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L’amnésie du poète espagnol – extrait de Pierre-François Moreau

(…) Le texte se trouve dans le scolie de la proposition 39 de la quatrième partie de l’Ethique qui s’intitule « La servitude de l’homme ». Ce titre, comme chacun sait, désigne non seulement la description de l’homme passionné, mais aussi le malheur de l’homme chez qui la raison est embryonnaire – chez lui en effet la raison existe mais continue à être vaincue et submergée par les passions. (Je souffre encore plus quand je commence à être rationnel que quand je ne l’étais pas : quand j’étais passionné, j’étais déchiré par les passions et impuissant, quand je commence à être rationnel, je continue à souffrir de mon déchirement et de mon impuissance et je souffre une deuxième fois de l’impuissance de ma raison). Et dans la seconde section de cette quatrième partie, Spinoza commence à se demander sur quoi la raison pourrait fonder des préceptes, tout en laissant en suspens la question de savoir comment ces préceptes pourront entrer en application, dans quelle mesure il sera possible de voir triompher la liberté et l’entendement ; cela ne sera dit que dans l’Ethique V. Dans l’Ethique IV, on est bien de part en part dans une éthique de la servitude, y compris dans une éthique de la servitude où la raison commence à émerger et à formuler des préceptes. Il s’agit de se représenter le comportement raisonnable au milieu des passions. Alors, les propositions 38, 39, 40, essaient de se donner des règles, pour que l’homme qui veut se libérer par la raison puisse se débrouiller dans le monde complexe de l’expérience et des affects. Des affects des autres et aussi de ses propres affects à lui. Autrement dit, il faut que j’apprenne à trier parmi les affects lesquels sont bons, lesquels sont mauvais — lesquels relèvent du bien, lesquels relèvent du mal. Formule en apparence paradoxale dans une philosophie qui a commencé par énoncer et qui énonce dans chacun de ses écrits, – puisque c’est un thème qu’on retrouve, aussi bien dans le Court Traité, que dans le Traité de la Reforme de l’Entendement, dans le Traité Politique, que dans l’Ethique – qu’il n’y a pas de bien et de mal, que le bien et le mal ne sont que des relatifs. La question qui se pose, au fond de ces propositions, c’est la suivante : comment, une fois qu’on sait un peu ce qu’est le donné anthropologique (la structure humaine avec ses affects, avec la structure de l’âme et la structure du corps), comment, même s’il n’y a pas de bien et de mal en soi, on peut se demander ce qui est bien et mal pour l’homme, en tenant compte des structures de son âme et de son corps, et des rapports avec autrui. La proposition 38 va énoncer ce qui est utile ou bon en ce qui concerne les rapports avec les autres choses, la proposition 39, en ce qui concerne le rapport du corps avec ses propres parties, et la proposition 40, en ce qui concerne ce qui conduit les hommes vers une société commune. Je laisse de côté la proposition 40 et ne m’intéresserai ici qu’aux 38 et 39 parce qu’en fait on ne peut comprendre la 39 que si on s’appuie sur la 38. Ce qui frappe d’abord c’est l’incroyable pauvreté du champ lexical de ce texte, – c’est évidemment plus clair encore dans le texte latin, du fait de l’absence d’article qui renforce le caractère elliptique de la langue. Il y a simplement deux ou trois séries de termes, qui fonctionnent en alliance et en opposition, et qui suffisent à construire un raisonnement extrêmement serré, extrêmement étroit ; on a l’impression que rien n’y passe, qu’on ne peut introduire aucun coin. Tout se passe comme si pour énoncer ces deux propositions, Spinoza s’était donné un tout petit choix de vocabulaire, et comme s’il avait essayé toutes les façons possibles de faire tenir ces quelques mots ensemble. Ce qui fait que quand on le lit à haute voix on a l’impression que c’est un texte lourd de répétitions, on se demande à chaque fois ce qui est démontré, on se rend compte que Spinoza a complètement verrouillé ces démonstrations, de façon que rien ne puisse passer qui pourrait en ébranler le raisonnement.

