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Lecture des propositions XI à XVI du De Libertate

Les propositions 1 à 10 ont énoncé les principes généraux d’une sorte de « thérapie psychophysiologique » (Macherey, 50), dont le mouvement général est celui d’une rationalisation progressive de la vie affective permettant à l’âme d’en reprendre le contrôle. Les propositions 11 à 20 vont entrer dans le détail de la mise en œuvre et des effets progressifs de cette règle de vie (résumée dans le scolie de la proposition 10), qui conduit peu à peu à « l’élargissement de notre activité psychique » (Macherey, 83) jusqu’à la production d’un affect nouveau, actif et dominant, « l’amour envers Dieu » (amor erga deum).

Les propositions 11 à 13 sont consacrées au processus contribuant à (ré)organiser dans notre corps les « images de choses », ainsi que, parallèlement, dans notre âme, les idées de ces « images », donc le fonctionnement de l’imagination lui-même, selon un enchaînement et un ordre de plus en plus conforme à l’entendement/intellect.

Les propositions 14 à 16 montrent que ce processus d’élargissement rationnel aboutit finalement à la production dans l’âme humaine d’un affect actif, et particulièrement fort, appelé par Spinoza « amour envers Dieu » (erga deum amor), très éloigné de l’amour du Dieu personnel et anthropomorphe des religions instituées, mais qui n’est pas encore « l’amour intellectuel de Dieu » de la fin du De libertate (prop. 21 à 42).

Les propositions 17 à 20 (cf. article à venir) déduiront les caractéristiques propres de cet « amour envers Dieu » : un amour invincible (18), désintéressé (19), favorisant la concorde et la collaboration inter-humaine (20), à l’égard d’un être impassible (17), dont il n’y a rien à attendre.

***

Prop. 11 : Plus il y a de choses auxquelles se rapporte une image, plus elle est fréquente, autrement dit plus souvent elle est vive < elle s’avive >, et plus elle occupe l’esprit.

demonstratio par 5, prop 8

Les propositions 11 à 13 peuvent être lues ensemble : elles développent la nécessité d’un processus psycho-physique de rationalisation de l’expérience, concernant plus précisément la perception, la mémoire et le fonctionnement concret de l’imagination. Elles montrent comment peut s’opérer peu à peu au niveau de l’imagination elle-même le passage à un régime d’activité plus « fort », dans le sens d’un élargissement et d’une plus grande intensité et constance, accompagnant et favorisant le développement des idées adéquates et de la vie rationnelle.

En principe, chez Spinoza le terme d’ « image de chose » désigne une affection du corps, ce qui paraît incohérent avec la conclusion de la proposition qui concerne le plan de la pensée, non de l’étendue. Mais comme le confirmera la démonstration, il s’agit ici d’une forme de « raccourci », autorisé par le « parallélisme », l’âme étant idée d’un corps existant en acte. Le dernier pronom « elle » est à entendre comme renvoyant à l’idée/affect correspondant à l’image.

Mesure la force d’occupation d’une « image » (et de son idée/affect), la valeur affective d’une image, selon le nombre de choses auxquelles elle se rapporte, c’est-à-dire selon sa fréquence. Or, plus une image est associée à – c’est-à-dire finalement causée par – un grand nombre de choses, plus souvent une image se produit, et plus l’idée/affect qui lui correspond doit occuper fréquemment et fortement l’esprit. Plus elle a de chances de s’imposer dans l’âme, face aux images/affects associés à un moins grand nombre de choses/causes.

La démonstration explicitera le lien entre ces deux critères de nombre et de fréquence : déterminer le nombre de choses auxquelles se rapporte une image revient à déterminer la probabilité qu’a l’image d’être « excitée » dans l’âme, donc sa fréquence.

Ces affects qui l’emportent sur les autres en termes d’intensité/vivacité et de fréquence sont donc en particulier les affects actifs, ou de plus en plus actifs, qui accompagnent la considération des choses dans leur généralité, sous l’angle de leurs propriétés communes et de leur nécessité (les idées adéquates de la connaissance du 2e genre), comme le précisera la proposition suivante : « ces représentations peuvent être mieux assimilées et mémorisées, parce qu’elles connectent entre elles davantage d’images de choses » (Macherey, 86-86).

