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Les deux genèses de la société, Ethique IV, 37 – extrait d’Etienne Balibar

La Raison qui détermine entre les hommes un accord nécessaire n’a donc rien de transcendant : elle n’exprime rien d’autre que la puissance de la nature humaine, qui se manifeste et se développe dans la recherche de l’ « utile propre ». Si elle enveloppe nécessairement l’idée de Dieu, c’est que les hommes trouvent cette idée dans leur propre activité. Cependant la Raison ne saurait définir à elle seule la nature humaine : au contraire, Spinoza y insiste constamment, la nature humaine se définit à la fois par la raison et par l’ignorance, l’imagination et la passion. Mais il y a plus : les hommes s’accordent et vivent conduits par la Raison dans la mesure où ils réalisent complètement les lois de leur propre nature; ce qui veut dire qu’ils réalisent aussi d’autres lois également naturelles. Remontons alors un peu plus haut dans la « chaîne » spinoziste, vers les propositions IV, 18 à 31. Elles préparent cette démonstration en montrant que le principe même de la Raison naturelle (sa « recommandation ») entraîne pour chaque individu à la fois la nécessité de conserver son être propre par un effort constant (conatus) et celle de composer avec d’autres individus de même nature un individu plus puissant, pour équilibrer les « causes extérieures opposées à leur nature ». Ces deux nécessités, concrètement, n’en font qu’une, et dérivent en même temps de l’essence de l’homme qui est le désir de persévérer dans l’existence (III, prop. 6 à 9). Spinoza en conclut l’absurdité des doctrines qui ont voulu opposer individualisme et sociabilité comme l’immoralité et la moralité. Mais cette démonstration tire toute sa validité du fait que les hommes sont des individus naturels, des « choses singulières », de puissance limitée, comme il y en a une infinité d’autres dans la nature

Nous aboutissons ainsi à un ensemble de thèses plus complexe qu’il ne paraissait d’abord:

1. comme tous les individus naturels, les hommes ont un intérêt immédiat à « s’accorder » entre eux, dans la mesure même où ils tendent à se conserver;

2. l’expérience et le raisonnement démontrent cette nécessité de la société, et dans les faits elle se réalise;

3. la raison, en ce sens, fait partie de la nature humaine : elle n’a pas à y être « importée » de l’extérieur;

4. pour autant elle ne la définit ni exclusivement (elle concerne également une nature générale, infiniment plus vaste) ni totalement (car le Désir humain enveloppe tout aussi essentiellement d’autres modalités opposées : des affects passionnels qui font que les hommes ne sont pas « conduits par la Raison » mais par la « pulsion »).

Tournons-nous alors vers la deuxième démonstration de IV, 37, en remontant de la même façon à ses présupposés (essentiellement les propositions 29 à 35 de la IIIe  partie, et 32 à 34 de la IVe). Nous découvrons aussitôt que cette seconde « chaine » démonstrative a précisément affaire à l’« autre » de la raison humaine, c’est-à-dire aux mécanismes passionnels (Joie et Tristesse, Espoir et Crainte, Amour et Haine), qui n’expriment pas la puissance qu’a l’individu de se conserver en dominant – relativement – les causes extérieures, mais expriment à l’inverse sa soumission relative à ces mêmes causes ; non pas la connaissance adéquate que l’homme peut acquérir de son « utile propre », mais l’image qu’il s’en fait à cause de l’ignorance de sa propre nature. Or, cette vie passionnelle des hommes résulte tout autant que la raison de leur effort pour persévérer dans l’existence : elle exprime une modalité également naturelle, mais « inadéquate » du Désir humain. Allons-nous en conclure que les passions, causes de conflits permanents entre les hommes, représentent l’antithèse de la sociabilité ? Pas du tout. Ce que nous montre Spinoza, c’est qu’il y a une autre genèse (ou « production ») de la société à partir des passions elles-mêmes, dans leur élément, bien que cette fois elle ne conduise à aucun accord nécessaire. Voyons de plus près cette idée.