Regardons d’un peu plus près cette marqueterie de termes. Une première série qui est formée de « corps » et « parties du corps », il ne s’agit que du corps, de l’âme (mens) et des parties (et les parties sont toujours les parties du corps). Plus tard, dans un texte tout à fait analogue et qui répond dans un sens à celui-là, dans l’Ethique V, on mentionnera pour la première fois les parties de l’âme. La deuxième série, c’est ce qui concerne l’aptitude à être affecté. Les termes c’est affici, afficiendum, afficiatur, afficiat, ce qui est apte à affecter et être affecté (aptum etc…). La troisième série, c’est tout le lexique de la conservation et de la transformation : conservatur, aliam formam, aliam rationem obtineant, aliam formam induat, et la conséquence logique destruatur. Il y a un terme pour résumer tout cela, qui apparaît uniquement dans le scolie et c’est mutationes, et c’est un peu ce terme qui donne la clé de tout le reste. L’ensemble de l’unité est formé par les deux propositions, les deux démonstrations et le scolie : c’est une éthique de la mutation. C’est cette éthique qui va donner un sens à ce qui est utile (donc bon) et, inversement, à ce qui est nuisible (donc mauvais). Proposition 38 : « Ce qui dispose le corps humain de façon à ce qu’il puisse être affecté d’un plus grand nombre de manières ou le rend apte à affecter les corps extérieurs d’un plus grand nombre de manières, cela est utile à l’homme. Et d’autant plus utile que le corps est par- là rendu plus apte à être affecté et à affecter d’autres corps de plusieurs manières… », Inversion : «…Est nuisible au contraire ce qui diminue cette puissance du corps. » Donc on a bien deux sortes de corps, le corps humain, d’une part, les corps extérieurs, de l’autre. Quelle est la relation entre ces corps ? Le corps humain est affecté par les corps extérieurs, les corps extérieurs affectent le corps humain. Simplement, la question n’est pas posée ici de ces actions isolées que sont les processus d’affection d’un corps par un autre, mais bien plutôt d’une caractéristique (ici il s’agit du corps humain seulement, et non pas des corps externes), une caractéristique du corps humain qui est l’aptitude à affecter, donc une sorte de disposition, de réserve qui est en lui, qui lui permet d’exercer un pouvoir sur les autres, mais aussi de recevoir des affections des autres. Ce qui est important ici, c’est que Spinoza n’oppose pas affecter et être affecté, l’un et l’autre aspect faisant partie de l’aptitude. Et enfin, troisième plan : outre l’aptitude à affecter et à être affecté, il y a la cause de cette aptitude, id quod ita disponit, ce qui dispose le corps humain etc., c’est cela qui est utile. Donc, voilà ce qui est utile, c’est-à-dire bon (le terme « bon » n’est pas utilisé ici mais il le sera juste après); et parmi ces choses utiles, il y a certains des affects qui sont en nous, mais aussi des objets et des événements, car ils ont cette détermination de produire en nous l’aptitude à être affecté et à affecter. Ainsi, la première base de l’éthique dans le monde des affects, cela va être cette causalité de la disposition du corps qui le rend apte à affecter et être affecté.

Lisons maintenant la démonstration : « Ce qui rend le corps plus apte de cette sorte, cela rend l’âme plus apte à percevoir. » – ce qui renvoie à la proposition 14 de la partie II. Donc on est revenu immédiatement à un thème central du spinozisme, qui est que plus le corps est apte à faire des choses, plus l’âme est apte à en percevoir. Et comme ce qui peut se passer de mieux pour nous, c’est que notre âme perçoive beaucoup de choses, – de la même façon, ce qui peut se passer de mieux pour nous, c’est que notre corps soit apte à beaucoup de choses. « Ainsi, ce qui dispose le corps dans une condition telle et augmente cette aptitude, est nécessairement bon et utile, et d’autant plus qu’il augmente d’avantage cette aptitude. » Et démonstration de l’inversion : « une chose est nuisible au contraire, si elle diminue cette aptitude du corps. » Autrement dit, ce qui surprend tellement certains commentateurs, et qu’on trouvera dans les dernières propositions de l’Ethique V, à savoir que la plus grande partie de l’âme d’un homme est éternelle dans la mesure où son corps est apte au plus grand nombre de choses, on le trouve déjà dit ici. Sauf qu’ici on ne s’intéresse pas encore à l’âme en terme de parties, mais ce qui sera le fondement de la thèse sur les parties de l’âme se trouve dans cette démonstration. Plus le corps est apte à affecter où à être affecté, c’est-à-dire plus le corps est apte à avoir des relations avec le monde extérieur, plus l’âme devient apte à percevoir ; autrement dit, l’intellectualisme spinozien – le fait que le souverain bien pour nous soit de comprendre plus de choses, depuis Dieu jusqu’aux choses singulières – est le corollaire exact de ce qu’on pourrait appeler le corporalisme spinozien. C’est la multiplicité des aptitudes du corps qui est, non pas la cause, mais le corollaire en nous du souverain bien de notre âme. C’est la même cause qui produit l’un et l’autre.