Démonstration

La démonstration substitue sans plus « affect » à « image » (imago seu affectus), ce que l’on peut admettre dans la mesure où l’on se rappelle que l’affect est l’idée d’une affection du corps, donc d’une « image » au sens précis que Spinoza donne à ce terme dans la théorie de l’imagination du De Mente (en particulier prop. 17) : « nous appellerons désormais images des choses, les affections du Corps humain dont les idées nous représentent les choses extérieures comme présentes ».

Le nombre de choses auxquelles se rapporte une image/affect est aussi le nombre de causes pouvant produire, maintenir et reproduire l’image/affect (l’exciter et l’alimenter), donc sa fréquence, et par là sa force au sein de l’âme, comparée à la force d’autres images/affects, qui ont moins de raisons de se produire.

La démonstration est d’abord purement « analytique », puis s’appuie, pour sa conclusion, sur la proposition 8, qui posait que « plus il y a de causes qui concourent ensemble à exciter un affect, plus il est grand ». Celle-ci renvoyait elle-même à l’axiome 2 du De Libertate, de portée plus générale, selon lequel « la puissance d’un effet se définit par la puissance de sa cause ».

Prop. 12 : Les images des choses se joignent plus aisément aux images qui se rapportent aux choses que nous comprenons clairement et distinctement, qu’aux autres.

demonstratio par 2, prop 40, sc 2  |  5, prop 11  |  2, prop 18

Principe de coordination mémorielle croissante des images entre elles de telle sorte à former peu à peu « un système d’images logiquement ordonnées » (Matheron, 562) : les images de choses correspondant aux idées adéquates (idées claires et distinctes portant sur les propriétés communes des choses) s’articulent mieux entre elles que les autres, tendent par nature à s’organiser peu à peu en système.

Cette propriété des idées adéquates et des images qui leur correspondent va donc leur permettre d’occuper davantage et plus fréquemment l’âme, intensifiant et stabilisant ainsi son régime de fonctionnement (ainsi que, parallèlement, celui du corps dont elle est l’idée).

Démonstration

Commence par préciser que ces « choses » comprises « clairement et distinctement » relèvent des « propriétés communes » des choses, auxquelles correspondent les idées adéquates du 2e genre de connaissance (« notions communes »), et renvoie à la « définition de la raison » du scolie de II, 40.

Puis s’appuie sur la proposition précédente : les propriétés communes des choses nous affectent plus souvent que leurs propriétés singulières (puisque, étant communes, elles se rencontrent plus fréquemment), et par conséquent les images et affects auxquelles elles sont associés tendent à occuper davantage de place dans l’âme.

A son tour, cette plus grande « présence » des notions communes va transformer, via la mémoire, les conditions futures d’expérience dans le sens d’une rationalisation croissante : elles deviennent peu à peu l’arrière-plan stable de la rencontre de nouvelles choses singulières, qui pourront à leur tour s’associer aisément à elles, venant ainsi les renforcer, etc. (la prop. 18 du De Mente rappelant le mécanisme physique de l’association des idées et de la mémoire).

Prop. 13 : Plus il y a de choses auxquelles a été jointe une image, plus souvent elle est vive.

demonstratio par 2, prop 18

Effet de l’association des idées/images dans le temps : plus une image a été associée par le passé à de nombreuses choses (causes), plus elle a d’occasions futures d’être à nouveau excitée dans l’âme.

Démonstration

Repose uniquement sur la théorie de l’association des images/idées, déjà mobilisée dans la proposition précédente.

Pour résumer les prop. 11 à 13 : parce qu’elles sont associées à un grand nombre de choses/causes, les images/idées correspondant aux propriétés communes des choses (telles que celles-ci sont comprises par la connaissance du 2e genre), dès qu’elles commencent à apparaître, ont toutes les chances de se développer en s’intensifiant et en se systématisant, transformant ainsi l’expérience et le rapport au monde sur le double plan psycho-physique, dans le sens d’une rationalisation et d’une plus grande activité, donc liberté. Tel est le processus permettant à l’âme de gagner en empire (relatif) sur ses affects.

