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Déterminisme et fatalisme chez Spinoza – extraits de Pierre Macherey

Pierre Macherey, au cours de l’examen des propositions 24 à 31 du De Mente, dans son Introduction à l’Ethique de Spinoza (II), consacre plusieurs notes de bas de page à préciser comment il faut entendre selon lui le déterminisme spinoziste et ce qui le distingue de tout fatalisme.

Sur la différence entre déterminisme et fatalisme, voir aussi cet extrait d’Alain.

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C’est pourquoi Spinoza, en professant le déterminisme, c’est-à-dire en affirmant que chaque chose s’explique rationnellement par sa cause et non autrement, ne tombe pas pour autant dans le fatalisme : l’accident mortel survenu à l’homme qui a reçu sur la tête une tuile détachée de son toit est complètement déterminé en tant qu’il est rapporté à l’enchaînement indéfini des causes qui l’ont provoqué, enchaînement qui, précisément parce qu’il est indéfini, n’est pas susceptible d’être totalisé à partir de ses parties, mais seulement à partir de sa cause qui est la puissance divine de la nature; pourtant, cet accident, considéré isolément en lui-même, est aussi parfaitement contingent, ce qui signifie que, dans d’autres conditions, il aurait très bien pu ne pas avoir lieu, la durée de vie de la victime d’un tel accident n’étant nullement déterminable a priori de façon adéquate, ni en soi ni pour nous. Autrement dit ce sont les mêmes choses qui, sans contradiction aucune, sont à la fois nécessaires et contingentes, selon le point de vue où on les considère : prises dans leur réalité particulière, isolées par rapport au contexte global qui les détermine, elles sont contingentes; replacées dans la suite des conditions dont elles dépendent, elles sont nécessaires. Pour tout ce qui concerne la réalité des choses singulières existant en acte dans la durée, l’absolu est dans le relatif : sinon, il faudrait considérer ces choses singulières existant en acte comme des causes libres, ou comme des choses dont toutes les affections dérivent directement et adéquatement de leur essence, ce qui n’est certainement pas le cas.

Au point de vue de Spinoza, s’il avait été de l’essence de César qu’il passât le Rubicon, son action, s’expliquant par une cause se trouvant en lui-même, eût été parfaitement libre: mais César, que le fait de s’être proclamé un dieu pour des raisons politiques n’empêchait pas, bien au contraire, d’être un être humain, c’est-à-dire une chose singulière finie, n’était certainement pas en tant que tel la cause unique de ses actions; c’est pourquoi il aurait très bien pu se faire qu’il ne passât pas le Rubicon, le monde dans lequel cet événement a eu lieu n’étant pas le meilleur des mondes possibles dont toutes les parties prises isolément refléteraient l’organisation globale. Ainsi, s’il n’était nullement fatal que César franchît le Rubicon, ce n’est pas parce qu’il dépendait de sa décision de le faire ou de ne pas le faire, mais précisément parce que cette action, étant liée à un enchaînement illimité de causes et d’effets intriqués les uns aux autres, ne dépendait pas de sa seule initiative et était porteuse d’une signification bien plus large que celle qu’il pouvait lui prêter personnellement.

A cela on peut encore ajouter la considération suivante : dans le monde naturel, les lois du mouvement et du repos agissent à travers des enchaînements relativement simples, tendant à se répéter à l’identique s’ils ne sont pas perturbés par des circonstances adventices qui, exceptionnellement, en atténuent la rigidité; mais il n’en va pas du tout de même dans le monde humain, tel qu’il a été façonné par une très longue histoire qui, entre autres, a surchargé le fait de traverser les rivières d’un tas de significations nouvelles: ces mêmes lois du mouvement et du repos s’y appliquent en suivant des circuits extrêmement compliqués et divers, exposés à de perpétuelles variations, de telle façon que la même nécessité naturelle, qui s’explique à partir de principes généraux immuables, s’y exerce de façon plus relâchée sur le plan de ses effets, ce qui laisse une place bien plus grande à l’apparition d’événements contingents ou ressentis comme tels.

L’exemple de César passant le Rubicon exploité dans cette note est emprunté à Leibniz (Discours de métaphysique, par. 13), qui, bien sûr, en propose une interprétation différente de celle ici avancée dans une perspective proprement spinoziste.

p. 242 n. 1

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De cela, Spinoza a donné un exemple concret dans l’Appendice du de Deo: c’est celui de l’homme qui décède dans des conditions accidentelles, totalement imprévisibles pour lui comme pour quiconque, sans qu’il y ait lieu d’imputer à une mystérieuse Providence la responsabilité de cet événement qui relève de trop de causes pour qu’il soit possible d’en proposer une interprétation définitive, ce qui explique que, pour remédier à cette inévitable incompréhension, la plupart se réfugient naturellement dans la superstition, asile de l’ignorance. Sans doute y a-t-il dans l’intellect infini divin une idée de cet événement, une fois celui-ci accompli: mais cette idée n’y est de toute façon pas donnée pour elle-même isolément, indépendamment des multiples séries indéfinies d’enchaînements causaux dont elle est la résultante; c’est la raison pour laquelle elle n’a pas pu précéder l’accomplissement de l’événement ponctuel qui lui donne son idéat, accomplissement lié à une somme non totalisable de conditions et comme tel imprévisible dans ce qu’il comporte de factuel. De manière générale, la représentation selon laquelle Dieu pourrait « savoir » à quel moment doit se produire un accident mortel est totalement absurde.

p. 238 n. 1

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Dans le fait qu’un homme meurt en sortant de chez lui parce qu’il a été frappé à la tête par une tuile détachée d’un toit il n’y a rien d’autre à comprendre d’un point de vue rationnel que ceci: il a été tué en application des lois mécaniques du mouvement et du repos, qui sont en dernière instance les causes de la cessation de son existence; mais comme ces mêmes lois étaient aussi en dernière instance les causes pour lesquelles, dans des conditions tout à fait différentes, il avait commencé à exister, on n’en est guère plus avancé pour autant. Au reste, comme l’expliquera la proposition 67 du de Servitute, un homme libre qui vit sous la conduite de la raison a autre chose à faire qu’à penser à cela, car « sa sagesse est une méditation de la vie et non de la mort ». Toutefois, comme par ailleurs un homme libre emploie sa vertu à éviter les dangers tout autant qu’à les dominer, ainsi que l’explique la proposition 69 du de Servitute, il tirera aussi de la considération d’un tel événement, replacé dans son contexte, certaines règles de prudence, qui l’amèneront à faire pression sur son propriétaire pour qu’il révise sa toiture dont le mauvais état peut occasionner des risques pour lui ou pour d’autres, et à se préoccuper de manière plus générale de la gestion de la voirie municipale. La mort d’un passant, indépendamment de sa signification existentielle, par nature incertaine, est aussi un événement dont la portée est, au sens large, politique et comme telle relève d’un traitement rationnel.

p. 239 n. 1