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Lecture des définitions du De Deo

Les définitions et axiomes du De Deo posent les notions et principes fondamentaux de l’ontologie – et de l’épistémologie – spinoziste. On ne les comprendra vraiment, et leurs enjeux, que quand on les verra fonctionner dans les propositions.

Le statut des définitions dans l’Ethique

Macherey : ces énoncés – les définitions – « ne nous font connaître qu’eux-mêmes » (28).

Ces définitions ont d’abord le statut des définitions d’un traité de mathématiques tel que les Eléments d’Euclide : elles posent, en les définissant par leur nature, certains « objets » idéaux :

« Nous appellerons « point » ceci qui n’a pas de partie » (Euclide, Eléments, L. I, Déf I)

« Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence » (Spinoza, Ethique, L. I, Déf. I)

Toutefois, ce sont des définitions « réelles » par distinction d’avec les définitions « nominales » : elles prétendent exprimer l’essence de la chose définie, et non seulement énoncer le sens d’un concept purement et simplement forgé par l’entendement en vue de son examen.

Sur ce point, la Lettre IX à Simon de Vries est claire :

« ou bien ma définition fait connaître une chose telle qu’elle est hors de l’entendement et alors elle doit être vraie et ne diffère pas d’une proposition ou d’un axiome (…). Ou bien une définition fait connaître une chose telle qu’elle est conçue par nous ou peut l’être. En pareil cas, une définition diffère d’un axiome et d’une proposition en ce qu’on doit exiger seulement qu’elle soit conçue absolument et non, à la manière d’un axiome, comme une vérité. »

Les définitions de l’Ethique sont des définitions réelles, qui prétendent « faire connaître une chose telle qu’elle est hors de l’entendement ».

Sur la signification des termes de la structure géométrique de l’Ethique (définitions, axiomes, etc.), cf. aussi cet extrait du cours de Maxime Rovère.

LES DEFINITIONS

Déf. 1 : Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut se concevoir qu’existante.

L’Ethique commence par la causalité, et par définir un type très particulier, et éminent, de causalité : la causalité par soi, l’auto-causalité.

Qu’est-ce que causer ? Entrainer/produire l’existence de quelque chose.

« envelopper » : impliquer (involvere) ; rapport de causalité nécessaire entre choses.

A la propriété d’être « cause de soi » un être qui se cause lui-même, qui existe entièrement par soi, entraine de soi seul sa propre existence (sans besoin d’une autre cause) ; causalité interne (auto-causalité) et non externe (hétéro-causalité), causalité absolue (indépendance causale) et non relative. Dans le concept de cause de soi « s’évanouit la distinction de la cause et de l’effet » (Guéroult, I, 42).

S’affirme également dès cette 1e définition l’équivalence entre l’être et le connaître, l’ontologique et l’épistémologique : concevoir/connaître la nature de cette chose c’est immédiatement en concevoir/connaître aussi l’existence.

N’est pas encore démontrée ici l’existence d’une chose qui aurait la propriété d’être cause de soi (ce sera la substance, comme le démontrera la proposition 7).

Déf. 2 : Est dite finie en son genre, la chose qui peut être bornée par une autre de même nature.
Par ex., un corps est dit fini, parce que nous en concevons toujours un autre plus grand. De même, une pensée est bornée par une autre pensée. Mais un corps n’est pas borné par une pensée, ni une pensée par un corps.

Définition des choses finies, de l’être-fini, de la finitude, de la propriété du non-infini : est appelée « finie » une chose qui est limitée, bornée, terminée ou dé-terminée, c’est-à-dire qui peut être limitée de l’extérieur par une autre chose de même nature (et non par auto-limitation : toute limitation est hétéro-limitation).

Un être limité, c’est un être plus petit qu’un autre, ou moins puissant, qui trouve toujours plus grand ou plus fort, ayant plus de réalité (donc de puissance) que lui : les limites d’un corps, ce sont d’autres corps ; une chose singulière étendue peut toujours être conçue comme plus étendue, et n’occupe jamais une étendue infinie.

Assez clair pour ce qui concerne l’étendue, plus énigmatique pour la pensée : les relations causales à l’intérieur de l’étendue serviront largement, jusqu’à Ethique V, 20, de « modèle » pour comprendre l’ordre de la pensée.