Matheron : « Ainsi la Raison tisse-t-elle sa toile : dans la mesure où les notions communes passent fréquemment au premier plan dans notre esprit (ce qui, encore une fois, présuppose une bonne organisation de notre champ perceptif, c’est-à-dire, avant tout, un bon conditionnement politique), nous pensons souvent aux règles morales universelles qui s’en déduisent ; y pensant souvent nous les associons aisément à la représentation des cas particuliers auxquels nous méditons de les appliquer ; plus ces situations prévues à l’avance sont nombreuses, plus notre expérience nous donne l’occasion de penser aux règles universelles correspondantes ; plus nous avons l’occasion de penser à ces principes moraux, plus nous les associons aisément à la représentation de nouveaux cas particuliers, etc. Le réseau protecteur se renforce en s’étendant comme il s’étend en se renforçant : rétroaction positive qui, en donnant aux associations logiques une stabilité croissante, augmente indéfiniment les chances qu’elles ont de prévaloir sur celles qui nous viennent de l’extérieur. Telle est donc l’explication que nous cherchions : nous savions, depuis la proposition 14 du livre IV, que la connaissance vraie peut l’emporter sur nos passions en tant qu’elle est elle-même un sentiment ; nous savons maintenant par quel mécanisme elle en triomphe. » (Ind. et comm., 563).

Prop. 14 : L’esprit peut faire que toutes les affections du corps, autrement dit les images de choses, se rapportent à l’idée de Dieu.

demonstratio par 5, prop 4  |  1, prop 15

Les prop. 14 à 16 déduisent l’affect actif qui se développe en même temps que la connaissance du second genre : « l’amour envers Dieu » selon l’expression de la prop. 16.

La prop. 14 montre d’abord comment nous en venons à rapporter tout ce qui nous arrive à « Dieu » comme cause.

Toutes les images de choses – c’est-à-dire toutes les affections du corps – peuvent être rapportées/associées à l’idée de Dieu – ici, conçu plus spécifiquement comme attribut de l’étendue : penser et vivre peu à peu les affections du corps de manière adéquate, c’est tendanciellement les rapporter toutes à l’idée de Dieu, à l’idée de la causalité divine comme Nature.

Macherey : « Ce qui est une autre manière de dire qu’elle s’habitue, en s’appuyant sur l’exercice de l’imagination, à rapporter les incidents de la vie courante aux lois générales de la nature, et ainsi à voir les choses d’un point de vue qui n’est plus particulier et accidentel mais global et nécessaire. » (88)

Démonstration

Rappelle qu’il a déjà été démontré que toute affection du corps peut être en droit connue adéquatement, dans la mesure où le corps humain a des propriétés communes qui peuvent faire l’objet de connaissance : rien de ce qui lui arrive n’est inintelligible, mais relève des lois de l’étendue.

Mais connaître par notions communes c’est tendre vers la connaissance de Dieu compris comme Nature ou lois de la Nature, au sens de la prop. 15 du De Deo, c’est-à-dire à l’idée de tout ce qui existe par la seule nécessité de sa nature.

Matheron : « Ainsi, plus nos idées adéquates s’intègrent en un système unique, plus nos images corporelles s’enchainent logiquement les unes aux autres, et plus l’Etendue se révèle à nous sous son vrai jour : épistémologiquement, comme le point de départ de toutes les définitions génétiques que nous formons ; ontologiquement, comme la cause immanente de tous les corps que nous connaissons. Vient enfin le moment où, par une sorte d’illumination intellectuelle, nous prenons conscience de sa productivité infinie : où nous comprenons, en extrapolant, qu’elle est cause immanente de tous les corps réels et concevables ; où nous découvrons, en d’autres termes, qu’elle est un Attribut divin. Alors, explicitement et en pleine connaissance de cause, nous pouvons rapporter à l’idée de Dieu chacune des affections de notre corps. » (Ind. et comm., 566)

Prop. 15 : Qui se comprend clairement et distinctement soi-même, ainsi que ses affects, aime Dieu, et d’autant plus qu’il se comprend plus soi-même, ainsi que ses affects.

demonstratio par 3, prop 53  |  5, prop 14

Comprendre tout ce qui nous arrive en le replaçant dans le contexte global évoqué par la proposition précédente (« Dieu »), ne peut nous laisser indifférent et produit nécessairement un affect actif nouveau, « l’amour envers Dieu », comme le nommera la proposition suivante. Se représenter Dieu comme cause de nos affects clairement conçus, c’est nécessairement l’aimer, au sens précis que Spinoza donne à ce terme : l’aimer, c’est-à-dire le considérer comme cause extérieure de notre joie de nous comprendre nous-même clairement.

Et cet amour a des degrés : il est d’autant plus grand que notre connaissance est grande.

Démonstration

Commence par rappeler que la connaissance de soi et la plus grande activité qui l’accompagne produit un affect primaire actif de joie (3, 53).