J’en viens maintenant à la proposition 39 : « Ce qui fait que le rapport de mouvement et de repos que soutiennent les parties du corps humain les unes avec les autres se conserve, est bon. » Inversion : « Est mauvais au contraire ce qui fait que les parties du Corps humain ont les unes vis à vis des autres un autre rapport de repos et de mouvement. » Peut-être le terme clé de cette proposition est-il le terme conservatur, se conserver, c’est la première occurrence de cette troisième série, et les termes de cette série – se conserver, forme, garder la forme, changer de forme, revêtir une autre forme, mourir, être détruit – vont se multiplier au fur et à mesure qu’on va pénétrer dans la proposition 39, sa démonstration et son scolie. On pourrait dire qu’ici Spinoza parle de quelque chose qu’on connaît bien, qui est la persévérance dans son être, la conservation de son être. Donc on se serait attendu que cette proposition 39 parle de la conservation du corps. Ce qui est tout à fait remarquable c’est justement qu’elle n’en parle pas. Quand la question de la conservation du corps, c’est-à-dire de la mort et du cadavre, sera citée, ce sera dans le scolie. Mais ce qui pour Spinoza vient en premier, ce n’est pas la conservation du corps, c’est la conservation de tout à fait autre chose, bien que cela ait un rapport essentiel avec le corps, c’est le rapport de mouvement et de repos des parties du corps entre elles. Autrement dit, ce que Spinoza semble nous dire ici c’est que, contrairement à ce que nous pourrions croire, le corps humain, ce que nous voyons des autres individus, ou ce que nous voyons nous-mêmes lorsque nous nous regardons dans une glace, ou ce que nous ressentons quand nous avons mal aux dents ou à l’estomac, cette chose qui nous parait si simple qu’est le corps, c’est en fait quelque chose de complexe. Et si nous voulons le comprendre et comprendre ce qui lui arrive, il faut procéder par des instances plus simples. Premièrement les partes corporis, qui sont là dans l’affection du corps, et deuxièmement le rapport qu’entretiennent entre elles ces partes corporis. Ce qui veut dire que dans ce corps humain que nous voyons en face de nous, la continuité du corps lui-même, de sa forme extérieure, n’est pas un élément essentiel. Ce n’est pas un élément illusoire, parce qu’elle importe effectivement, mais il y a quelque chose de plus important peut-être, eu égard à ce qu’est l’homme, que la continuité de la forme extérieure (il vaudrait mieux d’ailleurs ne pas utiliser le terme « forme » parce que Spinoza ne s’en sert pas dans ce texte), que la continuité de la figure extérieure de ce corps humain. Il y a quelque chose de plus essentiel à l’homme que ce que nous avons l’habitude d’appeler son corps. Ce qu’énonce, avant même la démonstration, la proposition 39, c’est donc que dans cette instance complexe du corps il y a au moins deux choses à distinguer : premièrement ce que nous appelons habituellement le corps, ce que nous considérons habituellement comme l’Individu (peut-être que là il y a une illusion), et deuxièmement, les parties constitutives du corps et le rapport de mouvement et de repos qu’elles entretiennent et par lequel elles construisent la continuité du corps. Cette continuité du rapport est plus importante que la continuité externe de ce corps. On passe à la démonstration : « Le corps humain a besoin pour se conserver » —voilà enfin la conservation du corps, mais remarquez que la conservation du corps ne vient que dans la démonstration, et elle intervient de manière peu évidente quand on essaie de reconstituer le processus de démonstration. « Le corps humain a besoin pour se conserver de beaucoup d’autres corps… » Et il renvoie au postulat 4 de la petite physique de l’Ethique II, où il est dit que le corps humain a besoin pour se conserver d’absorber régulièrement d’autres corps. Donc, nous sommes en quelque sorte rejetés loin de la stabilité que nous attachons spontanément à l’idée du corps humain. Dans la proposition 39, on ne parle pas de la conservation du corps humain, mais du rapport de mouvement et de repos entre les parties. Dans la démonstration, on parle bien de la conservation du corps humain, mais c’est pour le dépasser tout de suite au profit de son rapport aux autres corps. En fait, ce corps humain est formé par l’ingestion et le rejet perpétuel d’un certains nombre de corps. C’est-à-dire qu’au fond, ce que Spinoza mentionne ici par un simple renvoi au postulat 4, c’est le fait que le corps humain, bien plus qu’une réalité stable, est une sorte de machine à transformer les réalités.