Les genres d’être (qui eux sont infinis : l’étendue, la pensée, etc.) ne se limitent pas les uns les autres (c’est justement en cela qu’ils sont in-finis, il-limités) : pas d’interaction, rien de commun. En revanche, la finitude ne peut être que sur un fond commun (la communauté d’un unique attribut) : pas de causalité entre choses de nature (ou d’attributs) différents, mais identité d’ordre et de connexion. Ceci ne sera pleinement démontré qu’en Ethique II, 7.

L’infini n’est pas ici défini, il le sera dans le scolie 1 de la proposition 8, comme « affirmation absolue de l’existence d’une certaine nature ». Le fini y sera caractérisé comme « négation partielle » : le fini est une partie de l’infini.

Déf. 3 : Par substance, j’entends ce qui est en soi, et se conçoit par soi c’est-à-dire, ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le former.

Déf. 3, 4, 5 : substance, attribut, mode (les 3 concepts fondamentaux de l’ontologie spinoziste) ; Reprise du vocabulaire cartésien (mais redéfini autrement).

« être en soi » (ce que l’on peut appeler « inséité ») : se suffire complètement à soi-même, n’appartenir qu’à soi, être indépendant de toute autre chose ; un « absolu », une réalité absolument autonome (non relative, relative à rien d’extérieur).

Parallélisme être / connaître : ce qui est en soi (autosuffisance ontologique) se connaît par soi ou à partir de soi (sans devoir mobiliser le concept/connaissance d’autre chose : autosuffisance épistémologique).

S’oppose à l’être « en autre chose » et qui se conçoit « par autre chose » qu’est un mode (cf. déf. 5).

Déf. 4 : Par attribut, j’entends ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence.

Les attributs sont « ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence » : ce qui la définit, sa nature ou essence, et ce par quoi elle est donc « perçue » ou comprise; à la fois ses dimensions qualitatives (qui « constituent son essence ») et ses conditions d’intelligibilité.

L’entendement (qui doit être compris ici en général et non comme l’entendement humain) saisissant ce qui est, il faut insister sur le fait que les attributs sont bien les modalités réelles d’action et d’expression de la substance (ce qui constitue son essence/puissance), et non seulement des formes ou des catégories qui lui seraient imposées par l’entendement (interprétation idéaliste erronée). L’attribut à la fois constitue (ontologiquement) et révèle (épistémologiquement) l’essence de la substance.

Cf. notamment Ethique I, 10, scolie.

Comme le démontreront Eth. II, 1 et 2, l’essence de la substance « Dieu » est de se produire, notamment, corporellement (l’attribut « Etendue ») et mentalement (l’attribut « Pensée ») : c’est-à-dire de produire simultanément des corps et des idées (correspondant à ces corps).

Les attributs sont distincts entre eux (hétérogènes) mais non distincts de la substance dont ils constituent/expriment l’essence. En ce sens, il n’y a pas lieu de distinguer réellement substance et attributs. Spinoza écrira plusieurs fois par la suite : « les attributs autrement dit (sive) Dieu / la substance… ».

Commentaires supplémentaires sur les attributs : voir cette page.

Déf. 5 : Par mode (modum), j’entends les affections d’une substance, autrement dit, ce qui est en autre chose, et se conçoit aussi par cette autre chose.

Modus : « manière » d’être (d’une substance) ; modalisations ou modifications particulières (« affections ») d’une substance.

« affections d’une substance » : ce qui est non pas en soi (indépendant, telle une substance), mais en autre chose (en une substance, dépendant d’une substance ou d’un attribut) ; une modification est modification de quelque chose (de substantiel) de quelque « substrat ».

Du même coup, un mode ayant son être en autre chose (non auto-suffisance ontologique), il ne peut non plus être conçu/pensé/connu par soi, mais seulement par autre chose (la substance dont il est le mode ou l’effet particulier et déterminé : non auto-suffisance épistémologique) : parallélisme être / connaître.

Par ex. : 1 corps déterminé, de telle forme, de telles dimensions, est un mode, une modification particulière, une manière d’être déterminée d’une substance (un effet particulier de la corporéité générale), et qui ne peut se comprendre que comme tel.

