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Spinoza et la Hollande – extrait de Paul Claudel

Si j’essaye de définir, de fixer par l’écriture l’impression qu’après de trop courts contacts me laisse ce pays, ce n’est pas à la mémoire visuelle que j’éprouve aussitôt le besoin de recourir. L’œil en Hollande ne trouve pas autour de lui un de ces cadres tout faits à l’intérieur de quoi chacun organise son souvenir et sa rêverie. La nature ne lui a pas fourni un horizon précis, mais seulement cette soudure incertaine entre un ciel toujours changeant et une terre qui, par tous les jeux de la nuance, va à la rencontre du vide. Ici notre mère Nature n’a pas pris soin de déclarer, d’afficher pompeusement ses intentions, au moyen de ces formidables constructions que sont les montagnes, de les dramatiser par ces barrages, de les paraphraser par ces ressauts et ces déclivités, par ces longues lignes de remblais, sans cesse interrompues et reprises qui développent et qui épuisent la mélodie géographique. Pas de tranchées, pas de surprises, pas d’intervention violente ou même d’invitation irrésistible à la manière de la vallée Ligérienne ou Séquanaise, aucune de ces contradictions et de ces poussées que le mouvement de la terre oppose et impose à celui des eaux. Ici on est l’habitant ou l’hôte d’une nappe liquide et végétale, d’une plate-forme spacieuse où l’œil se transporte si facilement qu’il ne communique au pied aucun désir. Tout a été égalisé, toute cette étendue de terre facile, prête à se délayer en couleur et en laitage, a été livrée à l’homme pour en faire son pâturage et son jardin. C’est lui-même avec ses villages et ses clochers, avec ces gros bouquets par-ci par-là que sont les arbres, qui s’est chargé d’aménager l’horizon. Ce sont ces canaux rectilignes dont les deux rives là-bas se rejoignent en pointe de V qui nous indiquent la distance, ce sont les animaux dans l’immense verdure étale, troupeau d’abord distinct, puis éparpillement à l’infini de points clairs, c’est cette flaque ensoleillée de colzas, c’est la palette multicolore des champs de jacinthes et de tulipes, qui nous fournissent nos repères. Et cependant à aucun moment, au centre de ce cadran de vert émail, on n’a la sensation de l’immobilité. Ce n’est pas seulement la variation infinie des ombres et des lumières à travers le progrès et le déclin de la journée au milieu d’un immense ciel où il ne cesse de se passer ou de se méditer quelque chose. Ce n’est pas seulement ce souffle continuel, puissant comme une tempête, humide et léger comme une respiration humaine, comme la chaleur sur notre joue de quelqu’un tout près de nous qui va parler, ce souffle gaiement interprété à perte de vue par les moulins à vent qui traient l’eau et qui dévident le brouillard, ce n’est pas lui seulement entre ses reprises qui infond en nous ce sentiment du temps, la conscience de cette allure métaphysique, de cette communication générale, de ce cours infiniment subtil et divers des choses qui existent ensemble autour de nous. Nous prenons acte de cette espèce de travail paisible et unanime, ou dirai-je plutôt de pesée et comme de lente compulsion, à quoi la complaisance d’une âme soulagée, desserrée, dilatée, cesse bientôt d’être étrangère.

La pensée tout naturellement, libre d’un objet qui s’impose brutalement à son regard, s’élargit en contemplation. On ne s’étonne pas que ce soit ici le pays où Spinoza ait conçu son poème géométrique.

Paul Claudel, extrait de L’œil écoute.