Voilà effectivement une chose qui devrait nous troubler un peu si nous croyons que le spinozisme est une doctrine de la fixité, des essences éternelles, et de l’absence de mouvement. Pourquoi Spinoza renvoie-t-il à ce postulat 4 et à cette idée que le corps a besoin d’un grand nombre d’autres corps ? Lisons la suite de la démonstration : « Mais ce qui constitue la forme du corps humain consiste en ce que ses parties se communiquent leurs mouvements les unes aux autres suivant un certain rapport. Ce donc qui fait que le rapport de mouvement et de repos existant entre les parties du corps se conserve, conserve aussi la forme du corps humain et fait en conséquence que le corps humain puisse être affecté de beaucoup de manières et affecter les corps extérieurs de beaucoup de manières ; cela est donc bon (voir proposition précédente). » Ainsi, on est en train d’énoncer la deuxième règle de l’éthique au milieu des affects. Elle est rattachée à la première : ce qui est bon c’est que le corps humain soit affecté et puisse affecter de beaucoup de manières, mais il y a quelque chose qui le permet, c’est sa conservation. Or cette conservation est liée à la conservation du rapport, etc… Donc une troisième fois la conservation du corps humain n’est mentionnée que pour être reliée à autre chose. Résumons : premièrement, conservation non pas du corps humain mais du rapport de repos et mouvement ; deuxièmement, la conservation du corps humain, mais en tant que machine à transformer le monde extérieur ; et troisièmement, la conservation du corps humain n’a d’intérêt que parce qu’elle permet d’affecter et d’être affecté. Donc tout se passe comme si ce qui était important dans l’individu humain, c’était bien sa capacité à affecter et à être affecté et non pas la conservation propre de son corps. La conservation de son corps apparaît comme un moyen et non comme une fin en soi. C’est pourquoi elle n’est pas assez importante pour qu’on la mentionne en tant que telle dans la proposition. Cela nous permet de comprendre que contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer si nous avions eu la proposition sans démonstration (i.e. à charge de la démontrer), il ne sert à rien de se référer à la thèse du conatus pour démontrer cette proposition. Parce que le conatus, c’est l’effort de persévérer dans son être, ce n’est peut-être pas l’effort de persévérer dans la figure de son corps. C’est beaucoup plus l’effort dans la capacité à rester une machine à affecter et à être affecté. La persévérance dans la forme du corps étant un moyen au service de cette fin. En outre ce qui fait qu’entre les parties du corps humain s’établit un autre rapport de mouvement et de repos, fait aussi qu’une forme nouvelle se substitue à celle du corps. Et là encore on retrouve la possibilité de l’inversion : face à une situation où (le vocabulaire en témoigne) il s’agit de « conserver » et de la « forme » qui reste « la même », on découvre la situation où au contraire la forme se dissout : un autre rapport apparaît et du coup le corps revêt une autre forme ; et ici c’est bien le corps en tant que structure extérieure, le corps qui n’est pas inséparable de sa forme. Je disais tout à l’heure que le corps humain qui nous parait simple est en fait une chose tout à fait complexe : il y a donc d’un côté ce corpus humanum dans son apparence extérieure, qui n’est pas une apparence illusoire, qui est bien une continuité en elle-même, et puis la forme du corps humain dont apparemment on peut changer puisque le corps peut revêtir une autre forme. Et en ce sens le corps humain est détruit. L’ordre de la troisième série sémantique est remarquable: elle commence par «conserver», elle continue par « changer », puis elle s’achève par « être détruit ».