Or cette joie de se comprendre s’accompagne de l’idée de Dieu comme cause et de mes affects et de leur connaissance, ce qui fait d’elle un affect secondaire d’amour : Dieu est ainsi aimé comme cause extérieure de ma joie (rappel de la définition de l’amour : déf. 6 des affects).

Il faut souligner les différences entre cet « amour envers Dieu » et tout à la fois « l’amour de Dieu » des religions instituées et « l’amour intellectuel de Dieu » de la fin du De Libertate, dont il n’est qu’une sorte de préfiguration.

Par rapport à « l’amour de Dieu » des religions : il ne s’agit pas du tout du Dieu personnel et finaliste déconstruit dès l’Appendice de De Deo, mais bien d’une représentation de la nature comme une totalité nécessaire et ordonnée ; les propositions 17 à 20 souligneront d’autres différences importantes.

Par rapport à « l’amour intellectuel de Dieu » des propositions 32 et 33 : il s’agit ici d’une idée de Dieu conquise par une sorte d’extrapolation progressive à partir de l’imagination et du développement des notions communes (conn. du 2e genre), encore abstraite, et non pas d’une connaissance « intuitive » de Dieu prise comme point de départ (3e genre de connaissance) ; « l’amour intellectuel de Dieu » aura pour objet Dieu non pas comme « imaginé comme présent », même de manière permanente, mais comme « compris comme éternel » (5, 32 et 5, 32 cor) au sens rigoureux du terme ; cet amour sera lui-même qualifié d’éternel (5, 33) ; alors qu’ici Dieu reste en quelque sorte extérieur, la connaissance de soi du 3e genre atteindra la connaissance de Dieu comme ce en quoi nous sommes et ce par quoi nous devons être conçus (5, 30).

Macherey : « Aimer Dieu, en ce sens précis du terme “aimer“, ce ne peut être l’aimer tel qu’il est en lui-même, car une compréhension rationnelle de sa nature interdit précisément de le constituer dans la forme d’une réalité extérieure avec laquelle l’âme entretiendrait seulement un rapport objectal, maintenant cette réalité dans une distance absolue par rapport à elle : au point de vue de Spinoza, toutes les théologies de la transcendance, qui font de Dieu, non seulement un autre, mais l’Autre par excellence, c’est-à-dire le tout autre, portent le poids de cette méprise, qui pervertit sur le fond |a nature essentielle de Dieu, et interdit d’en saisir le caractère rationnel et nécessaire, puisque celui-ci ne comporte rien d’extrinsèque et doit être saisi de l’intérieur tel qu’il se produit lui-même en lui- même. C’est pourquoi l’amour que l’âme porte à Dieu, au terme de l’entreprise de perfectionnement décrite dans la première partie du De Libertate, n’est pas issu du mouvement démonstratif de la connaissance rationnelle, mais est atteint au prix d’une procédure extensive, d’allure non pas déductive mais inductive, qui, sans quitter le terrain de l’imagination et de l’expérience, finit par intégrer la représentation de toutes les causes extérieures dans celle d’une cause unique, vers laquelle l’âme oriente progressivement toutes ses préoccupations affectives, dans une perspective qui, jusqu’au bout, reste celle de l’amour envers une chose même si cette chose est une chose immuable et éternelle (…) » (91-92)

Prop. 16 : Cet amour envers Dieu < erga Deum Amor > doit occuper la plus grande place dans l’esprit.

demonstratio par 5, prop 14  |  5, prop 15  |  5, prop 11

Cet amour envers Dieu est un affect quasi-invincible.

Démonstration

Applique la proposition 11 à l’affect de l’amour envers Dieu : celui-ci étant associé à toutes les affections du corps, il se produit et se reproduit en permanence dans l’âme et l’occupe ainsi plus qu’aucun autre affect.

Matheron : « A travers notre moi, à travers celui de nos semblables, c’est Dieu que nous retrouvons. Et nous le retrouvons, non seulement en nous-mêmes et en autrui, mais dans tous les corps extérieurs dont nous formons quelque concept clair et distinct ; chacune de nos affections, quelle qu’en soit la cause immédiate, nous renvoie à un seul et même Etre réel : La Nature infiniment infinie, dans sa productivité inépuisable. L’amour que nous inspire cet Etre doit donc occuper la première place dans notre esprit : associé à tout, favorisé par tout, il est plus puissant que n’importe laquelle de nos passions ; pour la même raison, tout ce qui nous arrive le fait revivre, et nous l’avons à notre disposition en permanence… » (Ind. et comm., 568).