La définition du « mode » est strictement opposée à celle de la substance : ce qui est en autre chose et se conçoit par autre chose (et non ce qui est en soi et se conçoit par soi).

En effet :

– la corporéité en général (la substance corporelle) peut parfaitement être et être conçue sans référence à tel ou tel corps particulier ; elle ne dépend pas de tel ou tel corps particulier.

– en revanche, un corps particulier est « de » la corporéité, un morceau, une partie d’étendue : il ne peut être ni être conçu sans faire référence à la substance corporelle en général.

La distinction entre substance/attribut et mode est la condition sine qua non d’une connaissance vraie des choses : « [ceux qui] ne distinguent pas en effet entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes (…) ne savent pas comment les choses sont produites. » (Eth, II, 8, scolie 2)

Déf. 6 : Par Dieu, j’entends un étant absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.

Dieu : une substance portée à l’infiniment infini, à l’absolu ; consiste en une infinité d’attributs infinis ; unité de la substance divine consistant en une infinité d’attributs infinis, unité d’une multiplicité infinie d’infinis.

L’existence de cet étant n’est pas ici démontrée : elle ne le sera complètement qu’en Ethique, I, 11.

Explicatio

Distingue 2 types d’infini : infini en son genre (attribut) ; absolument infini (Dieu).

Dieu est l’étant dont absolument rien ne peut être nié : l’absolument complet, la totalité absolue.

Il y aura donc 3 types de « choses » : absolument infinie (Dieu, la substance), relativement infinie ou infinie en son genre (attributs), finie en son genre (modes).

Déf. 7 : Est dite libre la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature, et se détermine par soi seule à agir (agere) : et nécessaire, ou plutôt contrainte (coacta), celle qu’autre chose détermine à exister et à opérer (operare) de façon précise et déterminée.

Définition de la liberté et de la contrainte comme propriétés de l’essence/nature et de la puissance d’une chose.

La chose à nature « libre » est cause de soi : elle « existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir », donc est et agit par elle-même, sans cause qui lui soit extérieure.

La chose à nature « contrainte » est une chose qui n’est pas cause de soi : elle n’exprime pas purement sa propre nature (comme la chose libre) mais aussi, voire surtout, la nature de ce qui la détermine du dehors. De même elle n’agit pas seule ni purement par elle-même, mais est déterminée à « opérer » (plutôt qu’à « agir ») par d’autres choses.

« Nécessaire ou plutôt contrainte » : nécessité contrainte VS nécessité libre.

Tout est nécessaire, mais selon deux types de nécessité. La liberté n’est pas indétermination, négation de la nécessité, mais détermination interne, auto-détermination. Et la nécessité se comprend d’emblée comme le fait, non seulement d’exister (comme effet), mais d’être déterminé à causer quelque chose, à produire des effets, à agir/opérer (comme cause). Exister, c’est autant être cause qu’être effet.

La suite établira que seule une substance est libre en ce sens (prop. 17 et son 2e corollaire), et que les modes sont donc nécessairement contraints.

Enjeu éthique central de tout l’ouvrage : comment des modes, des choses finies telles que nous, les hommes, peuvent-elles gagner en liberté ? comment transformer la nécessité contrainte en nécessité libre, la nécessité externe en nécessité interne ?

Déf. 8 : Par éternité, j’entends l’existence même, en tant qu’on la conçoit suivre nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle.

L’éternité est la propriété de l’existence d’une chose nécessaire par soi, donc qui est cause de soi.

Explicatio

L’existence d’une chose éternelle est elle-même une « vérité éternelle » : il est éternellement vrai qu’elle existe.

Ne pas confondre éternité et durée/temps illimité(e), même sans commencement ni fin (sempiternité) : existence éternelle ≠ existence durable indéfiniment.

La durée sera définie en Ethique II, déf. 5 : « La durée est la continuation indéfinie de l’exister ».

Par opposition à l’éternité, la durée caractérise l’existence des modes, c’est-à-dire de choses dont l’existence ne suit pas nécessairement de leur essence (de choses qui ne sont pas causes de soi).

Lire aussi ces compléments sur la déf. 8.

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