Que disent les propositions IV, 32 à 34 ? Essentiellement ceci : dans la mesure où ils sont soumis aux passions (qui expriment des « affects » contradictoires) les hommes n’ont certes en commun qu’une impuissance, une « négation » ; on ne peut dire qu’ils s’accordent par nature, car ils n’ont aucun objet d’utilité commune. De plus, cette situation correspond pour chacun au maximum d’instabilité et d’incertitude : non seulement ils ne s’accordent pas entre eux, mais ils ne s’accordent pas avec eux-mêmes. Ici le lecteur pensera peut-être que n’importe quel moraliste pourrait souscrire à ce genre de généralités… mais voyons la forme que prendra ce désaccord. Elle dépend (IV, 34 et scolie) d’une économie psychique de la Tristesse, c’est-à-dire de la conscience qu’a l’individu de son impuissance, et qui entraîne la haine de soi comme celle des autres. Or les hommes ne seraient pas tristes et ne se haïraient pas s’ils étaient totalement isolés. Plus : ils ne se haïraient pas s’ils n’éprouvaient pas de la crainte à propos de l’amour qu’ils portent à tel ou tel objet, et l’espoir de se débarrasser des causes extérieures qu’ils craignent pour leur amour, à commencer par d’autres hommes. Les hommes se haïssent en tant qu’ils aiment différemment le même objet, ou qu’ils aiment des objets incompatibles, ou plus fondamentalement qu’ils imaginent différemment les objets qu’ils aiment ensemble (ce qui constitue leur « naturel » singulier).

Une idée surprenante s’esquisse ici : la haine est aussi, non seulement une passion sociale (ou relationnelle), mais une forme (certes contradictoire) de « lien social », de sociabilité. Pour comprendre comment cette thèse est soutenable, reportons-nous à la proposition III, 31, sur laquelle repose précisément la deuxième démonstration des « fondements de la Cité » :

« Si nous imaginons autrui aimant ou désirant, ou au contraire haïssant ce que nous aimons, désirons ou haïssons nous-mêmes, ce seul fait nous fera aimer, désirer ou haïr l’objet de façon plus constante. Mais si nous l’imaginons ayant en aversion ce que nous aimons, ou inversement, alors nous serons en proie à la fluctuation de l’âme.

Démonstration : Si nous imaginons que quelqu’un aime quelque chose, nous aimerons cette chose par cela même (Prop. 27). Mais nous supposons que nous l’aimons sans cela, cet Amour sera donc alimenté par la survenue d’une cause nouvelle ; et, par suite, nous aimerons par cela même de façon plus constante ce que nous aimons. Si maintenant nous imaginons que quelqu’un a quelque chose en aversion, nous aurons cette chose en aversion (même Prop.). Si nous supposons qu’à ce moment nous l’aimons, nous aurons en même temps pour cette même chose de l’amour et de l’aversion, c’est-à-dire (Scolie de la Prop. 17) que nous éprouverons la passion dite fluctuation de l’âme.

Corollaire : Il suit de là et de la Proposition 28 que chacun, autant qu’il peut, fait effort pour que tous aiment ce qu’il aime lui-même et haïssent ce qu’il a lui-même en haine ( … )

Scolie : Cet effort (conatus) pour faire que chacun approuve l’objet de notre Amour et de notre Haine, est, en réalité, de l’Ambition (voir Scolie de la Prop. 29) ; nous voyons ainsi que chacun a, de nature, l’appétit de voir vivre les autres selon sa propre complexion, et, comme tous ont pareil appétit, on se fait ensuite obstacle l’un à l’autre, et parce que tous veulent être loués ou aimés par tous, on en vient à une haine mutuelle. »

Trois idées sont ici étroitement liées (et c’est leur liaison qui est forte, originale) : celle de l’identification, mécanisme psychique fondamental qui fait communiquer les affects d’un individu à l’autre à travers leurs images ; celle de l’ambivalence qui menace, dès l’origine, les affects de Joie et de Tristesse, donc d’amour et de haine, et qui fait fluctuer l’âme (ou le cœur : animus) de chacun ; enfin, celle de la crainte des différences, par laquelle chacun s’efforce de surmonter cette fluctuation, et qui en retour l’entretient indéfiniment.