Donc « une forme nouvelle » se substitue à celle du corps, « c’est-à-dire fait que le corps humain est détruit, et en conséquence perd toute aptitude à être affecté de plusieurs manières. Cela, par suite, est mauvais ». C’est quand même assez fascinant comme texte, Spinoza est en train de nous dire que mourir c’est mauvais, mais qu’il faut expliquer pourquoi ; question bizarre pour le sens commun, pour qui il va de soi que la mort est une mauvaise chose (il y a bien sûr des doctrines qui expliquent qu’on sera bien mieux après la mort, dans une autre vie – mais ce n’est pas le sens du spinozisme) ; mourir c’est mauvais parce que quand on meurt on ne peut plus affecter et être affecté. Autrement dit, Spinoza est en train de confirmer dans cette partie inversée de la démonstration que ce qui est intéressant dans un homme ce n’est pas le fait qu’il vive, du moins qu’il vive dans la simple continuation de son corps, c’est qu’il affecte et soit affecté. C’est intéressant de continuer à vivre uniquement parce que ça nous permet d’affecter et d’être affecté, c’est mauvais d’être détruit parce qu’on ne le peut plus. Donc effectivement, le centre de l’individu spinoziste, c’est la continuation non pas du corps mais de la possibilité d’affecter et d’être affecté.

Revenons maintenant au scolie. Cela nous permettra de comprendre pourquoi survient l’exemple du poète espagnol. Combien cela peut être utile à l’âme, cela sera expliqué dans la cinquième partie. A la fin de cette cinquième partie on retrouve précisément tout ce vocabulaire, avec en outre la conséquence qui n’est pas donnée ici, c’est-à-dire que la plus grande partie de l’âme sera éternelle dans la mesure ou le corps humain sera apte à affecter beaucoup de choses (et à être affecté). On comprend pourquoi cette conclusion de la cinquième partie est entièrement centrée sur la conception « proportionniste » de l’individu. « Il faut, toutefois, noter ici que la mort du corps, telle que je l’entends, se produit, quand ses parties sont disposées de telle sorte qu’un autre rapport de mouvement et de repos s’établisse entre elles ». Donc la mort du corps « telle que je l’entends », cela veut dire du corps en tant qu’effet du rapport de mouvement et de repos de ses parties – et non pas comme individu tel qu’il m’apparaît de l’extérieur. « Je n’ose nier en effet que le corps humain, bien que le sang continue de circuler et qu’il y ait en lui d’autres marques de vie [là, Apphun va un peu loin ; il vaudrait mieux traduire : et qu’il y a en lui toutes les choses à cause de quoi on estime qu’il est en train de vivre] puisse néanmoins changer sa nature contre une autre entièrement différente. » Autrement dit le mot « corps » a bien deux sens dans cette phrase : la première est la structure extérieure du corps qui continue, cette structure extérieure correspond évidemment à quelque chose d’intérieur, la circulation du sang par exemple, et toute une série de faits à quoi on reconnaît que la vie continue, mais cette vie c’est en quelque sorte une vie purement animale. On trouve dans le Traité politique l’explication du mot « vie », parallèle au sens que je développe ici. Il indique que la simple circulation du sang est la prolongation de la vie des organes, mais qu’il existe une vie en un sens plus élevé. C’est la vie du corps, non pas en tant que corps extérieur mais en tant que rapport, qu’effet du rapport de repos et de mouvement, et donc en tant que capacité d’affecter et d’être affecté, qui est la seule continuité digne d’être prise en vue. « Nulle raison ne m’oblige à admettre qu’un corps ne meurt que s’il est changé en cadavre, l’expérience même semble persuader le contraire. » Donc, il y a des corps qui meurent parce qu’ils sont changés en cadavre, il y en a d’autres qui meurent tout en étant pas changés en cadavre parce que la forme extérieure du corps continue d’exister. Spinoza commence par dire « Nulle raison… ». Cela laisse entendre que c’est possible mais que le contraire serait possible aussi. Et il ajoute: « L’expérience semble prouver le contraire. » Or quand Spinoza fait appel à l’ expérience, ce n’est jamais une expérience rare, c’est toujours une expérience courante. Cela veut dire que non seulement c’est une possibilité théorique, mais