout et de se soustraire à toutes les forces aliénantes qui la contraignent » (Macherey, 11).

 

L’objet de la partie IV est d’une part de démontrer la « cause » de cette servitude. D’autre part, de démontrer « ce qu’on de bien et de mal les affects », donc de porter un jugement de valeur sur eux, dont la préface va justement maintenant préciser le sens et les conditions.

L’examen des notions de « perfection/imperfection » et de « bien/mal » est rendu nécessaire par l’enjeu pratique et éthique des parties 4 et 5, et le discours axiologique qu’il suppose : après avoir méthodiquement raisonné en termes de causes en excluant jusqu’ici toute considération sur les fins, il est maintenant essentiel de « savoir si les questions proprement pratiques sont entièrement et définitivement coupées de l’ordre de la connaissance, avec le caractère de nécessité qui lui est propre, et ainsi renvoyées à l’arbitraire d’appréciations imaginaires, ou bien si, sous certaines conditions et dans certaines limites qui restent à préciser, elles sont susceptibles de rationalisation, ce qui est le seul moyen envisageable en vue d’engager la condition humaine dans la voie de la libération. » (Macherey, 15).

 

2. perfection et imperfection

Généalogie des deux concepts : conformité ou écart par rapport à une norme.

Origine première, selon Spinoza : l’artifice humain.

Référence implicite à la conception de la poiesis d’Aristote : ex. de la maison.

Est habituellement appelée « parfaite » (ou achevée) une chose dont on estime qu’elle a atteint sa « fin » (ad finem), « imparfaite » celle qui ne l’a pas atteinte. La « fin » visée par celui qui est son « auteur » ou « artisan ».

Si aucune « fin » ne peut être assignée à la chose, celle-ci ne peut être qualifiée « parfaite » ni « imparfaite ».

Quoiqu’ayant une certaine objectivité et légitimité (le modèle pouvant être connu de tous), une telle évaluation reste essentiellement relationnelle et relative : est jugée non la chose en elle-même mais le rapport qu’elle entretient avec un projet et une idée qui lui sont extérieurs.

Ce serait là la 1e signification de ces termes, qui va subir ensuite deux extensions abusives.

Première extension : invention d’idées universelles de choses, de « modèles » (exemplaria) non plus particuliers (le plan de cette maison) mais universels (la maison idéale), et d’une certaine hiérarchie entre ces modèles de choses. Les choses singulières sont alors jugées à l’aune de ces modèles universels imaginaires, absolument et non plus relativement à un projet déterminé.

Deuxième extension : extension des modèles des choses artificielles aux choses naturelles. Toute la nature est ainsi « finalisée » (cf. processus analogue dans l’Appendice de la Partie I : projection du finalisme humain sur la nature, rappelé ici), et jugée selon sa perfection ou son imperfection. Reprise de la critique du finalisme naturel.

Matheron : « Tout d’abord, les idées générales modifient la façon dont nous nous représentons notre activité et nos œuvres. A l’origine, c’était uniquement un objet singulier que nous aimions et prenions pour fin : nous construisions notre maison individuelle d’après l’image individuelle qui, un jour, nous avait plu. Lorsque l’ouvrage était achevé, nous le disions parfait, et imparfait dans le cas contraire : telle est l’origine de ces deux termes. Mais, à présent, notre expérience s’est enrichie : nous avons vu beaucoup d’autres maisons ; nous en avons formé, au hasard des rencontres, d’après ceux des caractères de la nôtre que nous y retrouvions avec plus ou moins de précision, une image générique sur laquelle s’est reporté notre amour ; et chacune d’elles, désormais, nous plaît selon la netteté avec laquelle nous y percevons cette image, selon son degré de conformité à ce qui en est devenu pour nous le modèle universel. Projetant alors sur autrui nos propres fins, nous croyons que les artisans qui les ont construites s’inspiraient tous de ce même archétype, mais qu’ils ont plus ou moins bien réussi à en parachever l’imitation ; nous disons donc qu’elles sont parfaites ou imparfaites, et cette perfection ou cette imperfection nous semblent les caractériser intrinsèquement. Cette réinterprétation de notre expérience, nous la projetons ensuite sur la divinité anthropomorphe. » (122).

 

Deus seu Natura : l’une des rares occurrences de cette expression souvent associée à Spinoza.

« La cause qu’on dit finale n’est rien d’autre que l’appétit humain », en tant qu’on le considère comme « principe » ou « cause primaire » d’une chose : on tient à tort cette cause efficiente pour une cause première, ce qui fait qu’on l’appelle « finale ».

La définition 7 précisera le sens légitime à donner au terme de « fin » : l’objet de l’appétit humain.

Ainsi « perfection » et « imperfection » ne sont généralement rien d’autre que des « manières de penser », imaginaires, issues de la comparaison entre choses.

 

3. le bien et le mal

Ne désignent non plus rien de « positif » dans les choses : seulement des manières de penser ou « notions » issues de nos comparaisons. Evaluations relatives.

Une même chose peut être bonne, mauvaise et indifférente à la fois : selon l’individu concerné.

 

4. Nécessité de conserver néanmoins ces termes, une fois redéfinis

Cependant, malgré leur origine imaginaire, Spinoza affirme la nécessité de « conserver ces vocables » dans le cadre du projet éthique : celui-ci suppose en effet la formation d’un « modèle » théorique humain – d’un « idéal » – qui puisse être recherché comme « bon » (exemplar, quod intueamur), c’est-à-dire faire l’objet d’un désir (cupimus).

Ce modèle théorique, qu’il s’agit ici de forger rationnellement pour la visée éthique, n’a cependant qu’une valeur opératoire et non ontologique : « il nous suffit de former un concept vrai, bien qu’abstrait, de la nature humaine considérée isolément, d’en déduire les conséquences, et de nous dire que ce sont ces conséquences-là que nous voulons réaliser, mais sans nous imaginer qu’il s’agit d’une fin objective inscrite dans la nature humaine réelle et dictant à tout homme son devoir. » (Matheron, Etudes sur Spinoza…, 641).

 

Redéfinition des termes « bien » et « mal » en ce sens relatif et opératoire (cf. aussi définitions 1 et 2, qui feront référence à cette fin de préface).

Redéfinition des comparatifs « plus parfait » et « moins parfait » en fonction de la distance à l’égard du modèle humain idéal.

« Passer à une plus grande perfection » – devenir plus parfait – ne signifie pas changer d’essence ou de forme, mais seulement gagner ou perdre en puissance propre : interdit toute comparaison en termes de perfection/imperfection pour des natures différentes.

Redéfinition de « perfection en général » : en dehors de toute considération de durée ; synonyme de « réalité » (cf. Ethique II, déf 6).