Cette analyse est d’une extrême importance : en fait elle déplace toute la problématique de la sociabilité. Le « semblable » – l’autre individu à qui nous pouvons nous identifier, envers qui nous éprouvons des sentiments « altruistes », celui que la religion appelle « prochain » et la politique « concitoyen » – n’existe pas comme tel naturellement, au sens cette fois d’un être là donné. Mais il est constitué par un processus d’identification imaginaire, que Spinoza appelle « imitation affective » (affectuum imitatio) (III, 27), et qui agît dans la reconnaissance mutuelle des individus aussi bien que dans la formation de la « multitude » comme agrégat instable de passions individuelles. Les hommes, pour autant qu’ils ont « la même nature », ne sont pas « semblables » ! Mais ils le deviennent. Et ce qui provoque l’identification, c’est une « cause extérieure », à savoir l’image de l’autre comme objet affectif. Mais cette image est profondément ambivalente : à la fois attractive et répulsive, rassurante et menaçante.

La même cause est donc à l’origine des comportements antithétiques qui « socialisent » respectivement l’Amour et la Haine (III, 32, scolie). A savoir l’Humanité (« Désir de faire ce qui plaît aux autres hommes, et de s’abstenir de ce qui leur déplaît ») proche de la Miséricorde (« l’Amour, dans la mesure où il affecte un homme de telle sorte qu’il se réjouisse du bien d’autrui et s’attriste de son malheur »). Et, symétriquement, l’Ambition (« Désir immodéré de gloire, dont tous les affects sont nourris et renforcés », « effort pour faire quelque chose ou pour s’en abstenir à seule fin de plaire aux hommes, surtout quand nous nous efforçons de plaire à la foule (vulgus) au point d’agir ou de ne rien faire, sans égard au dommage qui en résultera pour nous-mêmes ou pour autrui »). Or c’est de l’Ambition que résulte directement la possibilité de faire en sorte que – pour un temps – les hommes aient les mêmes goûts, les mêmes mœurs, jugements ou opinions (III, 29, scolie). Ainsi se constitue l’imagination d’un bien, c’est-à-dire d’un objet d’amour, commun. Mais elle sera par définition inséparable de la crainte et de la haine, c’est-à-dire de l’imagination d’un mal (ou d’un malheur) à fuir en commun, ou encore du mal qui pourrait résulter de ce qu’autrui poursuit un autre bien de son côté (qu’on se souvienne ici de la « haine théologique » du TTP).

Grâce à ces deux chaînes démonstratives, nous voici en mesure de comprendre la remarquable complexité des « fondements de la Cité ». Par définition, la connaissance rationnelle du Bien comme utilité commune n’est pas ambivalente, elle ne peut en tant que telle se renverser en son contraire (ni, de cause de Joie, devenir cause de Tristesse). Inversement, l’effort de chacun pour que les autres « vivent conformément à son naturel » ou pour vivre lui-même « conformément au naturel des autres », oscille nécessairement entre l’amour et la haine. La sociabilité est donc l’unité d’une convenance réelle et d’une ambivalence imaginaire qui produisent l’une et l’autre des effets réels. Ou encore : l’unité des contraires (identité rationnelle et variabilité passionnelle, mais aussi singularité irréductible des individus et « similitude » des comportements humains), cette unité n’est rien d’autre que ce que nous appelons la société. Dès lors le concept classique du « lien social », et les alternatives de la nature et de l’institution, s’avèrent insuffisants. C’est ce que montrent les scolies de IV, 37. Pour qu’une telle unité existe effectivement, il faut que se forme un pouvoir (potestas) qui polarise les affects des individus, dirige leurs mouvements d’amour et de haine en définissant une fois pour toutes le bien et le mal communs, le juste et l’injuste, la forme sous laquelle les hommes se conservent en combinant leurs puissances individuelles. En un mot il faut que la Société soit aussi un Etat (ici : civitas), et ces deux concepts ne pourront désigner qu’une seule réalité. On ne saurait dire que les hommes sont « originairement » sociables : pourtant il faut dire qu’ils sont toujours déjà socialisés. On ne saurait dire que l’Etat Soit « contre nature », mais il n’est pas possible non plus de se le représenter comme une pure réalisation de la raison, ou encore comme la projection dans les affaires humaines d’un ordre général de la nature. Société et Etat constituent un seul rapport à la fois imaginaire et rationnel dans lequel s’exprime la singularité naturelle des individus humains.

Etienne Balibar, Spinoza et la politique, 99-105.

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