qu’en outre elle n’est pas une exception, mais quelque chose que nous voyons tous les jours. Autrement dit, il faut s’attendre à ce qu’il cite des expériences, à la suite de cette phrase, puisque le mot experientia est le point d’accrochage de l’anecdote et de la considération qui va suivre, le point d’accrochage de la partie du raisonnement qui continue sans démonstration géométrique. La démonstration géométrique a établi que c’était possible, maintenant il faut remplir cette possibilité pour se demander si c’est une réalité. Et la réponse de Spinoza va être qu’il s’agit bien de la réalité la plus courante. Alors que veut dire « expérience » ? Deux réponses : parfois en effet un homme subit de tels changements qu’il serait difficile de dire qu’il est le même, le « parfois » laisse entendre que ce n’est pas une fois parmi d’autres, et c’est ici que vient la référence au poète espagnol, autrement dit l’histoire du poète espagnol, c’est bien une anecdote, c’est-à- dire une expérience qui n’a eu lieu qu’une fois, mais elle est là pour illustrer un parfois qui est beaucoup plus général. Donc il arrive, beaucoup plus généralement que dans le cas du poète espagnol, que le corps que nous connaissons reste le même, il n’est pas mort, la vie continue de circuler, les organes fonctionnent, quand nous voyons l’individu nous le reconnaissons, mais peut-être quand nous l’entendons parler nous disons « ça n’est plus le même homme qui parle » : donc, le corps « en un autre sens » a changé. Il y a un mort bien qu’il n’y ait pas de cadavre. Remarquez que dans l’exemple du poète espagnol, celui-ci a conservé la connaissance de sa langue, c’est-à-dire qu’il a conservé un certain nombre de traits du monde des signes et la capacité de les interpréter. Bien entendu, cela veut dire que si certaines fonctions basiques du corps subsistent, certaines fonctions basiques de l’âme subsistent aussi (c’est normal du fait de l’unité de l’âme et du corps), mais pour que la structure de l’âme change, il n’est pas nécessaire que toutes les parties de l’âme soient changées, de la même façon que la structure du corps a changé, alors que les parties du corps sont restées. Et c’est là que Spinoza enchaîne sur l’exemple des enfants : et on comprend, me semble-t-il, pourquoi il dit « on aurait pu le tenir pour un enfant adulte », l’enfant adulte est l’expression extrême et rare, donc spectaculaire, d’un phénomène courant et dont la fréquence fait que nous ne le remarquons plus, alors que notre expérience nous le met journellement sous les yeux. « Et si cela parait incroyable, que dire des enfants ? Un homme d’âge plus avancé croit leur nature si différente de la sienne, qu’il ne pourrait se persuader qu’il n’a jamais été enfant, s’il ne faisait, d’après les autres, une conjecture sur lui-même ». Ici nous voyons arriver une quatrième série de termes : ce que le poète espagnol n’arrivait pas à croire, ce qu’on aurait pu croire de lui, ce que nous considérons comme incroyable, ce qu’un homme adulte croit de son rapport à sa propre enfance. Cette question de l’individualité oblique ici vers celle de la reconnaissance de l’individualité, la sienne et celle des autres. On passe de la question « qu’est-ce qui cause la continuité d’un individu ? » à « à quoi reconnaît-on qu’un individu est le même ? qu’est-ce qui nous fait croire à cette identité, et qu’est-ce qui nous paraît incroyable ? ». La série des exemples a donné une généralisation de plus en plus forte de la transformation interne, non visible, du corps humain, et cette généralisation est d’autant plus forte que dans le cas du poète espagnol il y a une crise alors que dans le cas de l’enfance il n’y a pas de crise, il y a une série de mutations telle que nous ne nous rendons pas compte qu’à tel moment l’enfant se change en homme fait – tout simplement parce que ce moment n’existe pas. Il n’y a pas d’abord l’enfant et puis l’homme fait. Autrement dit, il est d’autant plus impossible à l’homme adulte de considérer qu’il a été cet enfant, que de fait il ne pourrait pas assigner la date à laquelle il est passé d’un enfant à un homme. (…)

Pierre-François Moreau, « L’amnésie du poète espagnol », Revue Klesis, 2007, extraits.

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